le manifeste de l’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création


article de la rubrique libertés > liberté de création
date de publication : vendredi 25 avril 2008
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Il est essentiel pour une démocratie de protéger la liberté de l’artiste contre l’arbitraire de tous les pouvoirs, publics ou privés. Une oeuvre est toujours susceptible d’interprétations diverses, et nul ne peut, au nom d’une seule, prétendre intervenir sur le contenu de l’oeuvre, en demander la modification, ou l’interdire.

Pour débattre et intervenir sur ces questions, la Ligue des droits de l’Homme, avec des personnalités et des associations, a créé début 2003 un observatoire de la liberté d’expression en matière de création.


Vade retro satanas !

Lors de la séance plénière le 21 novembre 2002, le Conseil Régional Rhône-Alpes a soumis l’attribution d’une subvention à l’association Vienne Action Culturelle pour l’organisation du festival “Jazz à Vienne” à la modification de son affiche 2003 signée Bruno Théry.

Sur proposition des groupes MNR et FN le Conseil régional de Rhône-Alpes a demandé « le retrait immédiat de toutes les affiches [...] faute de quoi la région suspendra son soutien »... au festival de jazz de Vienne. L’affiche — une vierge noire serrant contre son sein un diablotin — «  porte atteinte aux convictions chrétiennes  ».

Ce diablotin ne serait-il pas le blanc en train de sucer le lait de l’Afrique ?

Devant la montée des protestations, le Conseil régional devait finalement décider de rétablir la subvention.

Observatoire de la liberté d’expression dans la création

Un personnage de roman ou de film est fictif : il n’existe pas, autrement que dans l’oeuvre. S’il tient des propos racistes, ou s’il raconte sa vie de pédophile, ces propos n’ont ni le même sens ni la même portée que s’ils étaient tenus par un citoyen s’exprimant dans l’espace public.

D’une part, ils n’expriment pas nécessairement l’opinion de l’auteur, et il serait absurde de condamner pénalement des propos qui n’existent que sur le papier : cela reviendrait à assimiler l’auteur à son personnage, à le confondre avec son oeuvre. Or représenter, évoquer, n’est pas approuver.

D’autre part, le spectateur ou le lecteur peut mettre à distance ces propos.

L’oeuvre d’art, qu’elle travaille les mots, les sons ou les images, est toujours de l’ordre de la représentation. Elle impose donc par nature une distanciation qui permet de l’accueillir sans la confondre avec la réalité.

C’est pourquoi l’artiste est libre de déranger, de provoquer, voire de faire scandale. Et c’est pourquoi son oeuvre jouit d’un statut exceptionnel, et ne saurait, sur le plan juridique, faire l’objet du même traitement que le discours qui argumente, qu’il soit scientifique, politique ou journalistique...

Cela ne signifie pas que l’artiste n’est pas responsable. Il doit pouvoir rendre compte au public, mais toujours dans le cadre de la critique de ses oeuvres, et certainement pas devant la police ou les tribunaux.

Il est essentiel pour une démocratie de protéger la liberté de l’artiste contre l’arbitraire de tous les pouvoirs, publics ou privés. Une oeuvre est toujours susceptible d’interprétations diverses, et nul ne peut, au nom d’une seule, prétendre intervenir sur le contenu de l’oeuvre, en demander la modification, ou l’interdire.

L’histoire a toujours jugé avec sévérité ces censures et ces condamnations qui furent, au fil des temps, l’expression d’un arbitraire lié à une conception momentanée de l’ordre public, de l’ordre moral, voire de l’ordre esthétique.

Nous affirmons que le libre accès aux oeuvres est un droit fondamental à la fois pour l’artiste et pour le public. Il revient aux médiateurs que sont notamment les éditeurs, les directeurs de publication, les commissaires d’exposition, les producteurs, les diffuseurs, les critiques de prendre leurs responsabilités à la fois vis à vis des auteurs et vis-à-vis du public : l’information du public sur le contexte (historique, esthétique, politique), et sur l’impact du contenu de l’oeuvre, quand il pose problème, doit remplacer toute forme d’interdiction, ou toute forme de sanction à raison du contenu de l’oeuvre.

Et il est également essentiel de défendre la liberté de la création et de la diffusion contre les phénomènes d’entrave économique telles les menaces d’abus de position dominante, d’uniformisation des contenus et d’absence de visibilité des oeuvres que font peser les mouvements de concentration.

La Ligue des droits de l’Homme, avec des personnalités et des associations, a créé un observatoire de la liberté d’expression en matière de création pour débattre et intervenir sur ces questions.

Elle demande aux pouvoirs publics l’abrogation : de l’article 14 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 [1], de l’article 14 de la loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse [2], et l’exclusion expresse des oeuvres du champ d’application des articles 24 de la loi de 1881 [1], et 227-23 et 227-24 du code pénal [3], toutes dispositions permettant aujourd’hui soit une mesure d’interdiction par le ministère de l’intérieur, soit une sanction pénale des oeuvres à raison de leur contenu [4].

Elle invite tous ceux qui défendent la liberté de créer, lecteurs, auditeurs, spectateurs aussi bien que les artistes, écrivains, cinéastes, musiciens, éditeurs, critiques, galeries, producteurs, institutions, syndicats, etc... à participer à cet observatoire.

Les signatures ont été publiées en mars 2003 dans Les
Inrockuptibles
, la Quinzaine Littéraire et
Politis. [5]

Actuellement les associations membres de l’Observatoire de la liberté de création de la LDH sont :

- Section française de l’Association Internationale des Critiques d’art : Aica France
- Fédération des Réseaux et Associations des Artistes Plasticiens : FRAAP
- Association des réalisateurs de films de fiction de télévision : Groupe 25 Images
- Société des Gens de Lettres : SGDL
- Union-Guilde des Scénaristes : UGS

La liberté de création en danger

par Agnès Tricoire, Avocate au Barreau de Paris,
membre du Comité central de la LDH [6]

L’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création créé à l’initiative de la LDH, réunit des artistes, des écrivains, des cinéastes, des acteurs, des éditeurs, des critiques, des philosophes, des
professeurs, des associations culturelles… Le but de l’observatoire est de devenir la cheville ouvrière d’un pôle d’information, de réflexion, d’intervention et de proposition sur ce que nous avons choisi de ne pas
appeler censure – le terme est trop restrictif –, mais atteintes à la liberté d’expression en matière de création. L’Observatoire a pris une place publique d’autant plus considérable que la place était, et reste,
quasiment vide, comme l’a démontré l’affaire « Rose bonbon », révélatrice à bien des égards.

Le 21 août 2002, une association qui a pour objet de
défendre l’enfance, l’Enfant Bleu, après la lecture de
seulement « quelques pages », demandait à Gallimard de
renoncer à la publication du roman de Nicolas Jones-Gorlin,
tout en affirmant ne pas « vouloir demander l’interdiction du
livre ». Elle indiquait qu’à défaut de retrait, elle demanderait au
parquet d’entreprendre des poursuites pénales. Cette lettre se
terminait ainsi : « Nous espérons donc que vous renoncerez à
votre projet et ne vous prêterez pas, sous prétexte de faire
sauter des tabous sexuels, à la tendance banalisatrice des
crimes commis contre les enfants qui semble prédominer dans
certains domaines. »

Le 29 août, La Ligue publie un communiqué repris partout,
dans la presse, la radio, la télévision :

« La Ligue des Droits de l’Homme rappelle que dénier aux
écrivains le droit d’aborder des faits de société, comme la pédophilie, au travers d’une oeuvre de fiction constitue une grave atteinte à la liberté de création et d’expression. Aborder la pédophilie dans une fiction ne peut ipso facto être considéré comme une apologie de ce crime, de la même façon que les écrivains de romans policiers peuvent faire d’un tueur en série le héros de leur roman, sans pour autant être soupçonnés de faire l’apologie du meurtre en série,

L’oeuvre d’art est de l’ordre de la représentation : elle s’écarte
toujours du réel même si elle s’y inscrit. Le propre de l’oeuvre de
fiction est précisément de permettre des lectures différentes, à
des niveaux de compréhension et de sensibilité qui diffèrent
selon chaque lecteur. A ce titre, elle a un statut exceptionnel, et
ne saurait, sur le plan juridique, faire l’objet du même traitement
que le discours politique, public ou journalistique.

La LDH affirme que l’art nous est indispensable pour comprendre le monde, et qu’il est donc vital de protéger la liberté de l’artiste, malgré les scandales que certaines oeuvres peuvent provoquer, par un travail pédagogique et responsable de présentation au public, et engage l’éditeur à assumer ses responsabilités vis à vis de l’auteur… »

Il n’est sûrement pas anodin de noter que le livre de Nicolas
Jones-Gorlin comporte un épisode, dont le caractère fictionnel ne
peut sérieusement être remis en cause, dans lequel le traitement
ordonné judiciairement ne marche pas sur son héros (« je suis né
comme ça », dit-il à son psy). C’est peut-être ce qui, au fond, indispose
l’association l’Enfant Bleu, qui milite pour les soins obligatoires.
Mais ce qu’elle refuse de prendre en compte, c’est que l’auteur
n’est ni médecin, ni sociologue, ni militant. Il est écrivain, et
son pédophile est un personnage, un pédophile de fiction.
Le ministre de la Culture a affirmé à plusieurs reprises que ce
livre n’était à ses yeux en aucun cas une apologie de la pédophilie.
Jean-Jacques Aillagon a expressément demandé à Nicolas
Sarkozy de ne pas interdire le livre à la vente aux mineurs,
celui-ci en ayant manifestement l’intention.

En effet, le ministère de l’Intérieur saisi par des associations
de défense de l’enfance, a invité Gallimard à s’expliquer avant
de prendre une mesure sur le fondement de la loi de 1949
(interdiction de vente aux mineurs, interdiction d’exposition au
public en quelque lieu que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur
des magasins, interdiction de publicité), en considérant, par
une bien curieuse lecture du roman, qu’« à de nombreuses
reprises au cours du récit, le narrateur présente comme naturels et légitimes des agissements violents infligés à de jeunes
enfants ».

La Ligue des Droits de l’Homme, ainsi que d’autres associations et personnalités qui travaillent avec nous dans L’Observatoire, ont adressé une lettre de protestation au ministre, appelant « solennellement le ministère de l’Intérieur à renoncer à toute mesure qui constituerait une entrave à la diffusion de cet ouvrage aux adultes… »

C’est pourquoi la LDH engage le gouvernement à modifier
la loi pénale partout où cette dernière permet la censure des
oeuvres à raison de leur contenu, au mépris de la liberté d’expression
en matière de création, afin que ni le ministère de l’Intérieur,
ni des associations, ne puissent plus se poser en censeurs,
sous peine de voir disparaître de nos librairies de Enid
Blyton à Primo Levi, en passant par Dostoïevski, Victor Hugo,
Gide, Nabokov, Vian, Agatha Christie, Raymond Chandler,
enfin quasiment toute la littérature, qu’elle soit ancienne,
moderne ou contemporaine, mais aussi les manuels d’histoire,
les recueils de poésie...

Le ministre, devant cette levée de boucliers, changea d’avis
et après avoir saisi la Commission consultative chargée de la
surveillance et du contrôle des publications destinées à
l’enfance et à l’adolescence, laquelle se prononçait bien évidemment
pour l’interdiction de la vente du livre aux mineurs
sur la base de l’article 14 de la loi de 1949, changea de tactique.

Affirmant son attachement à la liberté d’expression (ce que
font tous les censeurs), il affirma : « entre la protection de
l’enfance et la liberté de création artistique, c’est évidemment
la protection de l’enfance qui doit primer ». Suit un long raisonnement
pragmatiste fondé sur les mesures de protection
prises par Gallimard (bandeau et avertissement) qui valurent
à l’éditeur les félicitations du ministre de l’Intérieur. Et un tir
en touche, au profit de la justice pénale, saisie par les associations.

Agnès Tricoire

Suite à la plainte de deux associations, Gallimard a dû recouvrir le livre de Nicolas Jones-Gorlin par ce feuillet.

Notes

[1La loi sur la liberté de la presse : http://www.legifrance.gouv.fr/texte....

[2La loi sur les publications destinées à la jeunesse : http://www.legifrance.gouv.fr/texte....

[4Pour mieux comprendre ces articles de lois, vous pouvez consulter l’article d’Agnès Tricoire analysant chronologiquement tous les textes de lois relatifs à la censure : http://www.ldh-france.org/telecharg....

[5Le manifeste a été publié en mars 2003, avec les signatures de :

Chantal Ackerman, cinéaste ; Pierre Alferi,
écrivain ; Philippe Arnould, réalisateur ; Ariane Ascaride,
comédienne ; Lucien Attoun, critique dramatique ; Patricia Bardon,
cinéaste, membre de la commission de classification des films ; Benjamin
Barouh, éditeur ; Arnaud Baumann, photographe ; Guy Bedos, humoriste ; Jean-Jacques Beineix, cinéaste ; Hervé Bérard, cinéaste, membre de la commission de classification des films ; Sylvie Blocher, artiste plasticienne ; Marc Caro, cinéaste ; Julien Cendres, écrivain ; Ines Champey, critique d’art ; Jean-Paul Curnier, écrivain ; François Daune, architecte urbaniste ; Luc Decaster, cinéaste ; Régine Deforges, écrivain ; Olivier Ducastel, cinéaste ; Aude Du Pasquier Grall, artiste ; Pascale Ferran, cinéaste ; Yves Frémion, écrivain, conseiller régional ; Jean Ferrat, chanteur ; Gloria Friedman, artiste ; Philippe Garrel, cinéaste ; Fernand Garcia, producteur, membre de la commission de classification des films ; Jacob Gautel, artiste ; Olivier Grasser, responsable de l’art contemporain à la maison de la culture d’Amiens ; Robert Guédiguian, cinéaste ; Jacques Henric, écrivain ; Thomas Hirschhorn, artiste ; Michel Host, écrivain ; Paula Jacques, écrivain, éditeur ; Frédéric-Yves Jeannet, écrivain ; Francis Jeanson, écrivain ; Nicolas Jones-Gorlin, écrivain ; Bernard Joubert, journaliste ; Serge Koster, écrivain ; Jean-Marie Laclavetine, écrivain, éditeur ; Alain Lance, directeur de la Maison des Écrivains ; Caroline Lamarche, romancière ; Lysianne Léchot Hirt, responsable des activités culturelles de l’Université de Genève ; Bertrand Leclair, écrivain ; Philippe Mangeot, enseignant ; Eric Mangion, FRAC PACA ; Farouk Mardam-Bey, éditeur ; Jacques Martineau, cinéaste ; Claire Merleau-Ponty, scénographe ; Annette Messager, artiste ; Yves Michaud, professeur des universités ; Catherine Millet, écrivain ; Florence Montreynaud, écrivaine ; Gaël Morel, acteur, réalisateur, scénariste ; Edgar Morin, chercheur ; Maurice Nadeau, éditeur ; Yves Nilly, écrivain ; Dominique Noguez, écrivain ; Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur ; Aline Pailler, journaliste ; Pierre Paulin, créateur ; Benoit Peeters, écrivain, scénariste ; Gilles Perrault, écrivain ; Jean-Hugues Piettre, centre de ressource du centre national des arts plastiques ; Olivier Poivre d’Arvor, écrivain, directeur de l’AFAA ; Nicolas Rey, écrivain, journaliste ; Anne Rochette, sculpteur, enseignante ; Willy Ronis, photographe ; Philippe Rouyer, critique de cinéma ; Marc Sanchez, directeur artistique du Palais de Tokyo ; Elias Sanbar, écrivain ; Jean-Louis Sarthou , écrivain ; Léon Schwartzenberg, médecin, professeur, écrivain ; Antoine Spire, écrivain ; Raphael Sorin, éditeur ; Lionel Soukaz, cinéaste ; Eric Tandy, critique musical ; Jean-Pierre Thorn, cinéaste.

et celles des Associations/Revues/Syndicats :

AACE ; Artconnexion, agence de production et de
médiation en art contemporain ; Association des Bibliothèques de France
(ABF) ; Association de Développement et de Recherche sur les Artothèques (ADRA) ; Association des Conservateurs et du Personnel Scientifique des Musées de la Ville de Paris ; Association des Conservateurs d’Art Contemporain (CAC 40) ; Association Internationale des Critiques d’Art (AICA), section française ; Association Française des Régisseurs d’Oeuvres d’Art (AFROA) ; Association Nationale des Conseillers aux Arts Plastiques (ANCAP) ; Association Nationale des Directeurs de Centres d’Art (DCA) ; Association Nationale des Directeurs d’Ecoles d’Art (ANDEA) ; Association Nationale des Directeurs de FRAC (ANDF) ; Association Nationale des Personnes en Charge des Relations des Publics à l’Art Contemporain (Un moment voulu) ; Association Places Publiques ; Bureau d’Art et de Recherche de Roubaix ; Cassandre (revue) ; Chambre Syndicale de l’Estampe, du Dessin et de Tableau (CSEDT) ; Collectif Culture ; Collectif GIGA ; Comité des Artistes Auteurs Plasticiens (CAAP) ; Comité Professionnel des Galeries d’Art (CGA) ; Congrès Interprofessionnel de l’Art Contemporain (CIPAC) ; Coordination Nationale des Enseignants des Écoles d’Art (CNEEA) ; Dédale ; Fédération Française des Conservateurs Restaurateurs (FFCR) ; Fédération des Réseaux et Associations d’Artistes Plasticiens (FRAAP) ; Immanence ; Jeune Création ; Lac et S ; Le Génie de la Bastille ; Le pays où le Ciel est toujours bleu ; Ligue des droits de l’Homme (LDH) ; SEPA - Bon Accueil ; RDV – Murmures de Quartier ; Revue d’Etudes Palestiniennes ; Syndicat National des Artistes Plasticiens CGT (SNAP CGT) ; Vacarme (revue).

[6Cet article fait partie du dossier “Le retour de l’ordre moral” publié dans Hommes & Libertés, N°121 (janvier, février, mars 2003) de la revue de la LDH. L’intégralité du dossier est téléchargeable au format PDF.


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