Agnès Tricoire, “petit traité de la liberté de création”


article de la rubrique libertés > liberté de création
date de publication : samedi 2 avril 2011
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La liberté de création n’est prévue dans aucun texte de loi. Le seul texte qui évoque explicitement l’art est l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui fixe à la fois la protection de l’oeuvre et le droit du public d’y accéder.

Or les œuvres font débat. Et ce débat se déroule de plus en plus souvent devant les tribunaux, la loi se montrant sans cesse plus contraignante et répressive. Qui doit juger les œuvres et selon quels critères ? De l’élu qui décide d’interdire telle exposition à la commission de classification des films qui applique des critères ouvertement subjectifs, la littérature, les arts plastiques, la chanson, le cinéma sont désormais passés au prisme des opinions de chacun, religieuses, morales, politiques.

Comment définir la liberté de création ? Y a-t-il des limites acceptables, comme la vie privée ou le droit à l’image ? Comment répondre aux demandes de censure lorsqu’on est un élu ? Que se passe-t-il aux États-Unis, souvent cités en exemple ? C’est à toutes ces questions qu’Agnès Tricoire entend répondre par ce livre, en alimentant la réflexion juridique par d’autres disciplines et en prenant appui sur de nombreux exemples.
Revendiquant la liberté pour le public d’entrer en contact avec les œuvres, pour juger et échanger, sans qu’une instance s’interpose, Agnès Tricoire dessine les contours d’une liberté de création qui s’enracine dans la liberté d’expression mais s’en distingue : l’art n’est pas simplement du discours.

Agnès Tricoire est avocate au barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle et déléguée à l’Observatoire de la liberté de création, créé en 2003 par la Ligue des droits de l’Homme, avec différentes personnalités et associations, pour débattre et intervenir sur ces questions.
Nos publions ci-dessous en “bonnes feuilles”, avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte, un extrait de ce livre qui concerne le blasphème.


Agnès Tricoire, Petit traité de la liberté de création
Éd. La Découverte, coll. Cahiers libres, mars 2011, 300 pages, 20€.

Le délit de blasphème n’existe pas en France...
mais la CEDH valide les législations européennes qui le prévoient [1]

Qu’est-ce que le blasphème ? À qui s’adresse-t-il ? Aux croyants de telle ou telle religion, qui sont libres d’en suivre les préceptes, ou à tout le monde, ce qui obligerait chacun à respecter le dogme de l’autre ? Le blasphème devrait rester une prescription purement religieuse et ne pas être sanctionné par la loi. En droit français, cela tombe plutôt bien, le délit de blasphème n’existe pas. Proposé lors du débat parlementaire préparatoire de la loi du 29 juillet 1881, le délit d’outrage à la morale religieuse, qui existait depuis 1819, fut rejeté lors de la séance du Sénat du 11 juillet 1881. On ne peut plus, comme le fit le procureur Pinard, reprocher à Flaubert de mêler le religieux et le charnel dans la scène de l’agonie d’Emma Bovary (et rappelons que, à l’époque, le tribunal correctionnel de Paris ne l’avait pas suivi sur ce point). La liberté de religion protège l’exercice et l’expression libres de la foi, mais ne permet pas de faire obstacle au droit de critiquer les religions, qui ressort de la liberté d’expression, la seule limite étant qu’il ne faut pas viser les personnes à des fins discriminatoires, en les injuriant. D’où le recours, parfois, à la notion d’injure pour, en réalité, faire juger un blasphème, stratagème utilisé par les intégristes puis, ce qui est beaucoup plus inquiétant, par l’Église catholique et la Grande Mosquée de Paris. Avant d’y regarder de plus près, faisons un petit tour d’Europe.

Le délit de blasphème existe dans certains pays européens et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, on l’a vu avec l’affaire Otto Preminger [2], reconnaît comme une légitime atteinte à la liberté d’expression la sanction par la loi d’expressions offensantes pour la religion. Cette jurisprudence peut évoluer, mais elle est, pour le moment, tout à fait désastreuse.

Il est puni en droit anglais (lequel est ici très loin de la liberté constitutionnelle américaine, qui ne réprime pas le blasphème et le considère comme une libre opinion) : « Une publication revêt un caractère blasphématoire lorsqu’elle contient un quelconque élément de mépris, d’injure, de grossièreté ou de ridicule à l’égard de Dieu, de Jésus-Christ, de la Bible ou du rituel de l’Église d’Angleterre telle qu’établie par la loi. N’est pas blasphématoire le fait de prononcer ou de publier des opinions hostiles à la religion chrétienne, ou de nier l’existence de Dieu, dès lors que la publication est libellée en un langage décent et mesuré. Le critère d’appréciation est la manière dont les doctrines sont défendues, et non leur contenu en soi [3]. » Cette définition qui limite le blasphème à la religion chrétienne a été validée par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’affaire Wingrove (1996), laquelle reconnaît pourtant que le délit de blasphème ne saurait, de par sa nature même, se prêter à une définition juridique précise et accorde aux législations nationales une très grande liberté en la matière.

Visions of Ecstasy

Il s’agissait de l’interdiction d’un film vidéo, Visions of Ecstasy, ainsi décrit par la Cour : Visions of Ecstasy dépeint, notamment, une femme assise à califourchon sur le corps couché du Christ crucifié, se livrant à un acte de caractère manifestement sexuel [...]. Les autorités nationales, usant de pouvoirs qui ne sont pas en eux-mêmes incompatibles avec la Convention [...], ont estimé que la façon de traiter ces images a pour effet de centrer le film "moins sur la sensibilité érotique des personnages que sur celle des spectateurs [...], fonction première de la pornographie" [...]. Elles ont déclaré en outre que, le film n’essayant nullement d’approfondir la signification des images et se bornant à inviter le spectateur au "voyeurisme érotique", la diffusion d’un tel film vidéo pourrait heurter et outrager les sentiments religieux des chrétiens et constituer de la sorte le délit de blasphème. » Une opinion dissidente (juge de Meyer) souligne toutefois : « Dans la mesure où le droit pénal sur le blasphème a été enfreint par le requérant, je ferai remarquer que la nécessité de ce genre de réglementation est très contestable. Je serais plutôt enclin à dire avec M. Patten que, pour le fidèle, "la puissance de ses convictions propres constitue la meilleure armure contre railleurs et blasphémateurs". » Une seconde souligne que seule la religion chrétienne est protégée, ce qui aurait dû conduire à s’interroger sur la légitimité et la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression dans une société démocratique. Cette opinion du juge Lohmus relève également la disparité des conceptions, en Europe, de ce délit, ce qui provoque des disparités d’appréciation de la Cour elle- même : « La Cour opère des distinctions au sein de l’article 10 lorsqu’elle applique sa doctrine sur la marge d’appréciation des États. Pour certaines affaires, la marge laissée est vaste, pour d’autres, plus réduite. On voit mal toutefois sur quels principes se détermine l’ampleur de cette marge d’appréciation. » Je suis entièrement d’accord avec le juge Lohmus.

Neuf ans après l’affaire Wingrove, la CEDH valide une condamnation par l’État turc pour blasphème (13 septembre 2005) d’un éditeur ayant publié en novembre 1993 un roman d’Abdullah Rıa Ergüven, intitulé Yasak Tümceler (« Les phrases interdites »). L’ouvrage traitait, dans un style romanesque, des idées de l’auteur sur des questions philosophiques et théologiques. Il fit l’objet d’une seule édition tirée à deux mille exemplaires. L’acte d’accusation du procureur de la République d’Istanbul était basé sur un rapport d’expertise préparé par le doyen de la faculté de théologie de l’université de Marmara, qui observa : « [...] l’auteur utilise les théories portant sur la substance physique de l’univers, la création, l’existence des lois naturelles d’une manière arbitraire afin de conditionner l’esprit du lecteur selon les conclusions qu’il veut tirer de l’ouvrage. Notamment, dans les passages qui portent sur la théologie, l’auteur emprisonne le lecteur dans les limites de ses idées qui sont dépourvues de toute rigueur scientifique. [...]. L’auteur critique les croyances, pensées, traditions et savoir-vivre de la société turque anatolienne, en adoptant le point de vue indépendant et contestataire des auteurs, penseurs et scientifiques de la Renaissance, afin d’éclairer et d’aviser notre peuple à sa manière. [...] Cette façon de penser qui est fondée sur le matérialisme et le positivisme débouche sur l’athéisme, en reniant la foi et la révélation divine Bien que ces passages soient susceptibles d’être analysés comme un exposé et soutiennent des opinions philosophiques de l’auteur, on observe qu’ils comportent également des propos qui impliquent un certain élément d’humiliation, de mépris et de discrédit envers la religion, le Prophète et la croyance en Dieu dans l’Islam [...J. Selon l’auteur, les croyances et les opinions religieuses ne sont que des obscurités, et les idées basées sur la nature et la raison sont qualifiées de clairvoyance. Il qualifie la croyance religieuse de "mirage de désert", "idée primitive", "extase de désert" et les pratiques religieuses de "primitivisme de la vie dans le désert". [...] »

Il est tout à fait saisissant que la Cour de Strasbourg ait adoubé la condamnation à une amende qui a suivi un tel réquisitoire. Voici comment elle se justifie : « En l’espèce, toutefois, se trouvent en cause non seulement des propos qui heurtent ou qui choquent, ou une opinion "provocatrice", mais également une attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’islam. Nonobstant le fait qu’une certaine tolérance règne au sein de la société turque, profondément attachée au principe de laïcité, lorsqu’il s’agit de la critique des dogmes religieux, les croyants peuvent légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante par les passages suivants : "Certaines de ces paroles ont d’ailleurs été inspirées dans un élan d’exultation, dans les bras d’Ayse. [...] Le messager de Dieu rompait le jeûne par un rapport sexuel, après le dîner et avant la prière. Mohammed n’interdisait pas le rapport sexuel avec une personne morte ou un animal vivant". » Une opinion dissidente est publiée notamment par le président Costa, qui explique que, si ce passage est réellement offensant, on ne peut « isoler ces quelques phrases, à coup sûr injurieuses et regrettables, pour condamner tout un livre et sanctionner pénalement son éditeur. Au demeurant, nul n’est jamais obligé d’acheter ou de lire un roman ». Distinguer le message dans le texte et le message du texte eût été en effet pertinent ici.

Plus récemment encore, la France a été condamnée par la CEDH pour avoir sanctionné, à la demande de l’AGRIF, Paul Giniewski, auteur d’un texte publié dans Le Quotidien de Paris [4] critiquant l’encyclique papale Splendeur de la vérité publiée fin 1993, et expliquant que certains principes de la religion catholique teintés d’antisémitisme ont favorisé l’Holocauste. Le 31 janvier 2006, la CEDH décide : « En envisageant les conséquences dommageables d’une doctrine, le texte litigieux participait donc à la réflexion sur les diverses causes possibles de l’extermination des juifs en Europe, question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. Dans ce domaine, les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite. En effet, si en l’espèce la question soulevée concerne une doctrine défendue par l’Église catholique, et donc un sujet d’ordre religieux, l’analyse de l’article litigieux montre qu’il ne s’agit pas d’un texte comportant des attaques contre des convictions religieuses en tant que telles, mais d’une réflexion que le requérant a voulu exprimer en qualité de journaliste et historien. À cet égard, la Cour considère qu’il est primordial dans une société démocratique que le débat engagé, relatif à l’origine de faits d’une particulière gravité constituant des crimes contre l’humanité, puisse se dérouler librement [...]. Elle a par ailleurs eu l’occasion de noter que "la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression", et qu’"il ne lui revient pas d’arbitrer" une question historique de fond [...]. »

Les législations internes sont aussi mouvantes que la jurisprudence de la CEDH. Ainsi, la Haute Cour de justice britannique a amorcé un mouvement favorable à la liberté de création. La BBC avait diffusé en 2005 une comédie musicale d’origine américaine dans laquelle un Jésus était apparu avec Satan en Enfer, pour cause d’ambiguïté sexuelle. Plainte avait été déposée par un groupe chrétien intégriste, Christian Voice. La Haute Cour décida en 2007 que les télédiffusions et les productions live sur scène sont exclues du délit de blasphème. On peut espérer que l’exception sera étendue à tout le domaine artistique, puisque y manquent le cinéma, la littérature, la musique...

L’Irlande s’est dotée, le ler janvier 2010, d’une loi sur la diffamation qui officialise et punit d’une amende de 25 000 euros le délit de « blasphème », lequel s’applique à toutes les religions et définit le blasphème d’une façon particulièrement large : « Des propos grossièrement abusifs ou insultants sur des éléments considérés comme sacrés par une religion, et choquant ainsi un nombre substantiel de fidèles de cette religion. » La loi précise que « les juges tiendront compte de la valeur littéraire, artistique, politique, scientifique ou académique des propos tenus », sans pourtant prévoir d’exception artistique. Le juge est donc celui de la valeur du propos et non de sa nature, ce qui est tout à fait catastrophique sur le plan de l’objectivité de la décision (le délit étant lui-même abandonné à l’appréciation la plus subjective et la plus arbitraire qui soit, comme l’a très justement dénoncé Reporters Sans Frontières, qui a annoncé son intention de saisir le Conseil de l’Europe).

Agnès Tricoire [5]


Table des matières

Introduction : La liberté d’expression protège-t-elle de la liberté de création ?

I – Comment définir la liberté de création dans le contexte actuel ?

  1. La liberté de créer sous haute surveillance aux États-Unis
  2. Pour en finir avec l’idée que l’État n’y est pour rien
  3. La grande hypocrisie de la protection de l’enfance
  4. Le mobile inavouable de la censure : le climat réactionnaire et la haine de l’art
  5. Jugement de goût ou jugement de droit, comment juger l’œuvre ?
  6. Manifeste pour l’autonomie de l’œuvre
  7. De l’exception artistique à l’exception de fiction

    II – La liberté de création à l’épreuve de la pratique

  8. La forme unique et l’idée unique : le cas particulier du délit de blasphème
  9. Quand un personnage tient un discours raciste, la fiction exclut le délit. L’affaire « Pogrom »
  10. Fiction et personnes réelles : littérature et vie privée
  11. La protection de la réputation face à la liberté de la fiction
  12. Les œuvres et les visages. Photographies, vie privée et droit à l’image
    Conclusion
    Index

Notes

[1Extrait du chapitre 8, Le cas particulier du délit de blasphème, entre les pages 183 et 189.

[2Il s’agit de l’affaire Otto Preminger Institut (du nom de l’association ayant voulu diffuser le film de Schroeter) c/Autriche du 20 septembre 1994.

[3Stephen, Digest of the Criminal Law, § 214, 9e édition, 1950.

[4Du 4 janvier 1994.

[5Vous pourrez lire la suite de ce texte, à partir de la page 189 : Le délit de blasphème n’existe pas en France... mais certains voudraient le voir ressusciter


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