le délit de blasphème en Alsace-Moselle


article de la rubrique laïcité > le droit local en Alsace-Moselle
date de publication : mardi 27 janvier 2015
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Le blasphème est autorisé partout en France (métropole) ... sauf en Alsace-Moselle. Ce délit, très débattu depuis la tuerie de Charlie Hebdo, y est encore en vigueur dans le droit local.

Roland Rouzeau fait partie des militants qui luttent contre cette survivance d’un âge révolu. Il fait le point ci-dessous.


Le délit de blasphème existe, je l’ai rencontré !

Suite aux événements tragiques et horribles de ce début d’année, de nombreux auteurs, commentateurs, élus, ont rappelé les vertus de la laïcité telle qu’elle existe en France. La quasi totalité d’entre eux a oublié de rappeler qu’elle ne s’applique pas partout, notamment pas en Alsace Moselle ni dans certains territoires ultra-marins. Elle reste relative sur l’ensemble du territoire. Nous nous en tiendrons, dans le cadre de cet article, à l’Alsace-Moselle.

Dans ces trois départements, existe un droit local. Ses sources sont : le droit français antérieur à 1870 ; le droit allemand de la période d’annexion de 1871 à 1918 ; des dispositions spécifiques du droit français d’après 1918. Il concerne de nombreux domaines de la vie sociale : chasse, droit du travail, des associations, régime général de sécurité sociale, etc. ... En matière religieuse, il comprend : le délit de blasphème ; l’enseignement religieux dans l’enseignement public ; le statut des ministres des quatre cultes “reconnus” [1]. Ces trois entités sont pratiquement sans lien juridique entre elles et la dernière seulement relève en partie du concordat. Il existe à la préfecture de Strasbourg un “Bureau des cultes d’Alsace et de Moselle”, dépendant du Ministère de l’Intérieur. Et il a été créé un “Institut du Droit Local”, de type associatif, financé essentiellement sur fonds publics, qui produit une littérature juridique sur ledit droit [2]. Depuis 2013, Le cabinet du Président du Conseil Régional d’Alsace dispose, depuis 2013 d’un collaborateur chargé du dialogue interreligieux.

Le délit de blasphème est régi par les articles 166 et 167 du “code pénal local d’Alsace et Moselle”. Les peines peuvent aller jusqu’à trois ans de prison. Des amendes peuvent également être infligées. Tout ça en application d’un texte du Chancelier BISMARCK, demeuré valide dans ces départements après 1918 (et 1945). Cela a conduit à des condamnations en 1954 et en 1997. Récemment, par deux fois, en 2012 et 2013, des associations intégristes se réclamant l’une de la religion catholique, l’autre de la religion musulmane, ont déposé plainte pour blasphème (dont une contre Charlie Hebdo) auprès des tribunaux strasbourgeois. Les plaignants ont été déboutés.

Il s’est cependant produit un miracle. Selon les trois quotidiens régionaux [3] l’archevêque de Strasbourg, pourtant farouchement attaché aux avantages dont bénéficient les quatre cultes dits “reconnus” en Alsace et Moselle [4], ainsi que les représentants des autres cultes, entendus par l’Observatoire de la Laïcité le 6 janvier, se seraient prononcés pour l’abrogation dudit délit de blasphème. Reste donc à passer aux actes législatifs et réglementaires.

L’enseignement religieux d’une heure hebdomadaire d’un des quatre cultes "reconnus" est réputé obligatoire [5], dans l’Enseignement public, avec possibilité de dispense, que les parents doivent demander explicitement par écrit. Les articles restés en vigueur de la loi Falloux, des textes allemands, des textes français postérieurs à 1918 régissent ces dispositions. Depuis 1971, les instituteurs puis professeurs des écoles peuvent demander à ne pas assurer cet enseignement. En Moselle pratiquement aucun ne l’assure. Il est dispensé dans le premier degré, inclus dans l’horaire national des élèves, soit par des ecclésiastiques (une minorité), soit par des contractuel(le)s (les “dames de religion”), recruté(e)s par l’Education Nationale sur proposition de l’Evêché. Dans le second degré, il est dispensé par des professeurs de religion certifiés (fonctionnaires de l’Etat) ou des contractuels. Ces personnels sont sous contrôle de l’Evêché pour le contenu de leur enseignement. Moins de 50% d’élèves, au total, suit cet enseignement (toujours en Moselle, 60 % des écoliers, moins de 40% des collégiens, 2 (deux) % des lycéens) et la participation est en régression lente mais constante depuis plusieurs années. En Alsace, le rectorat de Strasbourg, sous la pression de l’Evêché, fait du zèle depuis de longues années pour limiter au maximum les dispenses. Les chiffres sont cependant du même ordre, un peu plus élevés en lycée. Cet enseignement a un coût pour la nation (plus d’1,6 million d’€ pour la seule Moselle en 2012-2013).
Il existe aussi des facultés de théologie catholique et protestante à Strasbourg et un Centre Autonome d’Enseignement et de Pédagogie Religieuse( CAEPER) de l’Université de Lorraine (Metz), le tout fonctionnant sur fonds publics et intervenant dans la formation des professeurs des écoles.

Le régime des cultes. Il résulte pour l’essentiel du concordat pour le culte catholique et d’autres textes d’ordre réglementaire pour les trois autres religions. Le Concordat Napoléonien avait pour fonction de mettre l’Eglise sous contrôle et au service de l’Empire [6]. Aujourd’hui, il ne reste en vigueur que quelques articles. Son sens initial a été complètement subverti et ce qu’on peut qualifier de "concordat alsacien" met plutôt l’Etat au service de l’Eglise.
L’archevêque de Strasbourg et l’Evêque de Metz, sont nommés par le Président de la République sur proposition du Pape. Et tous les Français, même si 99,5 % l’ignorent, contribuent, par leurs impôts et taxes à la rémunération, par l’Etat, des ministres des quatre cultes "reconnus".
Un curé est payé sensiblement au même niveau qu’un professeur des écoles ou un certifié, un évêque ou un archevêque au même niveau qu’un fonctionnaire supérieur [7]. Même si ces dispositions concernent les quatre cultes "reconnus", il bénéficie essentiellement et massivement au culte catholique. Le coût est de l’ordre de 60 millions d’€ par an pour le budget de l’Etat.

De longue date des militants laïques d’Alsace et de Moselle s’impliquent sur ce dossier. Depuis 2012, leur action [8], s’est développée en direction du Président de la République, des gouvernements successifs [9], des parlementaires, d’institutions [10], de l’opinion (articles, conférences ...). Malgré le renoncement du Président de la République à appliquer la proposition 46 du candidat Hollande [11], malgré la proclamation servile de leur attachement à la législation locale des cultes des parlementaires PS paniqués par le risque de perdre des voix, malgré la discrétion longtemps manifestée par le PCF sur le sujet pour les mêmes raisons sans doute, malgré la revendication "naturelle" des élus de droite au maintien du droit local, dont l’excellence est pour eux un fonds de commerce, malgré l’action permanente de l’Institut du Droit Local pour élaborer la légitimation idéologique et la défense voire la promotion de celui-ci, ces militants n’ont jamais renoncé.
Aujourd’hui, un dialogue est rétabli avec certains élus PS (Catherine TRAUTMANN, Philippe BIES). Deux audiences ont eu lieu au cabinet de la Ministre de l’Education Nationale. Le nouveau sénateur-maire communiste de Talange (Moselle), Patrick ABATE, va interpeller prochainement, au Sénat, le gouvernement sur la question du blasphème. Ces actions vont se poursuivre.

Les récentes déclarations de l’Archevêque de Strasbourg en faveur de l’abrogation du délit de blasphème, approuvées par les représentants des autres cultes et élaborées avant la survenue des attentats de Paris, doivent être saluées. On peut toutefois légitimement se demander si elles ne visent pas à accepter de sacrifier l’accessoire (le délit de blasphème) pour mieux préserver l’essentiel : les avantages financiers (la rémunération des ministres des cultes) et l’influence idéologique (l’enseignement religieux). On ne fera cependant pas la fine bouche si se concrétise effectivement cette avancée.

Roland ROUZEAU, militant syndical
le 14/01/2015
roland.rouzeau@free.fr


N. B. : cet article doit beaucoup au travail accumulé de militants laïques associatifs (Ligue de l’Enseignement, LDH, FCPE, Laïcité d’Accord) et syndicaux (FSU) d’Alsace et Moselle, et de l’apport d’universitaires en particulier Roland PFEFFERKORN, professeur de sociologie, Université de STRASBOURG, laboratoire CNRS DynamE (UMR 7367) et Francis BERGUIN (†) docteur en droit.

En savoir plus :
http://www.laicitedaccord.com/
http://www.laicitedaccord.com/Conf%...
Précisions questions, compléments d’information : roland.rouzeau@free.fr

Notes

[1Catholique, Protestant de la Confession d’Augsbourg, Protestant réformé, israélite

[2Ses travaux sont fortement orientés dans le sens de la justification et de la consolidation du droit local, dont le droit des cultes.

[3L’Alsace, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Le Républicain Lorrain

[4En déclarant que le concordat "est la garantie de la paix sociale", il vise avant tout à préserver la rémunération des ministres des cultes par l’Etat (voir conclusion).

[5Cet enseignement est présenté par l’Eglise Catholique et l’administration comme obligatoire pour les élèves (avec possibilité de dispense). Un arrêt du Conseil d’Etat de 2004, considère simplement que c’est l’Etat qui a obligation de l’assurer.

[6Ainsi les ecclésiastiques avaient par exemple obligation de signaler tout ce qui pouvait se fomenter contre l’Etat.

[7Curé : indices de début et de fin de carrière 375-672 ; évêque et archevêque : hors échelle A. La rémunération évolue avec l’ancienneté

[8Laïcité d’Accord, Ligue de l’Enseignement du Bas Rhin et de Moselle, Cercle Jean Macé Metz, LDH de Metz et Mulhouse, FCPE Alsace et Moselle, sections départementales FSU d’Alsace et de Moselle, UNSA Alsace, travaillent ensemble selon des configurations variables. La Libre Pensée, et les Profanes (Metz) s’y associent occasionnellement ou agissent spécifiquement.

[9Premiers Ministres, Garde des Sceaux, Ministres de l’intérieur, Ministres de l’Education Nationale.

[10Observatoire de la Laïcité, Commission du Droit Local.

[11"Je proposerai d’inscrire les principes fondamentaux de l a loi de 1905 sur la laïcité dans la Constitution ..."


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