George W. Bush, l’Irak et l’échec de la torture en Algérie


article de la rubrique torture > les Etats Unis
date de publication : lundi 29 janvier 2007
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La presse nous apprend que le président américain se serait plongé dans un bien gros ouvrage : A Savage War and Peace : Algeria 1954-1962, écrit en 1977 par l’historien britannique Sir Alistair Horne [1].

L’un des enseignements importants que l’on peut tirer de la lecture de cet ouvrage est que l’utilisation systématique et institutionnalisée de la torture a permis à la France de gagner la Bataille d’Alger, mais qu’elle lui a fait perdre la guerre d’Algérie.

Ainsi, outre sa totale immoralité, l’utilisation de la torture serait même contre-productive. Il faut espérer que le président américain ne tardera pas à en tirer les conséquences ...


Voir en ligne : cinquante ans après la bataille d’Alger, le retour de la torture

Le président américain, l’historien britannique et la guerre d’Algérie

Marc Roche, Le Monde du 24 janvier 2007

Un livre sur la guerre d’Algérie va-t-il permettre à George Bush de sortir du guêpier irakien ? Plus de trois ans après la projection au Pentagone de La Bataille d’Alger, le film du cinéaste italien Gillo Pontecorvo, le président américain a reconnu à la mi-janvier avoir lu avec attention, pendant les fêtes de Noël, A Savage War and Peace : Algeria 1954-1962 écrit en 1977 par l’historien britannique Sir Alistair Horne. Ce dernier avait offert un exemplaire de la nouvelle édition de son livre à Henry Kissinger, dont il prépare une biographie. Puis l’ancien secrétaire d’Etat en avait envoyé une copie à M. Bush en insistant pour qu’il la lise immédiatement.

« La saga d’une poignée de maquisards algériens, pauvrement armés mais utilisant avec brio l’arme de la terreur pour vaincre l’armée française, à l’époque l’une des plus fortes de l’OTAN, reste le prototype de la guerre de libération nationale », insiste l’auteur, en recevant Le Monde dans sa maison de Turville, un petit village situé près d’Oxford. Tout en affirmant son refus de se laisser emprisonner par les schémas du passé, ce spécialiste de l’histoire de France contemporaine distingue, dans l’avant-propos à l’édition 2006, quatre points communs entre la guerre d’Algérie et la situation actuelle en Irak.

"UN NERF SENSIBLE"

Tout d’abord, face à la supériorité militaire française, le FLN (Front de libération nationale) a concentré ses attaques contre la police indigène, les administrateurs, les hauts fonctionnaires, avec comme résultat une chute du moral, une hausse des défections et la nécessité pour l’armée française de les protéger au lieu de poursuivre les rebelles. Deuxièmement, la porosité des frontières marocaines et tunisiennes a facilité l’acheminement en armes au FLN. La Syrie et l’Iran jouent ce rôle de nos jours en Irak. Troisièmement, le recours à la "gégène" qui a ébranlé durablement l’unité nationale. Pour Alistair Horne, les sévices commis à la prison d’Abou Ghraib, révélés en 2004, ont eu le même impact négatif. Enfin, à ses yeux, le problème du retrait des troupes se pose en termes similaires.

Le 19 avril 2005, Sir Alistair effectue des recherches sur Henry Kissinger au Pentagone. Il doit déjeuner avec le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, qui annule à la dernière minute. L’auteur lui fait remettre une copie de son livre en soulignant les passages importants. La réplique de M. Rumsfeld est immédiate : « Comme vous le savez, les Etats-Unis ne pratiquent pas la torture en Irak. » L’historien renvoie un courrier en insistant sur le « caractère immoral, contre-productif et catastrophique sur le plan médiatique de telles exactions ». La réponse du ministre américain, tout aussi rapide, est sibylline : « Vous et moi partageons en fait la même opinion. »

« Ce qui m’a le plus surpris, c’est la célérité de la réponse chez cet homme très pris par sa charge. A l’évidence, j’ai touché un nerf sensible », indique l’historien, qui ignore les enseignements qu’a pu tirer le président Bush de ses écrits.

Marc Roche

La torture est inefficace

Depuis que l’anecdote précédente est connue, Alistair Horne est devenu célèbre aux Etats-Unis [2]. Le chapitre 9 de son ouvrage, consacré à la Bataille d’Alger, aborde la question de l’efficacité de la torture.

Pour Alistair Horne, le général Massu n’aurait pas pu gagner la Bataille d’Alger sans avoir recours à la torture. Il reconnaît donc son efficacité, mais uniquement sur le court terme : à long terme – comme on l’a observé dans beaucoup des pays qui l’ont utilisée comme instrument politique à certaines périodes de leur histoire – la torture finit par se retourner contre celui qui l’utilise.

Les renseignements ainsi obtenus se révèlent souvent inexacts car arrachés à des victimes qui tentent désespérément d’échapper ainsi à de nouvelles souffrances. Les services de renseignements se voient donc submergés par une masse d’"informations" inexactes.

De plus la torture pousse inévitablement les innocents qui l’ont injustement subie à rallier le camp opposé. Comme l’a très bien exprimé Albert Camus, la torture a peut-être permis de retrouver trente bombes, mais elle a suscité du même coup, cinquante vocations de nouveaux terroristes qui provoqueront la mort de plus d’innocents encore.

La torture corrompt le bourreau : Alistair Horne cite un colonel selon lequel l’armée française en était venue « à ne plus considérer un prisonnier comme un paysan arabe, mais simplement comme une source de renseignements. » Et il rapporte ce que Louis Joxe lui confia un jour : « Je n’oublierai jamais les jeunes officiers et soldats que j’ai rencontrés qui étaient absolument épouvantés de ce qu’il leur fallait faire. » Ajoutons que ce qu’ils ont alors commis continuera longtemps à les culpabiliser et à les poursuivre.

Alistair Horne rappelle que les crimes de l’occupation nazi étaient encore présents à l’esprit de tous en France, et que, dès que le mot torture était prononcé, il y provoquait un haut-le-cœur général. Paul Teitgen, haut fonctionnaire à la préfecture d’Alger, a écrit en septembre 1957 dans sa lettre de démission : « J’ai acquis la certitude depuis trois mois que nous sommes engagés dans [...] l’irresponsabilité qui ne [peut] conduire qu’aux crimes de guerre. Je ne me permettrais jamais une telle affirmation si [...] je n’avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou des tortures qu’il y a quatorze ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo à Nancy. » Une partie croissante de la société française – pas seulement à gauche – a manifesté son opposition à l’utilisation de la torture, puis au maintien par la force armée de la France en Algérie.

Pour Alistair Horne, la torture a corrompu l’ensemble du système français : à partir de la Bataille d’Alger, au nom de sa prétendue efficacité, on a justifié et légitimé le recours à des pratiques illégales. Et longtemps après la fin de la guerre, ces pratiques ont continué à empoisonner le système français.

La conclusion de Alistair Horne est très claire : l’utilisation systématique et institutionnalisée de la torture a permis à la France de gagner la Bataille d’Alger, mais elle lui a fait perdre la guerre.

Les problèmes posés par l’utilisation de la torture n’ont pas changé depuis la guerre d’Algérie : la torture est immorale et contre-productive. Voila qui, espérons-le, devrait pousser le président Bush à mettre fin sans tarder à cette guerre d’Irak

Un journaliste américain, Paul Starobin, l’avait écrit dès novembre 2003 : les Français avaient raison ! Voici un court extrait de son article [3] :

« Les Français avaient raison ! »

Lors du conflit algérien, les Français ont eu affaire à de redoutables ennemis, qui étaient exactement du même type que ceux qu’affrontent aujourd’hui les forces américaines dans les rues de Bagdad. En septembre dernier – mieux vaut tard que jamais –, le Pentagone a convié les officiers des forces spéciales à une projection de La Bataille d’Alger. Sorti en 1966, ce film montre comment les parachutistes d’élite ont éradiqué les cellules terroristes dans la capitale algérienne, signant ainsi l’une de leurs rares victoires incontestables dans cette guerre. Le message est double : d’un côté, les parachutistes ont obligé les troupes du FLN à cesser les combats dans la capitale ; mais, d’un autre côté, la rébellion n’a pas été écrasée pour autant – et, en fin de compte, la débandade des Français fut le fait du terrible bilan humain des affrontements et de l’indignation que souleva en France la cruauté des méthodes de l’armée à l’égard de la population algérienne.

Paul Starobin

P.-S.

« Par quelque biais qu’on aborde le problème des tortures, tel qu’il s’est posé en 1954 et 1958 on débouche sur le 13 mai. Il ne s’agit pas là seulement d’une vérité morale. Les hommes qui à Paris, dès 1956, préparent un changement de régime, l’installation d’un pouvoir fort, que celui-ci soit ou non dirigé par le général de Gaulle, sont en contact étroit avec des équipes de contre-terroristes d’Alger, eux-mêmes en liaison avec des milieux militaires. »

Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la république

Notes

[1Traduction française : Alistair Horne, Histoire de la guerre d’Algérie, Albin Michel, 1980, 608 pages.

[2Vous trouverez sur Internet un commentaire d’une interview radiophonique qu’il a donnée récemment : http://pacopond.blogspot.com/2007/0....

[3« Les Français avaient raison ! » par Paul Starobin, publié par le National Journal (Washington D.C.), le vendredi 7 novembre 2003.

La traduction en français est sur Internet : http://fusa2.free.fr/?Rub=Article&a....

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