Albert Lévy n’est pas Guy Drut


article de la rubrique justice - police > Albert Lévy
date de publication : mercredi 31 mai 2006
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L’édito de Philippe Val dans Charlie Hebdo, le 31 mai 2006.


Bizarre justice, dont les affaires subissent la loi de la pesanteur ... On voit des dossiers pleins qui tombent dans les oubliettes, et des dossiers vides qui voltigent pendant des années, de rebondissement en rebondissement. Ainsi, celui d’Albert Lévy. Accusé sans preuve, en 1998, d’avoir violé le secret de l’instruction. Il s’agissait d’une affaire de corruption concernant les cantines scolaires à Toulon, du temps du maire fasciste Jean-Marie Le Chevallier et du sympathique préfet Marchiani. À l’époque, Albert Lévy était magistrat au parquet de Toulon, chargé, entre autres, des affaires de grand banditisme.

Mais Albert Lévy a commis une erreur, due à sa méconnaissance des langues régionales. Naïvement, il croyait que l’on rendait la justice en français sur tout le territoire de la République. Erreur. À Toulon, les lois sont en langue vernaculaire. Les mots n’ont pas la même signification dans le Pas-de-Calais et dans le Var. « Grand banditisme », en dialecte toulonnais, ça signifie « politique ». Or la justice ne doit pas se mêler de politique. Chercher à coincer les corrompus, ceux qui volent, spolient, rackettent et, éventuellement, assassinent leurs concitoyens, à Toulon, ce n’est pas faire du droit, c’est se mêler de politique.

En 2004, la 17e chambre correctionnelle, suivant le réquisitoire du parquet, annule la quasi-totalité de la procédure engagée contre Albert Lévy et instruite par la juge Moracchini, la même qui a égaré le dossier de la Scientologie...

Puis le parquet interjette appel de cette décision, alors qu’elle était conforme à ses propres réquisitions.

De nouveau, Albert Lévy est renvoyé devant la 17e chambre, pour y être jugé on ne sait même plus pourquoi. Le procès aura lieu on ne sait quand. On attend. Albert Lévy attend.

J’ai connu Albert Lévy au Salon du livre de Toulon, il y a dix ans, lorsqu’il y était encore substitut, déjà menacé, déjà soumis à des pressions, à des intimidations, et nous venions de publier un hors-série intitulé Charlie Hebdo saute sur Toulon. Quelque temps auparavant, je m’étais fait tabasser, la nuit, sur le parking de la Maison de la radio, par trois nervis d’extrême droite. Comme j’étais l’objet de menaces constantes, j’avais demandé à la mairie de Toulon d’assurer ma protection lors de ma venue au Salon du livre. J’ai reçu en réponse une lettre officielle à en-tête de la mairie m’indiquant que la municipalité de Toulon était en charge du ramassage des ordures, pas de leur protection. J’ai dû faire appel à la fois à une société de protection privée et au préfet. Voilà pour l’ambiance de l’époque.

Nous nous étions rencontrés dans un café dont les consommateurs étaient pour une moitié des policiers qui nous surveillaient, et, pour l’autre, des policiers qui nous protégeaient. Depuis, nous ne nous sommes guère perdus de vue. Il était déjà ce qu’il est encore aujourd’hui. Un homme calme, souriant, préoccupé des autres plus que de lui-même, subissant sans hystérie les attaques les plus lamentables, telles les injures antisémites de l’avocat général à la Cour de cassation Terrail, qui, dans le bulletin de son association, n’a pas hésité à écrire : « Tant va Lévy au four qu’à la fin il se brûle », ou celles du journal Minute, qui le représentait en costume de déporté.

Les parrains de la mafia de Toulon sont venus le voir pour lui dire qu’il était en danger de mort et que le préfet Marchiani leur avait demandé d’assurer sa « protection ». Charmant, non ?

Je n’ai pas la place ici de raconter tout ce qu’il a subi. Il faudra qu’un jour il écrive tout cela. Son récit restera comme un exemple de pathologie d’un État de droit. On a voulu le faire passer pour fou. À cet homme sage et bienveillant, on a osé faire subir des examens psychiatriques. Soupçonneux, un expert a osé
l’interroger sur son « seuil d’intolérance à l’antisémitisme » ... On a tout fait pour le briser. Il est toujours là. On l’a muté à Lyon. On l’a placardisé. Il n’a jamais cessé de faire son métier au mieux, loyal avec sa hiérarchie, et sans jamais déroger à son éthique. Il a aggravé son cas. Au parquet de Lyon, il s’est battu contre la pénalisation de la misère. Il a ressorti un article de loi d’après la Commune, qui s’appuie sur « l’état de nécessité », pour éviter la prison à une mère de famille. On se souvient peut-être de cette affaire. Toute sa vie, il a tenté d’aider les faibles, les démunis. Il est resté fidèle à la doctrine du droit selon laquelle la justice est un service public qui garantit la première des sécurités, celle des citoyens confrontés à la violence de l’État et aux abus du pouvoir.

Si notre république était une grande démocratie, Albert Lévy serait un grand magistrat. Une référence. Un modèle. Mais notre république est une toute petite démocratie mal portante. Alors Albert Lévy est un magistrat paria qui, pour avoir été juste, honnête, scrupuleux, respectueux des lois et des gens, est passé des affaires de grand banditisme à Toulon aux contraventions à Lyon. Sa vie professionnelle n’est qu’un long bizutage destiné à le casser. Elle est une preuve infamante de la corruption d’un système qui s’acharne sur la probité et qui récompense la servitude. La carrière d’Albert Lévy est la honte de la justice française. S’il n’était persécuté par elle, on pourrait se rassurer en se disant qu’il en est l’honneur. Hélas ...

Mercredi dernier, nous nous sommes retrouvés à Lyon, pour un meeting de soutien [1]. C’était au Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon, dans ces murs où fut torturé Jean Moulin. À l’époque, être gaulliste n’avait pas tout à fait le même sens. Aujourd’hui, les héritiers du gaullisme ont soumis les institutions de la République à leurs petits intérêts, et s’en servent comme outil de persécution d’un magistrat qui dérange. Terrible retournement de l’histoire, qui, en 2006, nous a ramenés à Lyon, ville symbole de la Résistance, pour soutenir un magistrat réfractaire à la pétainisation des esprits.

Après les différentes prises de parole de magistrats, d’avocats, de journalistes et de personnalités politiques, le public a posé quelques questions. Vers la fin, une femme noire s’est avancée timidement. La gorge serrée, elle a remercié Albert Lévy pour ce qu’il avait fait pour elle et pour son fils : « Grâce à vous, j’ai de nouveau confiance dans la justice. » Et elle est partie. J’ai su après que son fils avait été placé en garde à vue à la suite d’un contrôle, et qu’on lui avait téléphoné pour qu’elle vienne le chercher. Lorsqu’elle s’est présentée, les flics l’ont arrêtée et déférée avec son fils au tribunal. Albert Lévy a requis sa relaxe, compte tenu que les faits d’outrage et de rébellion à agents de la force publique lui étaient illégitimement reprochés. C’est ce genre d’affaire qui porte malheur, aujourd’hui, aux magistrats.

On ne sait pas quand aura lieu le procès d’Albert Lévy. D’ores et déjà, cette procédure inique a passé les bornes admises par la Cour européenne des droits de l’Homme. Huit ans d’humiliation. Huit ans de souffrance. Toutes les associations antiracistes, des syndicats, des députés de gauche et de droite, des sénateurs, des juristes, des universitaires demandent réparation pour Albert Lévy.

L’histoire d’Albert Lévy est un test. L’année prochaine, on ne sait ni quel candidat sera élu président de la République, ni de quelle couleur sera la majorité parlementaire. Ce sera peut-être la gauche. Mais ceux qui étaient réunis à Lyon mercredi dernier ne seront convaincus de la vraie victoire de la gauche que lorsqu’ils apprendront la promotion d’Albert Lévy aux hautes fonctions qu’il mérite au sein de la magistrature.

Philippe Val


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