A l’initiative de la section locale de la Ligue des droits de l’Homme, Albert Lévy revient à Toulon où il était substitut du procureur il y a dix ans. Injustement accusé en 1998 d’avoir violé le secret de l’instruction, alors qu’il traitait une affaire de pots-de-vin et de personnalités en vue dans le Var, le magistrat ne sera relaxé que huit années plus tard, après une véritable descente aux enfers – voir cette page.
Entre temps, Albert Lévy était revenu à Toulon en janvier 2000 pour participer avec la LDH à une journée de réflexion sur la justice. Mais ses années toulonnaises lui auront permis d’intégrer son combat pour la justice dans une exigence plus générale de justice sociale. C’est ainsi qu’il a pu, alors qu’il était substitut à Lyon, invoquer l’“état de nécessité” pour requérir la relaxe d’une mère de famille qui avait volé pour ses enfants des jouets et de la victuaille dans un supermarché.
Albert Lévy aime à rappeler avec le juge Magnaud, précurseur du droit social, que « le premier devoir d’une société est de venir en aide aux plus malheureux qui n’ont plus leur libre arbitre ». Une parole prononcée le 4 mars 1898... mais qui n’a rien perdu de son actualité !
L’extrême droite est alors aux commandes de la ville, et, selon lui, la sphère politico-judiciaire « joue » avec le pouvoir de l’époque : une collusion qui ne dit pas son nom. Avec « Toulon ou l’histoire contemporaine d’une justice singulière »
[1], un ouvrage qui retrace cette période sombre traversée par la ville-préfecture, il va immanquablement retrouver des gens touchés par son parcours. Rencontre.
« Une grande émotion : cette ville est habitée par des démocrates, elle est ancrée dans des valeurs que je défends. Et puis, c’est la ville qui a vu naître mes enfants. »
« Non, ce livre a plutôt été un exutoire, qui m’a permis de dire les choses avec beaucoup de recul, dix années de ma vie en suspension, où je décris de vrais mensonges avec une piètre vérité. »
« J’ai oeuvré dans l’intérêt de la loi et des gens, en toute indépendance. Ce qui signifie pour moi préserver les libertés de chacun, individuelles ou publiques, et préserver la confiance en la justice. En cela, ma définition de l’indépendance de la justice n’est pas tout à fait la même que celle de ma hiérarchie de l’époque. »
« Lorsque je suis arrivé, on m’a dit : "Vous allez apprendre des choses, mais vous les garderez pour vous. Ici, quand il n’y a pas de dossier, il n’y a pas d’affaires". Aussi, j’ai fait comme tout le monde, pendant des mois. Jusqu’au jour où je n’ai plus pu me regarder dans la glace. »
« Oui, heureusement. Il y a eu le préfet Hubert Fournier, qui a une conscience politique fine. Ce sont des gens comme lui qui m’ont aidé à rester droit et debout. Il y a des magistrats, des milliers d’anonymes et aussi Elisabeth Guigou qui préface le livre, et qui a plaidé ma cause devant le conseil de la magistrature, l’assurant de ma totale innocence. »
« Je pense que la caporalisation du corps par le pouvoir est un aspect qui ne le sert pas. Ce qui s’est passé à Toulon, à cette époque, est l’expression pratique du texte de Pavloff Matin brun. Il faut dire qu’en 1995, Toulon réunissait les conditions d’un micro-état : l’exécutif FN, servi par un conseil général à la botte d’un préfet, un arsenal (pour le pouvoir de l’armée) et un tribunal de grande instance. Le silence d’abord, et la duplicité sont allés jusqu’à une complicité active. L’extrême droite a eu des relais qu’elle n’aurait pas dû avoir. »
« L’histoire ne fait que bégayer d’année en année. D’autres ont pris les habits de l’extrême droite et le faux-nez de la démocratie comme ce fameux ministère de l’Immigration. Comme sous Pétain où un seul magistrat n’a pas prêté serment, ils auraient été peu à l’époque à ne pas prêter serment à Toulon. »
« Oui, je me suis enrichi de tous ces apports, mes convictions se sont confirmées. Au cours d’une expertise psychiatrique, le praticien m’avait dit " vous êtes un malade de l’antifascisme ", mais je ne veux pas guérir de cette maladie. Je me sens apaisé. Je reste convaincu dans mon idée qu’il existe des hommes de bonne volonté.
L’espoir, c’est que l’Ecole nationale de la magistrature, au lieu de donner à ses élèves le goût du pouvoir et du service rendu à la hiérarchie, leur donne le goût des gens et de servir la liberté. C’est la seule manière pour que les Français gardent confiance en leur justice. »
Albert Lévy et l’état de nécessité
Le 31 décembre 2008, une cinquantaine de chômeurs, précaires, intermittents de l’emploi, intermittents du spectacle, étudiants... ont bloqué les caisses du Monoprix de la rue du faubourg Saint Antoine, dans le 11e arrondissement de Paris, avec treize chariots emplis de marchandises.
Après discussions avec les vigiles et négociation avec le directeur du magasin, ils ont pu sortir du magasin, sans payer, et distribuer leur butin à des sans-papiers, des sans-abri et lors d’un « réveillon des luttes », dans le 19e arrondissement.
« C’est une autoréquisition qui est juste en ces temps de crise et qui permet aux précaires de fêter aussi le Nouvel An dignement » ont-ils déclaré [2].Après une première opération dix jours plus tôt aux Galeries Lafayette de Rennes, suivie d’une autre le samedi suivant au Monoprix de Grenoble, c’était la troisième action de ce type depuis la mi-décembre. Evoquant un « pillage inacceptable et regrettable », le groupe Monoprix a décidé de porter plainte contre X pour vol avec violences et insultes.
Ces actions relancent le débat sur “l’état de nécessité”.
En décembre 2000, une mère de famille avait volé dans un supermarché pour quatre mille francs de jouets et de victuailles. Habitant depuis quatre ans, avec son mari et ses sept enfants, dans une simple caravane, au camp des gens du voyage de Rillieux-la-Pape coincé entre périphérique et usine d’incinération, elle avait voulu offrir « un vrai Noël » à sa famille. En première instance, palliant l’absence de défense, Albert Lévy avait, en tant que substitut du procureur de Lyon, invoqué l’état de nécessité pour requérir la relaxe : « Ce type d’affaires ne devrait même pas arriver devant les tribunaux. » Le tribunal l’avait jugée coupable tout en la dispensant de peine. En janvier 2002, la cour d’appel de Lyon l’a condamnée à 6 mois de prison avec sursis.Cette notion juridique, rappelle Albert Lévy, a été définie il y a plus d’un siècle, le 4 mars 1898 par le juge Magnaud. Il avait prononcé la relaxe de Louise Ménard, une mère de famille qui avait volé du pain pour nourrir ses enfants, estimant « qu’il est regrettable que dans une société bien organisée, une mère de famille puisse manquer de pain autrement que par sa faute » et que « le premier devoir d’une société était de venir en aide aux plus malheureux qui n’ont plus leur libre arbitre ». C’était en 1898 ! La Chancellerie avait d’ailleurs émis une circulaire afin que les parquets fassent en sorte que « les coupables soient punis et les malheureux secourus ». [3]
[1] « Toulon ou l’histoire contemporaine d’une justice singulière », aux éditions « A plus d’un titre » dans la collection « Les merles moqueurs ».
Mercredi 28 janvier, séance de dédicace à la librairie Charlemagne
de 16 h 30 à 18 h, suivie d’une conférence-débat à la faculté de Droit sur un thème qui lui est cher : « Justice et Liberté ».
[2] Voir
le collectif Les empêcheurs d’encaisser en rond et sur le site Rue 89 : Autoréduction au Monoprix : pour redistribuer, partir sans payer.
[3] Un extrait du code pénal :
Article 122-7 – N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace.