Nous reprenons ci-dessous deux textes de Michel Seelig, président du Cercle Jean Macé de Metz (réseau des Cercles Condorcet) concernant notamment ce que l’on a l’habitude de désigner par l’expression “ délit de blasphème ”.
Michel Seelig aborde des problèmes liés à l’existence d’un code pénal local spécifique aux deux départements alsaciens et à celui de la Moselle. Le premier texte fait suite au point de vue exprimé par Paul Berger en évoquant l’application des articles 166 et 167 du code pénal local. Il est suivi de la synthèse de l’histoire de ce droit local qu’il a présentée à l’Observatoire National de la Laïcité en France le 16 décembre 2014.
Les articles 166 et 167 du code pénal local
Sur le délit dans le code pénal local (article 166)
Depuis le début des années 50, personne n’a été effectivement condamné DÉFINITIVEMENT sur la base de ce texte. À cette époque, une personne l’avait été et n’avait pas fait appel. Depuis, soit la procédure n’a pas abouti (vice de forme dans la plainte, non-lieu … c’est le cas des plaintes contre Charlie-Hebdo ou l’écrivain Castelluci), soit (et c’est le cas des militants dAct’Up ayant manifesté à la cathédrale de Strasbourg en 1997) les personnes condamnées en première instance ont fait appel et la Cour a requalifié le délit en vertu de l’article 167 du Code local, article qui ne réprime pas le blasphème mais le trouble au culte [1].
L’enseignant juriste messin Bernard Zahra a affirmé récemment sur France 3 que l’article 166 n’était plus « opposable » du fait de sa non-publication dans une traduction officielle, donc non applicable, donc qu’il était inutile de l’abroger.
Sur un plan strictement juridique il n’a pas tort.Mais le dossier est aussi
- symbolique : une abrogation officielle constituerait un signe très important, la première avancée formelle dans la réduction des régimes dérogatoires en matière religieuse, depuis 1974 (la suppression de l’obligation pour les instituteurs d’assurer eux-mêmes l’enseignement religieux)
- politique : il s’agit d’enlever aux extrémistes barbus ou en soutane la possibilité de disposer d’une tribune médiatique.
Sur les demandes de suppression de ce texte
À l’évidence, les autorités religieuses et l’Institut du Droit Local n’avaient jusqu’à présent jamais proposé une telle mesure … bien au contraire pour elles le code pénal constituait une barrière contre les attaques que pouvait subir les Églises (principalement catholique), il était en phase avec des dispositions similaires en Europe et, surtout, il ne fallait pas toucher à une disposition du Droit local, sinon nous expliquait-on, par contagion, tout le reste allait s’effondrer…
Au contraire et nous pouvons présenter d’innombrables documents en ce sens, les organisations laïques n’ont cessé de formuler cette demande sous toutes les formes possibles.
Il faut bien voir dans quel contexte a été présentée la proposition des autorités religieuses. Elle a été formulée lors de l’audition des cultes, le 6 janvier (donc la veille de l’attentat contre Charlie ) par l’Observatoire National de la Laïcité…
En effet le projet de réforme territoriale et l’affaiblissement de l’ensemble du Droit local ont provoqué d’après mes sources une vraie panique parmi les défenseurs du statu-quo … panique accentuée par la décision de l’Observatoire national d’ouvrir ce dossier …
La position des cultes est à l’évidence purement tactique … « Voyez comme nous sommes ouverts, libéraux, modernes … supprimons le délit de blasphème » .. Sous-entendu : « 1) de toute façon cela ne nous coûte rien puisque personne n’est condamné … 2) en contrepartie de notre magnifique effort, il serait normal que l’on ne touche pas à nos privilèges, salaires, enseignement, facultés de théologie ».
L’attentat contre Charlie, du fait du hasard du calendrier, a conforté la position des cultes. Leur proclamation date du 6 janvier, l’attentat du 7 … la publication dans le Républicain Lorrain du 13 seulement … Les cultes apparaissent ainsi comme ceux qui donnent une réponse symbolique et politique à l’attentat …
Metz, le 16 janvier 2015
Michel Seelig
Monsieur le Président
Mesdames, Messieurs,
Merci d’avoir accepté ma demande d’audition.
Le sujet qui nous occupe aujourd’hui est un vieux dossier où les données de l’Histoire sont partout sous-jacentes. Mais par de nombreux aspects, c’est aussi un sujet d’actualité.
L’Histoire, c’est ce qui fonde les décisions du Conseil Constitutionnel au sujet du « droit local » de Moselle et d’Alsace. Jean-Marie Woehrling, Président de l’Institut du Droit Local le regrettait publiquement lors du colloque du 24 octobre dernier organisé par l’Institut. De ce fait, le Conseil Constitutionnel ne donnait pas corps, pour la Moselle et les départements du Rhin, au concept de « territorialité du droit » cher aux défenseurs d’une « identité alsacienne »…
Pour le Conseil Constitutionnel, cette histoire ce n’est même pas vraiment celle des départements concernés, mais celle de l’écriture de notre loi fondamentale. Les constituants de 1946, puis de 1958, ont qualifié notre République de laïque alors qu’ils étaient parfaitement conscients des particularismes locaux. Ainsi ces particularismes, bien que non conformes dans l’absolu avec le qualificatif de laïque ne devaient pas être considérés comme incompatibles avec la Constitution.
Mais, nous disent aussi les « Sages » de la rue de Montpensier, ces régimes dérogatoires ne peuvent pas connaître d’extension et peuvent être supprimés si le législateur en décide ainsi. On peut raisonnablement penser que les éléments réglementaires de ces régimes sont soumis à des dispositions comparables et peuvent ainsi faire l’objet d’une abrogation par décision de l’exécutif.
Le dossier est donc à l’évidence éminemment politique.
Je limiterai en conséquence dans mon propos l’exposition des éléments de la véritable archéologie juridique auquel ce dossier d’Alsace et Moselle a donné lieu depuis des décennies, tout particulièrement pour le régime des cultes et l’enseignement religieux. Je vous remets par ailleurs un dossier synthétique. Il tient compte de la très récente publication officielle de textes de la période allemande.
En revanche, il me parait nécessaire de donner à ce dossier une perspective historique. Pour ce faire, je retiendrai quelques points de vue.
Tout d’abord, et je ne vous apprends rien, les divers régimes dérogatoires sont une construction historique menée sur plus de deux siècles. Textes français du XIXe, textes de l’Empire d’Allemagne ou spécifiques à la « Terre d’empire d’Alsace-Lorraine » durant la période d’annexion, textes d’adaptation après le retour à la France en 1918 et jusqu’à nos jours.
Ensuite, l’Histoire nous permet de saisir les raisons du maintien depuis la fin de la Grande Guerre de dispositions totalement différentes du droit général français. J’en retiendrai quelques-unes :
Depuis 40 ans, aucune force politique n’a véritablement développé dans les 3 départements un discours laïque, sur les régimes dérogatoires locaux.
En 1974, les instituteurs obtiennent de ne plus avoir à afficher leur appartenance confessionnelle, les écoles pluriconfessionnelles deviennent la règle et l’enseignement religieux est désormais presque uniquement délivré par les ministres des cultes et des catéchistes. La revendication laïque reste au programme des syndicats enseignants, mais n’a plus la même importance …
Le champ est donc totalement libre pour les tenants des régimes dérogatoires.
Trois arguments sont régulièrement opposés à tous ceux qui souhaitent faire évoluer le système :
En premier lieu le prétendu « attachement de la population » au statu quo. Un exemple tout récent : le 8 décembre dernier avait lieu sur ARTE un débat entre Gérard DELFAU, Malek CHEBEL et Isabelle de GOLMAIN. Cette dernière est directrice du service « religion » au quotidien La Croix.
À deux reprises, avec un énorme aplomb, elle nous affirma, je cite exactement « la population est très attachée à ce Concordat », puis « la population s’est prononcée très clairement, cela fait partie de sa culture »… On est en droit de se demander quel est le fondement d’une telle affirmation ? Le candidat Jean-Luc Mélanchon aux dernières présidentielles s’était prononcé pour la suppression du Concordat. Son résultat en Alsace et en Moselle, comparable à celui obtenu ailleurs en France signifie-t-il, en creux, que les Alsaciens et Mosellans sont très majoritairement hostiles à cette mesure ? Lorsque les électeurs votent socialiste à Metz ou Strasbourg, UMP pour la région Alsace, UDI pour le département de la Moselle, cela vaut-il adhésion pleine et entière aux régimes dérogatoires ? Or, les églises sont vides comme ailleurs et, j’y reviendrai, les parents sont de plus en plus nombreux à refuser l’enseignement religieux.
Le deuxième argument consiste à affirmer l’unicité du « droit local ». Tout serait lié ; toucher à un élément fragiliserait l’ensemble. Or, lors du retour à la France après 1918, la définition des régimes dérogatoires, énumérés par la loi de 1924, fait la part belle au maintien d’avantages particuliers de nombreux groupes économiques ou sociaux : artisans, pharmaciens, notaires et autres professions juridiques, chasseurs, mais aussi les salariés et les bénéficiaires du régime local d’assurance maladie… et bien entendu, ministres des cultes reconnus. Et l’on a convaincu chacun de ces groupes plus ou moins vastes que le « Droit local » était un tout cohérent et qu’il ne fallait toucher à aucun élément sauf à risquer de mettre à bas l’édifice… … Il suffit de jeter un coup d’œil sur la loi de 1924 (voir texte dans le dossier) pour se rendre compte qu’il n’existe aucun lien juridique entre ces divers domaines du droit, si ce n’est une proximité textuelle … Et plusieurs régimes ont disparu sans affecter en rien ceux qui subsistaient…
Le dernier argument est étroitement lié au précédent : il y aurait une incontestable supériorité des régimes dérogatoires alsaciens et mosellans sur les dispositions du droit général français. Mais aujourd’hui, le château de cartes vacille … la plupart des régimes sont mal en point. Le récent colloque de l’IDL du 24 octobre recensait les incertitudes qui les minent et souvent même annoncent leur extinction :
Alors si tout s’écroule, que reste-t-il ? Le Concordat, l’enseignement religieux, et autres facultés de théologie. Les propos des responsables politiques au colloque du 24 octobre sont significatifs. Monsieur Philippe Richert président de la région Alsace et Monsieur Roland Ries maire de Strasbourg l’ont clairement affirmé : il s’agit de préserver l’identité alsacienne ! Le maire de Strasbourg particulièrement lyrique évoqua je cite « un élément essentiel de notre identité, au même titre que le bilinguisme ! »… « un socle culturel et sociétal » … « un héritage consubstantiel à l’identité alsacienne » !!! Les actes du Colloque seront publiés par l’IDL … je vous remets le compte-rendu que j’en ai réalisé.
Faut-il préciser qu’un Mosellan ne peut pas se sentir concerné par un tel discours. La Moselle n’est pas alsacienne. Si vous le souhaitez, je pourrai facilement développer ce point.
Et alors que les églises se vident, qu’en moyenne la moitié au moins de l’ensemble des parents d’élèves du primaire et du secondaire demandent à dispenser leurs enfants de l’enseignement religieux, que les fondements juridiques des régimes dérogatoires relatifs aux questions religieuses s’effritent, force est de constater que le dernier argument en leur faveur s’apparente à un repli identitaire régional !
Au vu de tous les éléments que je viens de développer, il apparaît de plus en plus nécessaire de remettre en cause les régimes dérogatoires relatifs au « religieux », à savoir le régime des cultes, l’enseignement religieux, les facultés publiques de théologie et le délit de blasphème.
Les autres délégations présentes ce matin ont ou vont développer chacun de ces sujets. Je souhaite éviter une certaine redondance au cours de cette séance. Je vous remets un dossier synthétique. Et je vais me contenter de quelques mots sur chacun des points de ce dossier.
Sur les facultés de théologie, je sais que mon amie Françoise Olivier-Utard de l’Union Rationaliste présente un dossier sérieux et argumenté. Je me rallie totalement à ses propos
Pour conclure, je reviendrai un instant à un point d’histoire. Le 22 novembre 1918, les troupes françaises occupent enfin la capitale alsacienne. À la tête de la 4ème Armée, le général Giraud fait afficher une adresse « Aux habitants de Strasbourg » qui proclame notamment « La France vient à vous, Strasbourgeois, comme une mère vers un enfant chéri, perdu et retrouvé. Non seulement, elle respectera vos coutumes, vos traditions locales, vos croyances religieuses, vos intérêts économiques, mais elle pansera vos blessures… »
Ce premier acte déclaratif d’une autorité publique française en Alsace s’inscrivait dans une tradition qui remonte à l’Ancien Régime : le maintien des privilèges des territoires nouvellement annexés au Royaume… et non dans l’esprit de la République qui proclame l’universalité de ses valeurs.
Nous en sommes toujours là, près d’un siècle plus tard.
Constamment, et jusqu’à nos jours, les autorités de la République n’ont pas cessé de donner des gages aux défenseurs des régimes dérogatoires.
Un exemple très récent. Depuis 1985, existait une Commission d’harmonisation du droit privé. Elle était constituée de magistrats et de praticiens du droit, sous la présidence d’un élu politique.
En janvier 2014, cette structure est dissoute et remplacée par une Commission du Droit local d’Alsace et Moselle. Cette dernière, présidée par un député alsacien, comporte toujours les représentants des diverses cours de justice, des juristes universitaires ou praticiens du droit. On a adjoint à cet aréopage les représentants des chambres consulaires et … des cultes reconnus … et bien évidemment aucun représentant officiel des associations laïques …
C’est pourquoi, pour conclure définitivement, je remercie l’Observatoire d’avoir permis l’expression de plusieurs associations ou collectifs.
Les textes du droit local d’Alsace Moselle sont normalement consultables sur le recueil des actes administratifs des Préfectures concernées (Moselle, Bas-Rhin, Haut-Rhin) ; ils sont également accessibles sur le site Legifrance :
[1] Voir les articles 166 et 167, ainsi que les extraits correspondants de la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État).