le mépris du président, par Serge Portelli


article de la rubrique démocratie > Sarkozy le manipulateur
date de publication : samedi 19 juillet 2008
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Ci-dessous la chronique du 13 juillet 2008 du blog de Serge Portelli.

Serge Portelli, magistrat, est vice-président du tribunal de grande instance de Paris. Parmi les ouvrages qu’il a publiés, citons Récidivistes, éd Grasset (février 2008).

Nous le remercions de nous avoir autorisés à reproduire sa chronique.


Serge Portelli et Nicolas Sarkozy lors de l’émission Ripostes, le 10 décembre 2006

Nicolas Sarkozy, l’homme du mépris

par Serge Portelli

Vous êtes des amateurs ! Vous n’êtes pas des professionnels”. Nicolas Sarkozy ne salue aucun des chefs militaires présents, pas même le général Bruno Cuche. Colère et mépris pour un corps et ses chefs. Après l’accident dramatique de Carcassonne, la nation attendait la dignité d’une parole de chef d’Etat. Il n’a eu que son prurit. Le chef de l’état-major de l’armée de terre a démissionné. Je ne sais rien de lui, en dehors des portraits flatteurs qu’en dresse la presse depuis lors. Mais sa démission m’émeut car elle est la marque d’un homme d’honneur et parce qu’elle signe sa supériorité face à celui qui a tenté de l’humilier.

Cet événement s’ajoute à tant d’autres qu’il n’est même plus un événement. Tous les politiques ont leurs agacements, leurs faiblesses, leurs petites lâchetés qui, à la longue, forment un capital de sympathie que le peuple leur alloue toujours, entre pardon, oubli et désillusion. Nicolas Sarkozy échappe à la règle. Le mépris est sa marque de fabrique.

Je ne l’ai rencontré qu’une fois en décembre 2006, au moment de la campagne électorale, dans l’émission Ripostes. Serge Moatti avait aligné des contradicteurs convaincus dans chacun des principaux domaines qui faisaient alors débat. Martin Hirsch par exemple. La justice et la sécurité était mon lot. En quelques minutes sur la fin d’émission, j’avais tenté d’expliquer au ministre de l’intérieur que sa politique de sécurité reposait sur de fausses données et que le reste était à l’avenant. Quelques brefs échanges, tendus, hachés. Nicolas Sarkozy avait déroulé ses arguments habituels, sans rien écouter, sans rien répondre. Connaissant ses discours par le menu j’avais une impression désespérante de déjà-vu, déjà-dit. L’homme paraissait imperturbable, n’étaient les pieds qui se balançaient nerveusement et les veines de ses tempes. À l’issue de l’émission, un buffet réunissait invités, journalistes et techniciens. Une cinquantaine de personnes entassées dans une pièce du studio Gabriel.

Nicolas Sarkozy arrive en dernier, longtemps après les autres. Je suis vers le milieu de la pièce, un verre en main, abattu après une prestation que j’analyse comme un échec patent. J’étais face à un grand professionnel du débat politique, aux méthodes éculées, discutables, mais d’une efficacité remarquable. Le meilleur du moment. Au moins j’avais tenté. Battu largement aux points mais avec le courage ou l’inconscience du débutant plein de foi. Faible consolation. Déprime. Notre ministre arrive droit vers moi, ulcéré, vociférant : “je n’ai jamais vu un magistrat aussi violent. Je n’aimerais pas être jugé par vous !” J’étais ailleurs. Le débat était fini. C’était le moment des accolades, des sourires, des poignées de mains après les empoignades. C’est toujours ainsi. Pour moi, en tout cas. D’une voix totalement dépassionnée, je m’entends dire : “vous ne voulez pas être jugé par moi, je n’aimerais pas être citoyen si vous êtes élu en mai 2007 ". Et là, je ne sais pas pourquoi, j’avance ma main droite vers l’auguste épaule gauche, et je la pose là, pendant que je m’adresse à lui. Pourquoi ? Mes amis psy ont avancé plusieurs hypothèses touchant à ma petite enfance dont je leur laisse l’entière responsabilité. Sur le moment, j’ai plutôt eu l’impression de redevenir éducateur - je l’ai été brièvement - et d’avoir un enfant un peu excité en face de moi. Les quelques mots de Poivre d’Arvor, qui lui ont valu sa disgrâce, sur le “petit enfant entrant dans la cour des grands” m’ont par la suite fait revivre vivement ce souvenir. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que je lui touchais l’épaule. Une heure plus tôt, en entrant dans le studio, après être resté cinq minutes derrière lui dans un couloir étroit, j’avais fini par lui tapoter l’épaule - ça doit être un tic chez moi, le besoin de toucher les gens - pour lui dire que j’étais là et me présenter à lui. J’avais eu droit à un large sourire et une longue poignée de main. Encourageant. Bref, la main sur l’épaule, une heure plus tard. Je vois notre homme faire un saut de carpe en arrière en hurlant “ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !” J’ai franchement cru, sur le moment, en un quart de seconde, avoir réveillé un point douloureux, une luxation mal remise, une tendinite encore vive, que sais-je. Mais la seconde suivante je voyais l’homme, de sa main droite, épousseter, du geste le plus méprisant du monde, les quelques centimètres carrés que j’avais osé toucher de son épaule gauche, me toisant, les yeux levés, d’un regard assassin. Les quelques phrases qui ont suivi n’ont pas grande importance. Elles étaient du même acabit. Le ministre s’époumonait en répétant la même phrase - “je n’ai jamais vu un magistrat aussi violent...”. J’ai eu le temps de l’inviter dans la chambre que je préside pour qu’il vienne voir de lui même toute la violence dont j’étais capable. Mais il a tourné les talons et je ne l’ai jamais vu pousser la porte de la salle d’audience.

J’ai raconté dernièrement la visite du président de la République, quelques mois plus tard, au Palais de Justice de Paris - à la cour de cassation évidemment, à droite en entrant - pour assister à l’installation du premier président de cette noble institution, et le mépris qu’il avait ressenti et exprimé envers les juges, ces “petits pois” qu’il voyait en rangs serrés :“la même couleur, même gabarit, même absence de saveur”.

Il serait faux de croire que Nicolas Sarkozy ne réserve cette morgue qu’aux hommes de loi. Les militaires viennent d’en faire les frais. Les journalistes ont leur chronique sur le sujet, alimentée de quelques images échappées au secret des enregistrements ou étalées dans les interviews sans pudeur. Chacun son anecdote désolante. Le recueil le plus fourni est évidemment celui de ses proches et de ses collaborateurs. Les éclats qu’on ne peut ignorer, les confidences, alimentent tout cela depuis longtemps. Le détail sera connu plus tard. Nous n’apprendrons rien que nous ne sachions déjà. “Quel imbécile !” lâché du fond du coeur par le président de la République devant une journaliste de CBS, les yeux écarquillés, la bouche en O, à l’adresse du fidèle d’entre les fidèles, David Martinon, suffit à la démonstration. Goujaterie mais surtout mépris pour celui qui le sert inlassablement, prêt à se faire ridiculiser, laminer, couper en morceaux pour lui. Mépris public : la caméra est là, évidemment. Le président le sait. Rien ne l’arrête.

La caméra est là aussi au salon de l’agriculture. Aucune importance. Le “Casse-toi, pauvre con” est devenu proverbial. Qui est l’inconnu qui n’a pas serré la main ? Peu importe. C’est moi, c’est vous. C’est ce qu’on appelle un citoyen. Celui qui possède normalement quelques droits face à l’Etat, dont l’essentiel est de dire non, de ne pas serrer la main qu’on lui tend comme une urne de vote, de tourner le dos au pouvoir, de résister aux sirènes, à la démagogie du gouvernement quel qu’il soit, de résister tout simplement. Injure. Affront. Vulgarité. Le pire étant peut-être dans l’adjectif “pauvre”, si lourd de sens.

J’ai vécu sous la cinquième République. J’en ai connu, comme citoyen, tous les présidents. Je peux avancer que nous nous étions sentis aimés par chacun d’eux à sa façon. De Gaulle nous avait traité de veaux. Mais il était si haut. Il nous aurait aimé tellement plus grands. Il aimait la France, nous étions une parcelle de cet amour-là et il nous le disait inlassablement. Pompidou, cet humaniste, agrégé de lettres, auteur d’une anthologie de la poésie française qui m’est si familière, était celui qui pouvait, les larmes aux yeux, citer Eluard quand une femme professeur, amoureuse d’un de ses élèves, avait fini par se suicider : “moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés”. Pour moi, Georges Pompidou ne pouvait être que cet être-là. Giscard d’Estaing, lui, était poignant par son désir de se faire aimer, pathétique par ses tentatives désespérées de laisser des preuves de son amour des autres. Chacun se souvient, ou sait, ces petits déjeuners partagés avec les éboueurs, ces repas chez les Français. S’il faut retenir un fait, ce sera cette poignée de main en 1974, à des détenus des prisons de Lyon. Mitterrand, lui, s’il n’avait pas le monopole du coeur, a cherché inlassablement , parfois maladroitement, à nous faire partager ses convictions, à nous rassembler. Malgré l’amour effréné du pouvoir, on sentait, à chaque instant, que le désir de servir son pays et de tout donner de lui, jusqu’à l’extrême de ses forces, aux hommes qui le composent, était son dessein premier. Quant à la popularité de Jacques Chirac, est-il utile d’en parler ? Quels que soient ses choix politiques, si détestables soient-ils, cette affection populaire n’est que le retour du pays vers un homme qui vous regarde toujours avec humanité.

Ces temps ne sont plus. Le mépris est en marche et il accomplit son travail de sape, lentement, radicalement. Un exemple parmi d’autres : comment condamner un prévenu pour insultes ou outrage quand le président parle comme un charretier ? Se gargarise de voyous, de racaille et traite les gens de “pauvre cons” ? Quel peut être dès lors le sens de la loi ? Elle n’est plus qu’un texte, un article, mort, dans un code. Elle n’est plus qu’une règle qui s’applique aux autres. Elle perd son caractère d’universalité et devient une directive catégorielle, particulière. Nous ne pouvons plus nous identifier à la valeur qu’elle porte. Le détenteur du pouvoir nous dit : ne craignez rien, soyez heureux, je parle enfin comme vous, nous partageons la même parole. Tragique illusion. Le président parle comme le pire d’entre nous. Il parle comme moi, dans les moments que je regrette le plus. Il illustre cette partie de moi que j’exècre. Mais lui ne risque rien. Et ses mots les plus vulgaires nous disent en permanence : la loi n’est faite que pour vous.

Tout ceci ne serait rien si le mépris n’était un mal contagieux. Si sa réponse inévitable n’était le mépris lui-même. La contagion gagne déjà les gens de cour qui, pourtant, ne grimacent encore que dans l’obscurité. Elle s’étend à tous ceux qui, dans l’appareil d’Etat, pensent encore servir leur pays et serrent les dents dans l’espoir d’un quelconque lendemain. Elle atteint surtout les Français. Tout un peuple sent non seulement qu’il n’est plus aimé mais qu’il est méprisé. Et son regard s’abaisse vers l’homme qui pensait le toiser. L’homme n’est pas à la hauteur, il n’est pas fait pour ce métier, disent des sondages. L’image du président est au plus bas ; et cet étiage est structurel.

Au-delà de l’homme Nicolas Sarkozy, ce sont les institutions qui, aujourd’hui, souffrent de ce mal délétère. Il mine rapidement toute autorité. Peu importe qu’il pense, comme il le disait dans ses derniers dîners en ville, ne pas se représenter dans quatre ans et se faire alors beaucoup d’argent, ce n’est pas son destin qui est en jeu, c’est le nôtre. Le mépris du pouvoir pour le peuple est une lente maladie, le mépris du peuple pour le pouvoir un poison violent.

Serge Portelli

P.-S.

Serge Portelli avait apporté la contradiction à Nicolas Sarkozy lors de l’émission Ripostes de France 5 du 10 décembre 2006. Pour (re)voir l’enregistrement de l’émission : http://www.dailymotion.com/video/xs... ; les échanges Portelli-Sarkozy commencent à 68:35.

Ci-dessous la transcription de certains des propos de Serge Portelli [1].

« Vous essayez de faire peur aux Français. Vous citez un chiffre qui est grossièrement faux. Je vous prie de m’en excuser de vous le dire de cette façon-là, mais il n’y a pas d’autres termes possibles : pour faire peur aux Français sur les récidivistes parce que c’est une façon de masquer un échec patent. Quand vous dîtes la moitié de la délinquance en France est le fait de 5 % de récidivistes. »

« On réfléchit ensemble deux secondes. C’est quoi la moitié des crimes et délits en France ? [...] Monsieur le ministre nous dit que 1 800 000 crimes et délits sont commis par 5 % des délinquants ! Mais où est votre boule de cristal monsieur le ministre ? Parce que moi, je croyais, à lire vos chiffres, que le taux d’élucidation des crimes et délits était en hausse, évidemment. Seulement 32 %. On ne sait donc pas finalement qui sont les auteurs de 70 % des crimes et délits en France. [...] Est-ce que vous pouvez répéter que la moitié des crimes et délits sont commis par 5 % de multirécidivistes ? Comment pouvez-vous dire cela, alors que vous ne savez même pas qui a fait sept crimes et délits sur dix. »

« La justice est de plus en plus sévère avec les multirécidivistes, et vous le savez. Ils vont en prison de manière majoritaire, en permanence et depuis longtemps. »

Notes


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