la torture est contraire à nos valeurs et inefficace


article de la rubrique torture > les Etats Unis
date de publication : jeudi 11 décembre 2014
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Le Sénat américain a rendu public mardi 9 décembre son rapport sur la torture pratiquée par la CIA après le 11 septembre 2001.
Il s’agit du résumé, à destination du public, d’un rapport de plusieurs milliers de pages, fruit de plus de trois ans d’enquête.
Cet épais compte rendu est le fruit du travail de longue haleine des élus démocrates membres de la Commission du renseignement du Sénat. En compagnie de leurs équipes, ils ont examiné le programme d’interrogatoire approuvé par George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Plus de 6 millions de documents internes de la CIA ont été épluchés, pour ce qui constitue l’analyse la plus approfondie de cette question. Le rapport final, confidentiel, compte près de 6 000 pages, et la version publique en est un résumé expurgé.

Ce rapport montre que la torture est non seulement contraire à nos principes fondamentaux mais “inutile”, contrairement à ce qu’affirment certains politiciens d’extrême droite. En effet quel crédit peut-on accorder à des déclarations faites sous la torture, les personnes qui y sont soumises pouvant dire n’importe quoi pour faire cesser la douleur ?


Un rapport accable la CIA des années Bush

par GILLES BIASSETTE, La Croix du 10 décembre 2014


La Commission du renseignement du Sénat américain a publié mardi 9 décembre le fruit d’une enquête de plus de trois ans sur les pratiques de la CIA après le 11 septembre 2001.

Ce rapport accablant conclut que ses méthodes d’interrogatoire ont été non seulement extrêmement violentes, mais aussi inefficaces.

Pendant les années Bush, la CIA s’est montrée particulièrement brutale, ses méthodes ont été contre-productives, et l’agence a menti, à l’opinion publique comme aux élus. Telles sont les principales conclusions d’un rapport accablant rendu public mardi 9 décembre par la Commission du renseignement du Sénat à Washington, au terme d’une longue enquête sur le « programme de détention et d’interrogatoire de la CIA » autorisé secrètement par George W. Bush en 2002. Arrivé au pouvoir, Barack Obama y avait immédiatement mis un terme.

Cet épais compte-rendu de plus de 500 pages est le résumé, public, d’une somme de près de 6 000 pages restée confidentielle, pour des raisons de sécurité. Plus de 6 millions de documents internes de la CIA ont été épluchés, dans le cadre d’une enquête au budget de 40 millions de dollars (32 millions d’euros). Le rapport détaille en particulier les interrogatoires des 119 détenus passés dans les mains de la CIA, dans des prisons secrètes établies dans des pays dont les noms ont été dissimulés.

DES VIOLENCES JUGÉES CONTRE-PRODUCTIVES

Détaillant les faits sans porter de jugement, le document ne parle pas de « torture ». Mais la présidente de la Commission, la sénatrice démocrate Dianne Feinstein, estime dans le préambule que « sa propre conclusion est que, selon la définition communément admise du terme, les détenus de la CIA ont été torturés ».

Avec d’insoutenables détails, le rapport décrit comment les détenus ont été attachés pendant des jours dans le noir, projetés contre les murs, plongés dans des bains glacés, privés de sommeil pendant une semaine, frappés, psychologiquement harcelés. La simulation de noyade a été utilisée contre trois détenus, seulement jusqu’en 2003, bien que la commission suggère que d’autres aient pu y être soumis. Le reste des techniques poussées a pris fin en décembre 2007.

La Commission estime, en outre, que cette violence a été inutile, voire contre-productive. Elle a étudié vingt cas d’attentats déjoués, selon la CIA, grâce à des informations arrachées aux détenus par ces méthodes, sans trouver le moindre fondement à ces affirmations.

« AUCUNE NATION N’EST PARFAITE »

Enfin, la CIA a menti. George W. Bush n’a été informé qu’en avril 2006 des méthodes utilisées. L’ancien président avait « exprimé son embarras » en découvrant « l’image d’un détenu, enchaîné au plafond, portant une couche-culotte et contraint de faire ses besoins sur lui », peut-on lire, page 40 du rapport.

Bien que particulièrement documenté, ce rapport ne clôt pour autant pas le débat, récurrent depuis les années Bush. Pour la majorité des républicains, dont les sénateurs membres de la commission ont refusé de participer à l’enquête, ce programme de la CIA a été utile. Selon eux, diffuser ces informations est également une mauvaise idée, estimant que cette initiative affaiblit les États-Unis.

Pour les démocrates, au contraire, c’est un moyen d’aller de l’avant. « Aucune nation n’est parfaite, a réagi Barack Obama. Mais une des forces de l’Amérique est notre volonté d’affronter ouvertement notre passé, faire face à nos imperfections, et changer pour nous améliorer ».

FAUT-IL ENGAGER DES POURSUITES JUDICIAIRES ?

Après la publication de ce rapport, certaines voix se sont élevées pour réclamer l’ouverture de poursuites judiciaires. « Une politique a clairement été orchestrée à haut niveau dans l’administration Bush, qui a permis des crimes systématiques et des violations flagrantes des droits de l’homme internationaux », a déclaré le rapporteur de l’ONU sur les droits de l’homme, Ben Emmerson. Mais le ministère américain de la Justice a indiqué que le dossier resterait clos, faute de preuves suffisantes.

De passage à Paris à l’invitation d’Amnesty International, l’avocat Jason Wright, qui a coordonné de 2011 à 2014 l’équipe de défense de Khalid Shaikh Mohammad, cerveau présumé des attentats du 11 septembre 2001, s’est félicité de cette publication. « C’est désormais un fait établi : la torture ne marche pas, explique-t-il. C’est important pour les États-Unis, mais aussi pour tous les autres pays qui pourraient être tentés ou qui doivent se pencher sur leurs propres pratiques ».

Pour l’avocat, ce rapport pourrait aussi provoquer une prise de conscience dans l’opinion publique : « J’espère que quand les Américains verront dans un film un suspect se faire taper dessus alors que le compte à rebours d’une bombe est enclenché quelque part, ils se diront désormais que ces méthodes ne marchent pas ».

La Commission du renseignement du Sénat américain a été mise en place en 1976 pour surveiller les pratiques des différentes entités en charge du renseignement aux États-Unis.

Sa création découle des abus révélés par le scandale du Watergate, qui avait donné lieu à la création d’une première commission en 1975, la Commission Church, du nom d’un sénateur.

Cette première commission, en un an, avait publié près d’une quinzaine de rapports dénonçant les pratiques de la CIA, de la NSA et du FBI.

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Inutile et inhumain

par PAUL JOURNET, La Presse du 10 décembre 2014


Malgré le troublant rapport sénatorial sur la torture, le prochain président américain pourrait réactiver le programme par décret. L’ex-vice-président Cheney et d’autres républicains le défendent d’ailleurs encore. Mais leur bricolage moral s’effondre sous le poids de ses contradictions.

Le débat oppose les principes aux conséquences. Pour les principes, la cause est entendue. La torture dégrade les victimes et déprave les bourreaux.

Mais l’analyse des conséquences est plus complexe. Certains défendent la torture sous prétexte qu’elle peut sauver des vies, par exemple en révélant un attentat imminent. C’était l’argument de la CIA.

Le rapport le démolit. On y apprend que les informations obtenues sous la torture étaient inutiles ou fausses. Les détenus disaient n’importe quoi pour que la douleur cesse.

Loin d’aider les États-Unis, la torture leur a probablement nui. L’histoire démontre qu’elle se métastase. On finit par l’utiliser par vengeance ou sadisme, comme à Abu Ghraib. Les deux camps sont déshumanisés.

De plus, elle met en danger les Américains à l’étranger, donne des munitions aux autres États qui torturent leurs ennemis, et enfin sert d’outil de recrutement pour les terroristes. C’est ainsi que l’Égyptien Sayyid Qutb, grand-père spirituel de Ben Laden, s’était radicalisé en prison.

Les partisans de la torture n’ont tout de même pas été convaincus par le rapport, rédigé par des démocrates. Pour eux, il existe encore un « si ». C’est la fameuse hypothèse de la bombe à retardement : une bombe est sur le point d’exploser sur Times Square. Un détenu possède une information qui permettrait de la désamorcer, et il refuse de parler...

Si on accepte de tuer au nom de la légitime défense, pourquoi ne pas torturer pour sauver des innocents ? C’est le calcul utilitaire proposé entre autres par le juriste Alan Dershowitz. Selon lui, la politique ne consisterait pas à choisir entre une bonne et une mauvaise solution. Ce serait plutôt le choix du moins néfaste.

Ces apologistes de la torture réfléchissent dans les hauteurs de l’abstraction théorique. Le rapport sénatorial les ramène au niveau du plancher. Dans la réalité, là où la certitude n’existe pas.

Les interrogateurs ignorent beaucoup de choses : si la menace est réelle et imminente, si le détenu possède l’information cherchée et s’il l’a toute dite, ou s’il faut continuer à le faire souffrir. La seule certitude, c’est l’inhumanité de la torture. Curieusement, la réhydratation rectale ou la simulation de noyade n’apparaissent jamais dans les arguties des théoriciens...

En plus des problèmes pratiques, l’hypothèse de la bombe à retardement comporte un second problème : elle ne s’est jamais posée, à part dans des téléséries comme 24. D’ailleurs, le doyen de l’Académie militaire West Point a déjà demandé en vain aux producteurs de ne plus inventer ces scénarios farfelus.

Peut-être, un jour, que l’hypothèse improbable de la bombe à retardement se posera. L’histoire jugerait alors le bourreau. Mais cautionner la torture, même sous des circonstances extrêmes, c’est aussi cautionner les dérives.


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