Stéphane Hessel, militant sans frontières


article de la rubrique droits de l’Homme
date de publication : mardi 2 février 2010
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Stéphane Hessel, né à Berlin en 1917, a vécu à Paris à partir du milieu des années 20. Arrêté par la Gestapo pour ses activités dans la Résistance, il a été déporté à Buchenwald. A la Libération, il a occupé divers postes diplomatiques, ce qui lui a permis de participer à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies.

Dans l’entretien – initialement publié dans le n°33, janvier 2010, du Courrier de l’Atlas – que nous reprenons ci-dessous, il aborde les questions d’immigration, préconisant une politique d’accueil des migrants fondée sur la coopération mutuelle avec les pays concernés, avant d’évoquer l’ONU et les droits de l’Homme. Il termine en revenant sur le conflit du Proche-Orient, déplorant l’impunité dont bénéficient les dirigeants d’Israël [1].


Stéphane Hessel, un témoin du siècle

Propos recueillis par Amélie Duhamel et Hanane Harrath,
Le Courrier de l’Atlas, n° 33 janvier 2010


  • Vous êtes arrivés en France alors que vous n’étiez encore qu’un enfant : quels souvenirs avez-vous de cette expérience migratoire ?

Je suis arrivé en France sans connaître ni parler un mot de français, et j’ai été formidablement bien accueilli. A l’école communale de Fontenay-aux-Roses, j’ai même reçu le prix d’honneur et surtout le prix de bonne camaraderie, ce qui était bien sympathique de la part de mes camarades français qui voyaient arriver un jeune Allemand, c’est- à-dire un "Boche" : il ne faut pas oublier que nous étions en 1924 et que la guerre était encore toute proche.

Je me sens comme un petit Allemand venu en France et qui est devenu spontanément français. Je ne me sentais pas "immigré" Pour moi, la France a toujours été une formidable terre d’accueil, elle a toujours reçu les étrangers venus de Russie, d’Allemagne. Les Polonais et les Italiens ont bien été un peu contestés, mais ça remonte à des temps anciens. C’est ensuite qu’on a eu les immigrations post-coloniales, et le problème s’est posé différemment

  • Justement, quel regard portez- vous sur les jeunes issus des immigrations post-coloniales, et comment expliquez-vous l’échec d’une politique d’intégration qui avait pourtant bien fonctionné avec les immigrations précédentes ?

Ces immigrés des anciennes colonies ont vis-à-vis de la France un sentiment ambigu. Ils se sentent chez eux, car le français, en tous les cas pour les gens originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne, est aussi leur langue. Mais parallèlement, tout ce qui les stigmatise comme ayant une religion ou une couleur de peau différente les agace, d’autant plus que ça leur paraît contraire à leur normale appartenance à la France. Ils suscitent hélas des sentiments de regret, de rejet et d’inquiétude.

  • Comment gérer cette immigration, alors ?

Une politique d’immigration intelligente ne devrait en aucun cas dépendre d’un ministère au titre absurde. Il doit y avoir deux questions à résoudre : l’accueil et l’intégration des immigrés, et le dialogue avec les pays d’origine. La première doit dépendre d’un ministère des Affaires sociales, parce que c’est une responsabilité sociale de la République que de se soucier de l’accueil administratif et social des immigrés.

"II faudrait une politique d’immigration qui profite aussi au pays d’origine"


L’autre question doit impliquer les pays d’origine. Et quand ce sont d’anciennes colonies, cela demande une approche particulière qui doit relever du ministère des Affaires étrangères. C’est cette politique-là, justement, qui n’a jamais été bien conduite par la France. Nous avons beaucoup trop considéré que c’était à nous de régler les problèmes d’immigration. Sauf
une fois, avec l’Algérie : nous avons eu des accords pour régler de manière mutuellement intéressante l’immigration en France. Cela a bien fonctionné jusqu’en 1973. Après le choc pétrolier, avec le chômage, les choses ont changé : un pays qui est en crise a peur et met des barrières pour ne plus accueillir d’immigrés. Les accords n’ont donc pas été reconduits, mais il faudrait aujourd’hui refaire ce genre d’accords avec d’autres pays. Nous devons aussi veiller à ne pas priver ces pays des élites dont ils ont besoin.

  • C’est le contraire de l’immigration choisie...

Oui, car la manière dont on pose l’immigration choisie, c’est l’immigration choisie "pour nous" et non pas dans l’intérêt mutuel des pays d’origine et d’accueil. Cela devrait être suivi par toute l’Europe. Il faudrait que des gens intelligents se mettent autour de la table pour élaborer une grande politique d’immigration qui bénéficiera à l’Europe, parce que celle-ci aura besoin d’une main-d’oeuvre, et qui permettra aussi aux pays du Sud de se développer.

  • Pour vous, on a donc cumulé les erreurs ?

Oui, même si je rends hommage, par exemple, au fait qu’on a tout de même régularisé pas
mal de gens. Dès lors que des hommes et des femmes arrivent à rejoindre notre territoire et s’y installent, il faut les considérer comme des gens respectables et leur donner des droits. Ce n’est pas contre eux que nous devons lutter, mais contre les filières qui exploitent les rêves de ces gens. Eux, quand ils sont là, nous devons les respecter et surtout pas les considérer comme des délinquants parce qu’ils ont essayé de venir dans un pays pour trouver du travail.

Faut-il pour autant régulariser massivement ou au cas par cas ? Moi je pense qu’il faut tenir compte de la situation de chaque personne. On peut imaginer six critères larges, par exemple, et si l’un d’eux est rempli, alors on régularise la personne (au lieu de dire l’inverse, c’est-à-dire si l’un n’est pas rempli, on exclut). Si on laisse la décision à la discrétion des préfets, en ajoutant en plus une politique du chiffre, on est dans une politique affreuse, désastreuse, contre laquelle nous sommes nombreux à militer depuis de longues années.

  • Intégration, assimilation, insertion, francisation : selon vous, quel est le meilleur concept et que recouvre-t-il ?

Quand j’ai commencé à m’occuper de cette question, en 1985, on a substitué le terme "intégration" à "francisation" et "assimilation". Les intéressés ont protesté : « Ça voudrait dire qu’on n’est pas intégrés, ou désintégrés ? » se sont-ils indignés. Alors on a trouvé un nouveau mot, "insertion". Nous avons pensé que ça voulait dire que les gens venant d’une autre partie de la planète, porteurs d’une culture intéressante pour nous, devaient être insérés sans perdre leur culture. Il faut accueillir les immigrés sans brutaliser leur propre héritage, qu’il faut respecter et même valoriser. L’objectif à atteindre, sans bousculer les Français "de souche" ni ceux issus de l’immigration, c’est le multiculturalisme : une interconnexion des cultures et le bonheur de vivre ensemble. C’est l’objectif des responsables des affaires sociales mais certainement pas celui d’un ministre de l’Identité nationale qui vient, non pas comme un cheveu sur la soupe, mais comme une grenouille dans un potage.

  • Vous venez de signer une pétition lancée par Médiapart pour refuser le débat sur l’identité nationale : qu’est-ce qui vous gêne le plus dans ce débat ?

Tel qu’il est posé, le débat sur l’identité nationale est dangereux car il suscite des relents de xénophobie. Encourager la xénophobie en France, c’est criminel Notre pays s’est heureusement débarrassé de l’influence excessive d’un parti xénophobe et ce débat, lancé juste avant des élections, ranime des courants xénophobes. C’est regrettable.

« A l’ONU, la France a un rôle essentiel de par la spécificité de sa tradition diplomatique »


  • Passons maintenant au deuxième volet de notre entretien : vous avez été diplomate à l’ONU au sortir de la guerre. Tout alors était à faire. Quel regard portez- vous sur ce qui a été fait et sur l’efficacité de l’institution ?

Je voudrais commencer par dire que nous devons à Franklin Roosevelt la création de la première organisation à la fois mondiale géographiquement et universelle thématiquement.
On la doit aussi à Hitler. C’est parce qu’il y a eu les horreurs de la Seconde Guerre mondiale que Roosevelt a pu faire passer quelque chose d’unique dans l’histoire, de formidablement ambitieux, d’un culot monstre. La Déclaration universelle des droits de l’homme énonce des valeurs fondamentales de la civilisation humaine. L’organisation s’intéresse aussi aux droits économiques et sociaux, à la décolonisation. Et on doit à de Gaulle, alors que la France était terriblement affaiblie, de l’avoir fait accepter comme nation fondatrice et membre du Conseil de sécurité. Il a aussi réussi à ce que notre langue soit la deuxième langue de travail, à égalité avec l’anglais !

  • Ce rôle de la France est-il encore prégnant ?

Pour notre pays, il n’y a pas d’organisation plus importante pour y être présent et actif que l’ONU. Au sein de l’Union européenne, nous avons certes un rôle important, mais pas plus que les autres pays membres. Dans l’Otan, nous sommes coiffés par les Etats-Unis. Aux Nations unies, nous avons un rôle essentiel et capital, car sur les 192 pays membres, une centaine se considère comme proche de la France en termes de diplomatie.

  • Vous estimez que la politique étrangère actuelle de la France est conforme à la tradition de la diplomatie française ?

Oui, la France est restée grosso modo sur les mêmes positions fondamentales. Heureusement ! La tentation de Sarkozy d’être plus proche des Etats-Unis, même du temps de Bush, a été combattue par ses principaux collaborateurs. Nous avons toujours été, parmi les pays du Nord, de ceux qui entretiennent des amitiés avec les pays en voie de développement, notamment le groupe des 77 à l’ONU [2]. Dans le conflit israélo-palestinien, nous sommes toujours, même si nous le sommes insuffisamment, les plus pro-palestiniens. Quand je vois Kouchner, il me dit « je fais ce que je peux ». Moi, je lui réponds : « non, tu ne fais rien, tu es lâche. » Pour autant, je suis moins critique que certains de mes amis sur la diplomatie française. Je voudrais qu’on ait plus de courage au Proche-Orient, qu’il y ait moins de "Françafrique" en Afrique : nous avons des progrès à faire, mais nous ne sommes pas condamnables !

  • A quelle avancée la plus importante avez-vous assisté et participé au cours de ces soixante années ?

Sans conteste, c’est la question des droits de l’homme, qui a progressé sans cesse depuis l’adoption de la Déclaration universelle de 1948 : en 1966, il y a eu le pacte relatif aux droits civils et politiques, en 1967 le pacte de Genève, plus tard, l’adoption de la Convention des droits de l’enfant, puis la création d’un Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Tout ça, ce sont des avancées importantes. En matière de développement, il ne faut pas sous-estimer le travail de la banque mondiale, du FMI...

  • Pourtant, le FMI, la Banque mondiale, l’OMC n’ont pas toujours défendu les droits économiques des pays en développement ?

Certes. Mais s’il n’y avait pas eu la Banque mondiale, l’économie libérale aurait quand même existé : la Banque mondiale a fait des choses pour ces pays, mais insuffisamment, notamment en matière d’agriculture, et c’est mon principal reproche. Ce sont les Etats majoritaires au sein de la Banque mondiale qui ont pratiqué une mauvaise politique. Ce qu’on peut dire, c’est que toutes ces institutions ont dans l’ensemble un rôle très positif, même si certaines ont des effets limités. L’ONU a cependant un défaut majeur, c’est l’absence
d’un organisme lié à l’environnement. Ça viendra, ça avance, mais lentement.

L’impunité d’Israël est un drame. Mais qui aura le courage d’y mettre un terme ? »


  • Passons au dernier volet, la question du Proche-Orient. Ne croyez- vous pas qu’aujourd’hui, les grandes puissances jouent avec le feu en laissant Israël continuer sa politique d’expansion ?

L’Europe porte une part de responsabilité, certes, mais les Etats-Unis bien plus encore. Nous
laissons faire un gouvernement israélien très violent. Mais nous laissons faire l’Iran aussi : nous ne sommes pas assez actifs pour combattre les tyrannies, que ce soit en Israël ou en Iran.

  • Vous étiez en poste à l’ONU au moment de l’élaboration du plan de partage de la Palestine et de son adoption en 1948. Comment voyez-vous les choses, soixante ans plus tard ?

Je n’étais pas dans l’équipe qui s’occupait du plan de partage. Moi, je travaillais sur la Charte universelle des droits de l’homme. Mais quand j’ai entendu : « Ça y est, on a enfin trouvé une solution acceptable pour tous les pays membres » [de l’ONU, ndlr] j’ai été très heureux. Il fallait que ce partage soit aussi équitable que possible, et on a estimé que donner 55 % du territoire de la Palestine à Israël et 45 % à la Transjordanie, ça paraissait relativement juste. Il fallait que ces terres attribuées à Israël soient prises sur des terres habitées déjà par des juifs, et qu’elles soient une terre démocratique, comme les Ben Gourion et autres nous le promettaient. On avait estimé que si des populations arabes avaient à quitter ces terres, on organiserait pour eux des camps de réfugiés pour six mois ou un an où ils pourraient trouver un accueil avant de rentrer chez eux. Nous étions fiers que l’ONU donne un Etat aux juifs. C’était pour nous essentiel, car nous étions sous le choc des découvertes du génocide nazi. J’avais trouvé, à l’époque, qu’on avait réussi une négociation remarquable, qu’on avait réussi à mettre tout le monde d’accord !

  • Et aujourd’hui, vous pensez toujours la même chose ?

Aujourd’hui, je me dis que nous avons sous-estimé l’intelligence sournoise des gouvernants israéliens qui étaient des sionistes convaincus qui s’étaient dit : « on commence avec 55 % et on ira jusqu’à 100 %. » La victoire israélienne lors de la guerre des Six-Jours les a rendus ivres de gloire. Là, j’ai commencé à penser que la politique israélienne était contraire aux droits de l’homme. Il fallait appliquer les conventions de Genève, il fallait imposer le retrait derrière les lignes de 1967. Je pense encore que ce plan de partage pouvait être une bonne solution. Je crois toujours qu’un Etat pour les juifs est une idée raisonnable et souhaitable. Nous pensions qu’il pouvait devenir un partenaire pour un Etat palestinien ou transjordanien. Aujourd’hui, la solution que je vois et que je prône est une solution à deux Etats. Un Etat unique dans lequel vivraient en bonne intelligence juifs et Arabes, c’est peut- être pour le XXIIe siècle, mais pas pour maintenant.

  • Le rapport Goldstone, qui incrimine Israël pour son offensive sur Gaza, peut-il, selon vous, aboutir à des poursuites contre l’Etat d’Israël ? Ne pensez-vous pas que l’impunité d’Israël est la première entrave à toute négociation de paix ?

L’impunité d’Israël est un drame, une catastrophe, elle a duré beaucoup trop longtemps. Le rapport Goldstone est parfaitement objectif. On sait qu’il serait juridiquement nécessaire, moralement indispensable et politiquement très souhaitable de faire pression et de prendre des sanctions contre le gouvernement israélien. Mais qui aura aujourd’hui le courage de mettre un terme à cette impunité ? Ce ne sont pas les résolutions successives qui suffisent : il faut les mettre en oeuvre. C’est là que l’attente vis-à-vis d’Obama est forte.

  • Que pensez-vous des décisions prises par Obama depuis bientôt un an ?

Ça fait déjà presque un an qu’il est au pouvoir et les choses ne bougent pas beaucoup. J’avais espéré qu’il agirait beaucoup plus vite. Mais j’ai néanmoins apprécié ses discours. Je me dis qu’il a encore trois ans sûrs, sept ans peut-être, il appuie beaucoup le secrétaire général de l’ONU... C’est bien, mais attendons. Une des caractéristiques de l’homme, et surtout de votre génération, c’est l’impatience. Mais les choses sont lourdes à faire bouger. Il faut garder confiance !

  • C’est votre mot de la fin ? Ou avez-vous envie de dire quelque chose à nos lecteurs ?

Je dis à votre génération qui a encore tant à faire pour notre monde : « Vous êtes jeunes et vous avez deux grands défis à relever :la préservation de la Terre et la lutte contre la pauvreté. » Pour cela, vous avez un programme qui est la Déclaration des droits de l’Homme : battez-vous pour que chacun de ces principes soit appliqué ! Vous avez le programme ! Alors allez-y !


Résistance passée et présente (2)
envoyé par bakchichinfo. - L’info internationale vidéo.

P.-S.

Bibliographie de Stéphane Hessel :

  • Danse avec le siècle, autobiographie, Seuil, 1997
  • Dix pas dans le nouveau siècle, Seuil, 2002
  • Ô ma mémoire, la poésie, ma nécessité, 88 poèmes commentés, Seuil, 2006
  • Citoyen sans frontières, conversations avec Jean-Michel Helvig, Fayard, 2008

Notes

[1A propos de Gaza, on pourra relire l’entretien accordé par Stéphane Hessel il y a un an : article 3068.

[2Groupe de pays en voie de développement et dont font partie les pays du Maghreb.


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