La récente campagne médiatique en faveur du Tibet a sans doute eu le mérite d’attirer l’attention de l’opinion sur cette région opprimée. Mais, comme l’expose Rony Brauman, fondateur de Médecins sans frontières, elle soulève aussi des questions sur les risques d’instrumentalisation des droits de l’homme.
Des extraits d’un dossier de Denis Sieffert publié dans Politis [1].
Pourquoi maintenant ? Pourquoi le Tibet ? Ce sont deux questions que l’on est en droit de se poser quelques jours après les manifestations orchestrées par Reporters sans frontières (RSF) en faveur du Tibet. [...] Pourquoi le Tibet, alors que les minorités opprimées ne manquent pas dans le monde ? On connaît les Tchétchènes, massacrés par les troupes de Vladimir Poutine, mais il faudrait encore parler, dans cette région du monde, des Ossètes du Sud, dont l’autonomie a été abolie par le Parlement géorgien, en 1990, et qui n’ont pas depuis recouvré leurs droits. Il faudrait parler des Ingouches ou des Abkhazes de Georgie, et des Karens de Birmanie, et des Mongs du Laos, et des Tamouls du Sri Lanka, et, plus près de nous, des Sahraouis, dont les revendications d’émancipation par rapport au royaume du Maroc ne sont guère soutenues. [...] Il faudrait surtout parler de nous autres, Occidentaux. Des dizaines de milliers de sans-papiers que notre pays donneur de leçons chasse sans trop se soucier de ce qui adviendra ensuite de leur vie ou de celle de leurs enfants.
Bien entendu, que l’indignation soit sélective ne délégitime pas la cause du peuple tibétain. [...] Nous ne demandons pas que les organisations qui ont le sens de l’opportunité médiatique abandonnent le Tibet, mais que leur indignation s’exerce aussi quand les oppresseurs occupent l’Irak, ou colonisent la Palestine, ou massacrent les Tchétchènes, ou mènent une véritable guerre inhumaine aux immigrés. [...]
Denis Sieffert
Rony Brauman : Une certaine perplexité et une certaine exaspération devant tant d’incohérence à propos des droits de l’homme. Le boycott qui avait été qualifié de honteux et de stérile lorsqu’il s’agissait de la présence d’Israël au Salon du livre, alors qu’Israël venait de tuer cent vingt Palestiniens à Gaza, ce même boycott apparaît comme un acte d’humanité et de solidarité quand c’est la Chine qui tue cent vingt Tibétains à peu près au même moment. Il y a là une incohérence qui torpille la crédibilité des organisations ayant ce regard sélectif. La deuxième réflexion concerne les appels au boycott. Cette forme d’action ne peut être utilisée que dans des circonstances exceptionnelles, et non de façon indistincte. Elle empêche de parler là où il faudrait parler. Elle crispe là où il faudrait détendre. J’étais d’ailleurs contre le boycott du Salon du livre. En se faisant plus Tibétains que les Tibétains, en identifiant la cause tibétaine aux droits de l’homme, certaines organisations, comme Reporters sans frontières (RSF), favorisent plutôt un raidissement nationaliste autour des courants les plus durs au sein de la direction chinoise. Un dosage, une approche réfléchie de ces questions font partie de la défense des droits de l’homme.
La sélectivité résulte déjà de l’impossibilité de parler de toutes les atteintes aux droits de l’homme. À partir de quand est-on dans l’intolérable ? Quelle économie morale organise la séparation entre ce qu’on peut accepter et ce dont on doit s’indigner ? Jacky Mamou [président du collectif « Urgence Darfour », ndlr] me rétorquait dans un débat récent qu’Israël était une démocratie. Ce qui veut dire que, pour des gens comme Jacky Mamou, la mort, la torture, l’emprisonnement n’ont pas vraiment d’importance quand c’est le fait de démocraties.
Il y a « nous » et ce que nous faisons, et qui n’est pas grave parce que nous sommes susceptibles de nous améliorer, et il y a « les autres », qui sont prisonniers de leur sauvagerie. Or, dans ce partage entre « nous » et les « autres », il y a toute sorte de points aveugles. Un exemple : après les jeux de Pékin, la flamme ira à Londres. Il ne semble pourtant venir à l’idée de personne que l’on pose comme condition le retrait des troupes britanniques d’Irak.
Un autre exemple : au moment des Jeux d’Atlanta, a-t-on exigé l’abolition de la peine de mort aux États-Unis ? Non. Si bien que l’index est toujours pointé dans la même direction. Ce partage de la morale est de plus en plus intolérable.
Je crois que cette organisation s’est emballée. Elle connaît certes des succès médiatiques, mais se perd en même temps dans une sorte d’esthétique de la performance, du happening pour le happening. Quelle crédibilité va-t-elle faire valoir pour défendre réellement les journalistes et la liberté de la presse ? Comment pourra-t-elle désormais discuter avec les autorités chinoises ?
Mais la cause tibétaine, puisque les Tibétains eux-mêmes ne demandent pas l’indépendance, c’est la cause de tous ceux qui subissent les effets de la politique sociale chinoise. C’est tout aussi bien la cause de ceux qui veulent la constitution de syndicats, ou de ceux qui revendiquent le droit de s’exprimer, par exemple dans le domaine de la santé je pense en particulier à la question du sida. Dans ce contexte-là, le Tibet occupe une place parmi d’autres.
Regardez, du côté des minorités, les Ouighours, qui ont été sévèrement réprimés. Mais on ne leur accorde aucune attention particulière parce qu’ils sont turcophones et musulmans et qu’ils n’ont peut-être pas le charme exotique des Tibétains ou des représentations romantiques que l’on peut en avoir.
Si l’on veut aller un cran plus loin, il faut s’interroger sur les risques d’instrumentalisation des droits de l’homme. Et notamment sur l’usage qui peut en être fait dans la rhétorique de la lutte contre le terrorisme. Les organisations humanitaires ont commencé à réfléchir à ces risques d’instrumentalisation. Les organisations des droits de l’homme en tout cas, certaines d’entre elles devraient entamer cette réflexion et clarifier les enjeux. On a vu que brandir les « droits de l’enfant » peut mener à des actions de type colonial, façon Arche de Zoé. Protéger une population en butte à une tyrannie, cela peut conduire à renouer avec une rhétorique de guerre digne du XIXe siècle impérial. Tout doit donc être pensé, les objectifs et les façons de faire.
[1] N° 998, jeudi 17 avril 2008. Voir : http://www.protection-palestine.org....
[2] Fondateur de Médecins sans frontières, essayiste, Rony Brauman est notamment l’auteur de Penser l’urgence, Le Seuil, 2006.