glissement progressif du langage


article de la rubrique démocratie > Sarkozy le manipulateur
date de publication : samedi 18 août 2007
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La rhétorique de Nicolas Sarkozy, sous prétexte de bon sens, ne parle plus du monde réel.

Un article de Stéphane Palazzi, pédopsychiatre, praticien hospitalier, publié dans Libération le 17 août 2007.


Peut-on reprocher à un gouvernement de vouloir agir vite et bien ? À l’heure où il nous est dit que les arbitrages sont évidents et qu’il suffit d’être moderne et courageux pour faire le bon choix, il est nécessaire d’expliciter ce qui inquiète dans cette déferlante d’intentions louables et de solutions frappées au coin du bon sens. C’est par le petit bout de la lorgnette, à partir de quelques faits et mots sur le thème de l’enfance et de l’adolescence, que nous tenterons de faire œuvre de pédagogie sur ce langage du pragmatisme qui trace aujourd’hui la ligne du politique.

« Si je suis élu président de la République, dit M. Sarkozy à Mme Royal, je proposerai qu’un mineur multirécidiviste entre 16 et 18 ans soit puni comme un majeur. Entre parenthèses, madame, quand on est une victime, qu’on soit victime d’un individu de 17 ans ou de 19 ans, le résultat est le même. » Le bon sens ici est dans ce qui est
« entre parenthèses » et qui vient légitimer le choix politique par l’identification à la victime. Puisqu’il y a préjudice, ne nous arrêtons pas à l’âge du fauteur, soyons pragmatiques et sanctionnons. Dans la même logique, un gendarme a pu proposer que soit relevée l’empreinte génétique d’un enfant de 10 ans après un vol à l’étalage : après tout la loi le permet et, que le voleur ait 10 ou 50 ans, qu’il ait volé un Tamagotchi ou une voiture, là aussi, il y a victime et préjudice. Pourtant qui oserait dire qu’un adolescent de 16 ans qui fait­­ bêtise sur bêtise montre à tout coup la même maturité qu’un jeune adulte récidiviste de 19 ans, dussent-ils voler les mêmes biens ? Ou qu’à préjudice similaire, la transgression est qualitativement équivalente chez l’enfant et chez l’adulte ?

Nous sommes en droit d’attendre du politique qu’il fasse en sorte que les victimes connaissent réparation. Pas qu’il s’identifie à leur cause au point de s’en approprier la logique, voire l’émotion. Ce glissement qui fait passer d’un problème complexe à une solution simple, de l’intrication d’une responsabilité individuelle et sociale à une thématique de l’agresseur et de la victime procède d’un raccourci racoleur et aisé. Cette rhétorique rassure mais elle n’est pas juste.

« Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. » Le glissement de langage s’opère ici ailleurs : le politique se réclame de la science. Certes, les parents et la subjectivité sont convoqués, mais ce qui compte, c’est un supposé déterminisme génétique. Quant au social, il semble hors sujet. C’est ce même mécanisme qui a amené certains à défendre le repérage de comportements prédisposant à la délinquance chez des ­enfants de 3 ans. Par un tour de passe-passe rhétorique, nous sommes passés d’un débat houleux de chercheurs à une affirmation du politique. Nous avons glissé de la question à la réponse, de la notion complexe de facteurs de risques à des critères pronostics mêlant enjeux épidémiologiques de santé mentale et sécurité intérieure. La détection se substitue à la ­prévention.

Ce qui inquiète bon nombre d’entre nous, professionnels mais aussi citoyens, c’est que cette petite musique de bon sens est en train de donner corps, à bas bruit, à une réalité sociale qui lui ressemble, simple, presque binaire. Nous ne jouons pas les Cassandre, ce que nous avançons est déjà visible.

Prenons la loi de 2005 sur le handicap, avant sa mise en place, un enfant en difficulté d’apprentissage pouvait bénéficier à l’école d’un dispositif spécifique : ordinateur, présence à ses côtés d’une Aide à la vie scolaire (AVS). L’école proposait. Les parents disposaient. Désormais, il en va de même, à une petite différence près : tout doit passer par la Maison départementale des personnes handicapées(MDPH). En pratique, si un enfant dès l’âge de 3 ans, a besoin d’un dispositif spécifique d’apprentissage et de soins sur le temps scolaire, l’école doit solliciter les parents afin qu’ils demandent pour leur enfant un statut de « handicapé ». S’ils ­refusent, alors pas d’AVS, pas de scolarité aménagée. Ce qui fait problème ici, ce n’est pas d’admettre qu’il existe du handicap psychique, mais plutôt que la nouvelle réalité ne reconnaît implicitement l’existence que de deux populations : les handicapés et ceux qui ne le sont pas. À la complexité, le politique qui se réclame du pragmatisme, a répondu par des protocoles formalisés qui excluent ou incluent. Pour exister socialement, il faut déterminer sa place. Dedans ou dehors. L’enfant, à un âge où pourtant beaucoup d’évolutions sont encore possibles, pour peu qu’il ait besoin d’une aide à la vie scolaire, est nommé handicapé. Le temps psychique est nié. Ce temps, c’est celui propre à chaque sujet, celui de l’empêchement mais aussi des avancées parfois si spectaculaires chez l’enfant, celui dans lesquels les différents praticiens (pédopsychiatres, psychanalystes, rééducateurs voire enseignants) inscrivent leur travail. Il laisse la place au temps figé de l’efficacité à l’instant « t ». Avec ses mots, sous couvert de pragmatisme et de solidarité, la loi de 2005 a construit une nouvelle réalité. Elle est moins complexe que l’ancienne. On aurait du mal à assurer qu’elle est plus vraie. Le langage du politique — sophisme, choix de l’évidence, standardisation des « profils » — est en train de façonner un autre regard sur les sujets que sont nos enfants. Nous glissons d’une vision dynamique de l’enfance à une vision statique : l’enfant, l’adolescent ne seraient plus des adultes en devenir mais des adultes en miniature. La question qu’ils nous posent n’est plus le comment la société a fait d’eux ce qu’ils sont (au même titre que leurs gènes ou leurs parents) mais quel est le meilleur protocole pour gérer le problème qu’ils rencontrent ou qu’ils ­posent. Il n’est pas sûr que le bon sens aille de pair avec la réalité du monde. Le pragmatisme porte en lui le germe de la simplification et de l’idéologie. Si demain les mots engendrent la pratique au lieu de s’y articuler, nos enfants deviendront honnêtes ou délinquants, normaux ou handicapés, déprimés ou entrepreneurs, agresseurs ou victimes. Entre les deux, il n’y aura plus rien, ou plutôt il n’y aura plus personne.

Stéphane Palazzi

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