La résistante est décédée mercredi 14 mars 2007 à l’âge de 94 ans.
Communiqué de la LDH
Il est des noms, très rares, qu’il suffit de prononcer pour que s’éclaire l’essentiel. Pour tous les Français, le nom de Lucie Aubrac est de ceux-là.
Ce nom dit le courage sous toutes ses formes ; il dit le combat pour la liberté et pour l’égalité, contre la barbarie nazie, contre la haine raciste et antisémite, contre l’oppression coloniale aussi. Il dit aussi, à beaucoup d’entre nous, l’infatigable volonté de transmettre aux jeunes générations, avec les valeurs de la Résistance, l’engagement pour un avenir plus libre et plus juste, le refus de détourner les yeux et de baisser les bras.
Résistante, féministe, citoyenne et militante, Lucie Aubrac était « membre d’honneur » du Comité central de la Ligue des droits de l’Homme : elle nous honorait tous en étant des nôtres. Il y a quelques mois encore, nous protestions ensemble contre le sort fait aux enfants de sans papiers et elle nous disait : « je vous passe le flambeau ».
Le moins que nous lui devions est de rester fidèles, de prendre exemple sur sa ténacité et sur son courage dans la poursuite de nos combats communs. La LDH, qui partage la peine de Raymond Aubrac et de ses proches, n’oubliera pas. Lucie reste parmi nous.
Paris, le 15 mars 2007
J’ajouterais que son rôle est d’autant plus remarquable que, malgré
toutes les actions qu’elle a menées, elle a survécu. Une femme est morte
à 94 ans après avoir eu une vie d’une intensité rare et encouru beaucoup de dangers. Ce qui explique en partie sa stature. D’autres femmes ont accompli dans la Résistance des choses analogues à ce qu’a fait Lucie Aubrac. C’est vrai, il y en a eu peu, mais comme Lucie Aubrac, elles ont agi à un niveau de responsabilité élevé, pris des risques majeurs au jour le jour. Marie-Madeleine Fourcade, par exemple, chef du réseau Alliance, Bertie Albrecht, alter ego d’Henry Fresnay à la tête du très puissant mouvement Combat, ne le cèdent en rien à Lucie Aubrac. Mais Bertie Albrecht est morte dans le combat clandestin elle s’est pendue dans sa cellule à Fresnes après avoir été arrêtée par la Gestapo , bref, elle est morte comme on dit de façon héroïque. Marie-Madeleine
Fourcade, elle, a vécu après la guerre, mais elle a assez peu témoigné
(sinon dans un livre de souvenirs, l’Arche de Noé). Lucie Aubrac,
elle, a, sitôt atteint l’âge de la retraite, occupé son temps libre à
témoigner sur son action de résistante.
Ces deux aspects expliquent pourquoi la vie de Lucie Aubrac apparaît
comme extraordinaire : sa part de risques, de courage, de responsabilité
prise en combattante de la Résistance, et le fait qu’elle soit devenue
plus tard une sorte de passeuse de mémoire. Cela contribue à lui donner
cette stature hors du commun, car il est vrai qu’elle était aussi très
douée dans le registre de la pédagogie et la communication. Ce n’est pas si simple de témoigner, et elle savait s’adresser à chaque auditoire en fonction de ce que celui-ci pouvait comprendre. Elle pouvait parler à
une classe de CM2 ou d’étudiants de troisième cycle...
C’était une femme d’une énergie exceptionnelle. Cela, on le lit dans les
témoignages recueillis auprès de ses camarades du militantisme du
Quartier latin d’avant-guerre. Fille de petits vignerons mâconnais, d’un
milieu très simple, elle avait assez jeune réussi le concours de l’école
normale d’institutrice. Mais cela ne la satisfaisait pas, et elle décida
de venir à Paris où, tout en gagnant sa vie, elle mena des études
d’histoire jusqu’à l’agrégation en 1938. Voilà pour la force de
caractère. Parallèlement à ce long chemin culturel, elle était membre
des Jeunesses communistes : avec Victor Leduc ou Jean-Pierre Vernant,
lesquels disent que, dès cette époque, elle les impressionnait par son
courage physique et son audace. Victor Leduc raconte, par exemple,
qu’elle a vendu boulevard Saint-Michel le journal l’Avant-Garde,
organe de la Jeunesse communiste ; elle l’a vendu seule, alors qu’à
cette époque on ne faisait jamais une vente sans être accompagné d’un
sérieux service d’ordre. Ses copains lui disaient qu’elle allait se
faire tabasser ; elle répondait tranquillement qu’elle vendait seule,
car ils ne pouvaient penser qu’aucun service d’ordre ne la protégeait.
Voilà pour le personnage : elle n’avait pas froid aux yeux, était
intrépide, difficile à contrôler. Les cadres communistes s’en sont
d’ailleurs vite méfiés. André Marty, par exemple, lui reprochait de se
comporter en garçon, de ne pas avoir les vêtements ni le profil d’une
fille. La Résistance lui donnera l’occasion de donner toute sa mesure.
Elle a épousé Raymond en 1939. Etait-il lui aussi au Parti communiste ?
Il ne l’a jamais dit. Je pense qu’il était philocommuniste ; en tout
cas, il était clairement dans cette mouvance-là. La guerre survient ; il
est mobilisé, puis prisonnier de guerre. Là, elle l’aide à s’évader une
première fois. En 1940, ils arrivent tous les deux en zone sud,
s’installent à Lyon. Elle demande un poste de professeur de lycée, lui
trouve un emploi d’ingénieur des Ponts. Pour pouvoir enseigner à Lyon,
elle doit cependant passer par Vichy. Lors de ce voyage, elle fait une
rencontre décisive dans un café à Clermont-Ferrand, vers
octobre-novembre 1940, avec un petit groupe de personnes qui fonderont ce qui va s’appeler d’abord la Dernière Colonne, puis Libération de zone sud, un des trois mouvements de la Résistance non communiste de zone sud. Il y a là Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Jean Cavaillès, le philosophe, et Georges Zérapha, fondateur de la Lica (aujourd’hui Licra), un type qui avait fait beaucoup de coups de poing dans les années 30 contre les antisémites... Ces quatre personnages (elle figure désormais dans le groupe) vont penser une action de résistance, et c’est le début de l’engagement militant. Elle rentre ensuite à Lyon, en parle à son mari qui, très vite, s’agrège à ce groupe.
C’est une question compliquée. Si l’on dressait un organigramme du
mouvement Libération Sud, on ne trouverait pas d’emploi très défini à
Lucie Aubrac. Elle ne dirige pas le service social, ni le service
paramilitaire, ni la propagande. Mais, pour moi, qui ai étudié de très
près la façon dont fonctionne le centre de décision de ce mouvement,
elle a un rôle central. D’abord, parce que son mari et elle ont un
foyer, un petit garçon né en 1941 ; c’est un point de chute, car ils ont
tous les deux pignons sur rue, des activités professionnelles. Ils
reçoivent des amis qui se trouvent être les dirigeants du mouvement.
Elle est mêlée constamment aux discussions au plus haut niveau, sur la
stratégie à élaborer. Elle n’a donc pas de place définie dans
l’organigramme, mais la manière dont un mouvement de résistance
concevait sa ligne était un processus d’imprégnation : elle a participé
à ce processus. Elle est aux avant-postes, d’autant qu’elle n’a pas un
caractère à jouer les seconds rôles. C’est une hyperactive, qui, même
dans les situations désespérées, envisage les solutions. C’est une
denrée rare, quelqu’un de précieux, elle joue donc un grand rôle à la
tête du mouvement.
Elle était très impulsive, mais, en même temps, rationnelle. Elle
réfléchissait méthodiquement à la façon dont elle pouvait mener son
projet à terme. Téméraire, certainement. Comme quelqu’un qui pense qu’il y a toujours une issue. Cela impliquait beaucoup d’audace dans ce
qu’elle a fait entre 1940 et 1943. Notamment la manière dont elle a
monté l’évasion de son mari, le 21 octobre 1943.
Elle dirige en effet ce groupe franc, constitué de militants aguerris
qui font des actions de choc (il n’y en a pas tant que ça dans la
Résistance). Non seulement ils ont obéi à cette femme, sans aucun état
d’âme, mais ils ont accepté qu’elle ait entièrement conçu l’action,
l’ait minutée, etc. Après la guerre, ils ont continué de se voir, leur
lien était très fort.
Personne n’était au courant de tout. Elle savait beaucoup de choses,
mais, dans la Résistance, les choses que vous saviez étaient
évanescentes ; vous connaissiez un pseudo, il n’était plus valable
quarante-huit heures plus tard... Elle connaissait en revanche
l’architecture d’ensemble ; c’est ce qui différencie un dirigeant d’un
militant. Et si elle savait le fonctionnement de l’organisation, c’est
qu’elle était de ceux qui l’avaient bâtie.
Leur vie est celle de personnes errantes. Jusqu’à la mi-février 44, où
ils sont exfiltrés par avion, qui les envoie à Londres. Trimballés d’un
logement à l’autre, un bébé sous le bras, un autre sur le point de
naître (elle a accouché le surlendemain de son arrivée à Londres). Cette
vie difficile reposait entièrement sur la solidarité des foyers qui les
accueillaient. Leur tête était mise à prix ; c’était très éprouvant,
d’autant que les parents de Raymond Aubrac avaient été arrêtés par la
milice fin 1943. Juifs, ils ont été déportés, sans retour.
Oui, brièvement. Elle raconte ça dans ses souvenirs. Mais elle n’a pas
travaillé avec lui.
C’est en effet le début du raisonnement. Vous prenez un fait Raymond
Aubrac est en effet le seul à rester à Montluc et, à partir de là,
vous extrapolez.
Dans la Résistance, on faisait des choses insensées, qui comportaient
des prises de risque énormes ; c’est ce qu’elle a fait. Jean-Pierre
Vernant, qui la connaissait d’avant-guerre, l’a toujours crue
parfaitement capable de se rendre « tranquillement » rue Berthelot dans
les locaux de la Gestapo de Lyon. D’autres aventures analogues
paraissent après coup, en 2007, parfaitement impossibles à envisager.
Or, on a la preuve que, dans beaucoup de cas, elles sont avérées.
C’est d’abord lié au retour de Klaus Barbie, son extradition, son
procès, la stratégie de son avocat Vergès, qui voulait en profiter pour
faire aussi le procès de la Résistance. Je crois aussi qu’à l’époque,
l’héroïsme a fini par avoir mauvaise presse. Les héros ne sont
acceptables que morts. Or là, on avait une femme en passe d’acquérir un
statut d’héroïne, à qui Claude Berri consacrait un film, enfin un
personnage très exposé médiatiquement. Et puis il y a l’idée que, si
l’on a survécu à tout cela, c’est qu’on en rajoute. Ce qui est certain,
c’est que la mémoire recompose, et Lucie Aubrac n’a pas échappé à la
règle. Qu’elle ait pu dire des choses approximatives, que sa nature
généreuse l’ait emportée à raconter des faits qui ne correspondaient pas
à l’exacte vérité, très sûrement. Le récit d’un témoin n’est pas un
brevet d’exactitude. En tout cas, si elle n’était pas toujours exacte,
Lucie Aubrac était toujours sincère.
Elle avait 28 ans en 1940. Ils la voyaient comme une militante, comme
eux. Après la guerre, elle a été une personnalité très estimée de
beaucoup d’autres survivants de la Résistance. Qui lui étaient
reconnaissants de cette fonction de passeuse de mémoire. En même temps, exposée comme une icône, elle a pu indisposer un certain nombre de gens. Une certitude : peu d’hommes ont eu des vies comme la sienne. Un dernier exemple : elle fut nommée représentante à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger (créée par le général de Gaulle), alors qu’à l’époque les femmes n’avaient pas le droit de vote.
[1] Laurent Douzou est historien, professeur à l’Institut d’études politiques de Lyon, spécialiste du mouvement Libération Sud. Son dernier livre paru est la Résistance française, une histoire périlleuse (Le Seuil, 2005).