le délit de blasphème est encore en vigueur ... en Alsace et Moselle


article de la rubrique laïcité > le droit local en Alsace-Moselle
date de publication : mercredi 12 avril 2006
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Le code pénal local d’Alsace-Moselle, au motif de protéger les libertés religieuses, comporte deux articles qui établissent le délit de blasphème.

L’existence de ces deux articles constitue une menace pour tous les Français : si le délit de blasphème a été aboli en France en 1791, il s’est trouvé très récemment deux députés UMP, Jean-Marc Roubaud et Eric Raoult, pour proposer de le réintroduire dans le code pénal.


La loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat ne s’applique pas en Alsace et Moselle. En effet, à l’époque de l’adoption de cette loi, les territoires actuels du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, faisaient partie de l’Empire germanique [1]. Redevenus français en 1918 [2], ces trois départements relèvent d’un droit spécifique local qui couvre, entre autres, la législation sociale, le droit du travail, et les cultes religieux.

Actuellement, quatre Eglises y bénéficient d’un statut de culte reconnu : l’Eglise catholique, les cultes luthérien (Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine) et réformé (Eglise réformée d’Alsace et de Lorraine), et juif.

Les délits liés au culte

Le code pénal local d’Alsace-Moselle, reprenant deux articles du code pénal allemand de 1871, sanctionne deux délits dans le domaine religieux.

Le « blasphème public contre Dieu » est puni d’une peine de trois ans de prison maximum selon l’article 166 du code pénal local :

Celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement contre Dieu par des propos outrageants, ou aura publiquement outragé un des cultes chrétiens ou une communauté religieuse [...], ou les institutions ou cérémonies de ces cultes ou qui, dans une église ou un autre lieu consacré à des assemblées religieuses, aura commis des actes injurieux et scandaleux, sera puni d’un emprisonnement de trois ans au plus.

Et l’article 167 sanctionne les atteintes au libre exercice du culte :

Celui qui, par voie de fait ou menaces, aura empêché une personne d’exercer le culte d’une communauté religieuse établie dans l’Etat [...], ou qui, dans une église, aura par tapage ou désordre volontairement empêché ou troublé le culte ou certaines cérémonies du culte [...] sera puni d’un emprisonnement de trois au plus.

Ces deux articles ne subsistent pas seulement comme traces anecdotiques d’un passé révolu. Ils ont été utilisés en 1954 par la cour d’appel de Colmar qui avait retenu « le trouble volontairement apporté au culte » contre deux personnes qui avaient harangué les fidèles à l’issue d’une messe [3].

Plus récemment, il y a à peine dix ans, l’article 167 a permis de condamner de dangereux manifestants dans les circonstances suivantes.

Dimanche 27 octobre 1996, dans la cathédrale de Strasbourg.

Peu avant 11h, la messe va débuter quand, soudain, aux premiers rangs, une douzaine de jeunes vêtus de noir brandissent des panneaux. Sur l’un d’eux : « Elchinger, ta haine des pédés est une maladie ». Une jeune femme tente de s’exprimer au micro pour dénoncer les propos de Mgr Elchinger, auteur d’une tribune libre parue le dimanche précédent dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace où il élevait contre la délivrance de certificats de vie commune à des couples homosexuels par des municipalités alsaciennes. Très vite, la police est prévenue, et les militants sont évacués. En Alsace, on ne badine pas avec le culte : le procureur de la République poursuivra cinq des perturbateurs.

A l’origine de cette action spectaculaire, des militants d’Act Up, d’EGALES (association des étudiants gays et lesbiennes de Strasbourg) et de Ras l’front, ont voulu protester contre les propos de l’ancien évêque de Strasbourg. Une petite phrase, en particulier, les a choqués : « La dimension morale de la société est une composante fondamentale de l’homme. L’évacuer, lui préférer la satisfaction des pulsions instinctives, c’est faire régresser l’homme vers l’animalité ».

L’audience est fixée au 29 janvier. Les cinq prévenus risquent trois ans d’emprisonnement... en vertu du droit allemand. Leurs avocats ont demandé la relaxe. Le procureur de la République a requis quarante jours-amende. Le 5 mars 1997, la condamnation tombe : quarante jours amende à 100 F. Les cinq militants sont sommés de payer sans quoi ils risquent vingt jours de prison ferme.

Toutes les associations défendant les droits des homosexuels s’indignent. Les Verts, Catherine Trautmann, à l’époque maire de Strasbourg, s’élèvent contre cette condamnation.

La protestation de la LDH

Scandaleuse condamnation de militants d’Act up

La condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Strasbourg à l’encontre de militants qui ont protesté, durant l’office, contre les propos insultants de Mgr Elchinger est surprenante à double titre.

Le recours à une disposition du code pénal allemand réprimant spécifiquement les troubles dans un lieu de culte constitue une violation du principe constitutionnel de laïcité.

Il est stupéfiant que les propos injurieux de Mgr Elchinger ramenant l’homosexualité n’aient pas fait l’objet de poursuites du Parquet.

En pratiquant cette discrimination et en sanctionnant les seuls militants d’Act up, l’institution judiciaire participe à un ordre moral qu’elle n’a pas à cautionner.

La LDH assure les militants condamnés de son entière solidarité.

Paris, le 6 mars 1997.

La cour d’appel de Colmar puis la cour de cassation confirmeront les condamnations

L’arrêt du 30 novembre 1999, de la chambre criminelle de la cour de cassation [4]

L’application de l’article 167 du Code pénal allemand, maintenu en vigueur dans les départements d’Alsace et de Moselle, texte qui réprime le trouble à l’exercice d’un culte, n’est pas subordonnée à une traduction officielle, ni à une nouvelle publication.

Aff. Fromm et autres ./. Ministère public

Sur le moyen unique de cassation, pris de ce qu’il est fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir condamné D. F. à une peine de 40 jours-amende à 100 francs chacun, du chef de trouble ou atteinte à l’exercice d’un culte établi dans l’État ;

"aux motifs que l’article 167 du Code pénal allemand, fondement de la poursuite, a été maintenu en vigueur par la loi du 17 octobre 1919 et le décret d’application du 25 novembre 1919 : qu’en Alsace-Lorraine, la liberté du culte n’est protégée que par ces dispositions pénales que doctrine et jurisprudence admettent que, même non traduits, les textes allemands maintenus en vigueur sont applicables ;

"alors, d’une part, que le principe de la légalité des délits consacré par l’article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales suppose que la définition des infractions résulte d’une loi répondant aux critères exigés de la loi par la Convention, c’est-à-dire qu’elle soit rédigée dans une langue que comprend l’intéressé, et au premier chef sa langue nationale s’il est assortissant du pays où la poursuite est engagée, qu’elle soit publiée, claire, univoque et accessible à tous ; que ne répond pas à ces exigences un texte dont il n’est pas contesté qu’il n’est rédigé qu’en langue étrangère (en allemand), de surcroît en écriture gothique. qu’il ne fait l’objet d’aucune traduction en français, qu’il n’a jamais été publié au Journal officiel de la République française, seul organe de publication des lois, et dont il n’est pas constaté qu’il ait fait l’objet, en lui-même, d’une quelconque publication ; que la cour d’appel a ainsi violé l’article 7 précité de la Convention européenne des droits de l’homme, outre l’article 6 de la même Convention ;

"alors, d’autre part, que la seule publication en 1919 d’une loi édictant que "les territoires d’Alsace et de Moselle continuent jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur", et d’un décret maintenant "les dispositions pénales concernant [...] les régimes des cultes", sans publication des textes d’incrimination eux-mêmes qui restent inaccessibles en langue française, ne constitue pas la publication d’une loi répondant aux conditions de clarté et d’accessibilité suffisantes pour déterminer une infraction pénale ; que la Cour a encore violé les articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme ;

"alors, de surcroît, que, d’après la cour d’appel elle-même, un texte pénal créant et incriminant un délit a été maintenu en France par une disposition réglementaire résultant du décret du 25 novembre 1919, maintenant des dispositions pénales allemandes ; qu’ainsi la cour d’appel a directement violé l’article 34 de la Constitution, qui ne permet qu’à la loi d’édicter des infractions pénales ;

"alors, encore, que, faute de production du texte - qui ne figure pas au dossier de la procédure - ni de traduction, la Chambre criminelle est dans l’impossibilité absolue de vérifier les éléments constitutifs de l’infraction d’une part, et la légalité de la peine prononcée d’autre part, aucun élément du dossier ne permettant de dire quelle est la sanction prévue par le texte, et si la peine de jours-amende prononcée par les juges du fond est conforme aux texte d’incrimination ; qu’ainsi, la cour d’appel a violé l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 111 -2 du Code pénal, l’article 8 de la Déclaration Lies droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, et l’article 593 du Code de procédure pénale ;

’’alors, enfin, que le texte allemand réprimant le délit (d’après la doctrine accessible en France) par une peine d’emprisonnement, les dispositions de l’article 131-5 du Code pénal étaient inapplicables, et la peine prononcée est illégale, ou en tout cas insuftisamment déterminée par une loi ne correspondant pas aux critères posés par l’article 7 précité de la Convention européenne ;

Attendu qu’avec d’autres prévenus, D. F. a été cité devant le tribunal correctionnel, pour trouble par tapage ou désordre du culte d’une communauté religieuse établie dans l’Etat ;

Attendu que, pour rejeter le moyen pris de l’inapplicabilité de l’article 167 du Code pénal allemand visé à la prévention au regard du principe de légalité et des articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, la cour d’appel, par motifs propres et adoptés, retient que l’article 167 a été maintenu dans les départements d’Alsace et de Moselle par la loi du 17 octobre 1919 et le décret du 25 novembre 19l9, et que son application n’est pas subordonnée à une traduction officielle et à une nouvelle publication ; que, par ailleurs, pour prononcer une peine de jours-amende entrant dans les prévisions de l’article 131-5 du Code pénal, elle relève que l’article 167 précité punit d’une peine d’emprisonnement de trois ans au plus l’infraction qu’elle définit ;

Attendu qu’en statuant ainsi, et dès lors qu’aucun texte ni principe ne subordonne la validité d’une poursuite pénale et la légalité de la peine prononcée à la production au dossier de la procédure, des textes d’incrimination et de répression qui sont par ailleurs disponibles en langue française, la cour d’appel a justifié sa décision ;

D’où il suit que le moyen ne peut qu’être écarté ;
Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;
Rejette

P.-S.

Une information transmise, le 23 déc. 06, par la section de Mulhouse de la LDH :

En avril 2003, lors de la grève de dizaines de demandeurs d’asile kurdes qui s’étaient installés place de la Réunion à Mulhouse, sur les marches du Temple Saint-Etienne (en fait une église catholique), le procureur de la République de Mulhouse avait ordonné l’évacuation des grévistes par les forces de l’ordre au prétexte d’entrave au libre exercice du culte !

Notes

[1Ils avaient été annexés par l’Allemagne à la suite de la défaite de 1870.

[2L’Alsace-Moselle a été à nouveau annexée par l’Allemagne hitlérienne de 1940 à 1945.

[3D’après Le Monde du 31 janvier 1997.

[4Cour de cassation, chambre criminelle, 30 novembre 1999 ; Président M. Gomez, Rapp. : Mme Karsenty ; Av. Gén. : Mme Commaret ; Av. : Mes Waquet et associés, Hennuyer.


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