Charlie hebdo assigné pour blasphème


article de la rubrique laïcité > le droit local en Alsace-Moselle
date de publication : mercredi 19 février 2014
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La Ligue de défense judiciaire des musulmans a assigné Charlie Hebdo devant le tribunal correctionnel de Strasbourg pour « blasphème » et devant le TGI de Paris pour « provocation et incitation à la haine à raison de l’appartenance religieuse ainsi que d’injure ». Ces poursuites visent la une de Charlie Hebdo du 10 juillet dernier, qui titrait : « Le Coran c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles. »

Le délit de « blasphème » n’existe qu’en Alsace-Moselle, où la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État ne s’applique pas – quatre Églises y bénéficient d’ailleurs d’un statut de culte reconnu : les cultes catholique, luthérien, réformé et juif. Le code pénal local sanctionne deux délits dans le domaine religieux : son article 166 punit le « blasphème public contre Dieu » d’une peine de trois ans de prison maximum, et l’article 167 sanctionne les atteintes au libre exercice du culte. Ces deux articles ont été utilisés en 1954, et l’article 167 a permis de condamner en 1997 des militants qui avaient manifesté contre des propos jugés homophobes de l’évêque de Strasbourg –
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En avril 2007, lors de son 84e congrès réuni à Saint-Denis, la LDH avait adopté une résolution rappelant que « la séparation de toutes les religions et de l’État, la liberté de conscience et d’exercice de tous les cultes, sont les principes intangibles du socle commun de la laïcité, qui ne doivent souffrir aucune exception sur l’ensemble du territoire français. » Et la première des demandes qu’elle formulait dans l’attente de l’abrogation d’un « concordat archaïque et obsolète » était la « suppression du délit de blasphème inscrit dans un droit pénal "local" ». [1]


« Charlie Hebdo » : peut-on invoquer le délit de « blasphème » en France ?

par Camille Bordenet, Le Monde.fr, le 17 février 2014


Profitant de l’existence du délit de « blasphème » dans le droit local alsacien – alors qu’il n’existe plus dans le droit commun français –, la Ligue de défense judiciaire des musulmans (LDJM), dirigée par l’ex-avocat Karim Achoui, assigne Charlie Hebdo pour ce motif devant le tribunal correctionnel de Strasbourg. La première audience s’ouvre ce lundi 17 février. Les poursuites visent la une de l’hebdomadaire satirique du 10 juillet dernier, qui, après une tuerie en Egypte, titrait : « Le Coran c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles ».

La LDJM poursuit aussi Charlie Hebdo pour « provocation et incitation à la haine à raison de l’appartenance religieuse ainsi que d’injure » devant le tribunal de grande instance à Paris.

LA RÉPUBLIQUE PROTÈGE LE CITOYEN, PAS SA CROYANCE

Le Larousse définit le blasphème comme une « parole ou un discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré ». En France le délit de blasphème n’existe plus depuis la Révolution. Il a été supprimé du droit français par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, avant d’être réinstauré sous la Restauration puis de nouveau définitivement supprimé par la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse. Du point de vue du droit commun français, une caricature, même irrespectueuse, ne peut donc être un blasphème.

S’ils ne pénalisent pas le blasphème, les tribunaux français sanctionnent toutefois « l’injure, l’attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse » ou l’incitation à la haine raciale ou religieuse : ils jugent donc régulièrement des affaires qui concernent la diffamation des individus. « La nuance peut paraître subtile mais elle est fondamentale, c’est le citoyen que protège la république, pas sa croyance », insiste Hubert Lesaffre, docteur en droit public, dans une tribune publiée par Libération.

La justice française laïque déboute ainsi quasi systématiquement les groupes religieux qui, devant les tribunaux, questionnent la liberté d’expression au nom de la défense de leur religion. « Les droits de l’homme ne protègent pas et ne doivent pas protéger des systèmes de croyance », rappellent régulièrement les représentants de l’Union européenne (UE) devant l’Organisation des nations unies (ONU), confrontée à ces débats depuis une quinzaine d’années.

L’EXCEPTION ALSACIENNE, NON APPLIQUÉE DEPUIS PRÈS D’UN SIÈCLE

Il n’y a qu’en Alsace-Moselle, terre concordataire qui n’est pas soumise à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, que le blasphème est reconnu comme un délit. L’article 166 du code pénal local – hérité de la législation allemande – relatif au blasphème énonce :

« Celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement contre Dieu par des propos outrageants, ou aura publiquement outragé un des cultes chrétiens ou une communauté religieuse établie sur le territoire de la Confédération et reconnus comme corporation, ou les institutions ou cérémonies de ces cultes ou qui, dans une église ou un autre lieu consacré à des assemblées religieuses, aura commis des actes injurieux et scandaleux, sera puni d’un emprisonnement de trois ans au plus. »

Par ailleurs, dans la région Alsace et le département de la Moselle, quatre cultes – dits cultes « reconnus » – sont régis par un statut particulier : le culte catholique, les cultes protestants luthérien (Eglise de la confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine, ECAAL) et réformé (Eglise réformée d’Alsace et de Lorraine, ou ERAL) et le culte judaïque. C’est ce qui fait dire à Charb, directeur de Charlie Hebdo, qu’« on sait d’avance que le procès n’ira pas jusqu’au bout dans la mesure où la religion musulmane n’est pas dans le concordat », rapporte 20 minutes.

Pourtant, si la première partie de l’allégation de Charb a des chances de se confirmer, ce n’est pas pour la raison qu’il invoque. Sollicité par Le Monde.fr, Eric Sander, secrétaire général de l’Institut du droit local alsacien-mosellan, rappelle que « n’importe quel culte, statutaire ou non, peut invoquer l’article 166 du code pénal local qui est indépendant du régime des cultes ».

Interrogé en 2006 quant à savoir si les dispositions du droit local alsacien « s’appliquent à toutes les convictions religieuses ou seulement aux cultes légalement reconnus », le ministère de l’intérieur avait précisé que « la mise en œuvre et la détermination du champ d’application [de l’article 166], notamment quant à son extension aux cultes non reconnus, relèvent de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire ». « C’est à l’appréciation du juge de dire si l’infraction est ou non constituée », confirme M. Sander.

Pour ce qui est de la probabilité que le procès actuel aboutisse, le secrétaire général ne se prononce pas mais rappelle que, toutes religions confondues (et non pour le culte musulman en particulier), « il n’y a pas eu d’application de l’article 166 depuis 1918 »...

UNE TRIBUNE MÉDIATIQUE AVANT TOUT

Pour la jeune association LDJM, lancée en septembre par le sulfureux Karim Achoui – à la veille de l’ouverture du procès de sa tentative d’assassinat – pour prendre en charge les victimes musulmanes « d’humiliations, de sanctions injustifiées et arbitraires », assigner Charlie Hebdo en justice représente avant tout une occasion de s’offrir une tribune médiatique.

Engagées dans une procédure similaire en 2008, des associations musulmanes avaient été déboutées. Tous les ans depuis 1999, les 57 pays de l’Organisation de la conférence islamiques’efforcent, en vain, de promouvoir devant la commission des droits de l’homme de l’ONU, le concept de « diffamation des religions », autre appellation du « délit de blasphème », surtout en vigueur dans les pays musulmans.

Camille Bordenet


Notes

[1Voir également : “Délit de blasphème : ça suffit” de Michel Seelig.


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