l’enquête “SAGE” se poursuit


article de la rubrique Big Brother > les “enquêtes” sur les jeunes
date de publication : jeudi 10 juillet 2008
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Une enquête sur le mode de vie et les “consommations” des lycéens avait été lancée dans l’académie de Champagne-Ardenne, au printemps 2007. L’objectif annoncé était l’étude de l’interaction entre facteurs environnementaux et facteurs génétiques — autrement dit : est-il possible de “prédire” le comportement (probable) d’un individu à partir de ses gènes ? Cette enquête, constituée d’un questionnaire orienté et d’un prélèvement d’ADN, avait été très fortement contestée, notamment par le site souriez.info [1]. Elle a valu à son concepteur, le professeur Philip Gorwood, de se voir attribuer le prix George Orwell 2007.
Nous reprenons ci-dessous le dossier que LeMonde.fr lui avait consacré en juin 2007.

Depuis lors, “Sage” semblait avoir disparu. Mais Le Canard enchaîné a retrouvé la trace du professeur Gorwood — victime de “l’obscurantisme”, mais déterminé à poursuivre son combat contre l’addiction.

[Première mise en ligne le 1er juin 2008, complétée le 10 juillet 2008]

Le professeur Gorwood, victime de l’obscurantisme

[Le Canard enchaîné du 9 juillet 2008 [2] ]

C’était une belle enquête épidémiologique, destinée à repérer chez les jeunes des gènes qui rendent alcoolique ou accro à la follette. Lancée voilà un an par l’unité U675 de l’Inserm, l’étude Sage (Susceptibilité à : génétique et environnement) avait fait quelque bruit. Etait-il vraiment pertinent d’effectuer des prélèvements buccaux d’ADN chez 3 000 lycéens de Champagne-Ardenne pour cette enquête et de leur faire remplir des questionnaires anonymes contenant plus de 130 questions du genre : êtes-vous anxieux, distrait, coléreux, déprimé, désobéissant, rebelle, irritable, impopulaire ? Séchez- vous les cours ? « Avez-vous plus d’une fois imité la signature de quelqu’un sur un chèque ou une carte de crédit ? Avez- vous déjà pris de l’argent ou le bien d’autrui par la menace ou en ayant recours à la force ? » Oui, un peu intrusif, ce questionnaire...

Le biologiste Jacques Testart avait taclé à l’époque : « Les succès de la génétique sont surtout policiers. On trouve des gènes responsables de maladies, mais on soigne peu avec la génétique. » Et avait décerné un Big Brother Award, cette ironique « récompense » offerte à ceux qui font progresser le flicage moderne, au concepteur de cette étude, le professeur Philip Gorwood, psychiatre et chercheur spécialisé dans la génétique des comportements addictifs. Et depuis, silence radio sur Sage. Rien sur le site de l’Inserm, rien dans les médias, nada dans le milieu scientifique. Quelle admirable discrétion !

« Le Canard » s’est demandé où en était aujourd’hui le professeur Gorwood. L’enquête progresse, comme on dit. Les 6 000 échantillons — une paire pour chacun des 3 000 lycéens majeurs prélevés — ont été anonymement stockés. La phase 1, l’étude épidémiologique réalisée à partir des questionnaires, anonymes eux aussi, a été menée à bien par Marie Choquet, directrice de recherche à l’Inserm U669. Ses résultats vont être bientôt publiés dans des revues scientifiques internationales.

Les inquiétudes sur la confidentialité de ces données très sensibles ? Des précautions ont été prises, qui ont reçu l’aval de la Cnil : questionnaires et ADN n’ont été identifiés que par un numéro unique ; ils ont ensuite été totalement dissociés, seuls les résultats seront réassociés. Il n’y a que deux personnes, dont le professeur Gorwood, qui peuvent « désanonymiser » ces numéros (ah, l’affreux jargon ! ).

Très touché par les attaques le taxant de socio-flic ou d’apprenti eugéniste, Gorwood le jure : « Moi vivant, personne n’aura accès à ces données. » Certes. Et après ? Mais il y a aussi le numéro de Sécu, planqué dans une enveloppe, laquelle sera décachetée dans deux ans pour la phase 2 de l’enquête : il s’agira alors d’observer si les résultats initiaux, c’est-à-dire les prédictions de comportement réalisées à partir de l’étude des gènes, sont vérifiés... « C’est une gêne fantasmatique, s’énerve Gorwood. Supprimer la phase 2, cela équivaut à arrêter les travaux cherchant à comprendre ce mal endémique qu’est l’alcoolisme (ou l’addiction aux stupéfiants), et se priver d’un éventuel remède. C’est de l’obscurantisme ! » Oui, mesdames et messieurs, il s’agit de sauver (peut-être...) des milliers de personnes de l’affreux fléau de la dépendance.

Un jour, sans doute, un heureux labo, bénéficiant de cette recherche publique, commercialisera un médicament miracle empêchant les « gènes de l’addiction » d’exprimer leurs protéines. Les heureux citoyens de demain boiront alors de l’eau plate, fuiront toute addiction, à la cigarette, au hasch ou aux bonbons acidulés...

Professeur Canardeau

A la recherche des gènes de l’addiction en Champagne-Ardenne

par Antoine Champagne, LeMonde.fr, 19 juin 2007

Quelque 5 à 6 000 jeunes scolarisés dans une vingtaine d’établissements de Champagne-Ardenne ont participé à une étude sur la consommation de substances psycho-actives en mars dernier. L’étude SAGE (Susceptibilité à l’alcool : génétique et environnement), une "enquête épidémiologique
et génétique analysant les facteurs impliqués dans la vulnérabilité aux problèmes d’addiction"
devait porter sur des sujets scolarisés mais majeurs ("afin d’éviter le consentement des parents", selon les termes des auteurs du projet dans leur déclaration auprès de la CNIL). L’Inserm, promoteur de l’étude, s’est appuyé sur l’Observatoire régional de la santé (ORS) Champagne-Ardenne et le rectorat pour trouver ses sujets d’étude. Le rectorat ayant instamment invité les proviseurs à
faire réaliser cette enquête dans leurs établissements.

La recherche, portait, selon l’Inserm et l’ORS Champagne-Ardenne, "sur l’interaction entre les facteurs environnementaux et génétiques, c’est à dire qu’à l’aide d’analyses statistiques, nous chercherons à comprendre comment les expériences vécues, la situation sociale et les antécédents personnels et familiaux, par exemple, peuvent interagir avec notre patrimoine génétique (...) pour expliquer nos consommations et/ou notre vulnérabilité à développer abus ou dépendance".

En clair, certains gènes peuvent participer au phénomène d’addiction. Leur présence ne signifie pas que l’on va devenir alcoolique ou drogué. Il y a, selon les promoteurs de l’étude, des interactions entre l’environnement et le patrimoine génétique qui peuvent toutefois déclencher des addictions. Un document remis à la CNIL pour obtenir son
accord explique que l’objectif de l’étude est "de découvrir les traits endophénotypiques (par l’évaluation de nombreux paramètres caractérisant les sujets inclus) et les gènes (par l’analyse d’une dizaine de gènes dits ’candidats’) impliqués dans les effets ressentis des premières consommations, effets qui constituent des marqueurs puissants du risque
ultérieur d’addiction, marqueurs pourtant très sous-évalués à ce jour"
.

Questionnaire et prélèvement buccal

Les jeunes devaient remplir un questionnaire anonyme contenant plus de 130 questions, puis, procéder eux-mêmes à un prélèvement buccal d’ADN. Ils pouvaient en outre, s’ils le souhaitaient, laisser leurs noms et coordonnées (y compris le numéro de sécurité sociale) dans une enveloppe fermée pour être contactés à nouveau dans trois ans. L’idée étant d’observer si les résultats initiaux se vérifieront quelques années plus tard.

Le professeur Philip Gorwood, responsable de l’unité 657 de l’INSERM, qui dirige cette étude, a obtenu un accord de la CNIL. Les jeunes participants n’ont cependant visiblement pas disposé de toutes les
informations leur permettant de s’engager de manière éclairée dans cette étude. Seul un proviseur de l’un des lycées concernés, le lycée Jean-Jaurès de Reims, a refusé de laisser l’étude se dérouler dans ses locaux. Il explique ainsi dans sa lettre d’information de mai qu’elle se déroulait "dans la précipitation" et que la communication était
"insuffisante". Il n’avait d’ailleurs pas pu obtenir à l’avance le contenu du questionnaire.

Ce questionnaire a été communiqué au Monde.fr par le docteur Gorwood. Les questions ne sont pas posées sur un mode positif de type : "Quand vous étiez à l’école primaire, vous étiez un élève sans problèmes et vous réussissiez votre scolarité ? " Au contraire, elles le sont sur un mode négatif : "Vous étiez désobéissant, (...) vous aviez une mauvaise opinion de vous-même ?" La lecture du questionnaire lui-même dessine le profil de jeunes en situation de mal-être, sinon de détresse, en difficulté scolaire frappés par des problèmes d’anorexie ou de boulimie, de drogues, etc. Sauf s’ils ont répondu non à toutes les questions bien entendu... En outre, l’enquête porte incidemment sur l’ADN et l’origine ethnique de jeunes scolarisés : le questionnaire comprend notamment des questions sur les origines des parents et des grand-parents des personnes interrogées.

Un conseiller en génétique auprès du président

L’enquête menée en Champagne-Ardennes s’inscrit dans le droit fil du document de l’Inserm intitulé "Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent" (2005) qui avait déclenché un tollé en préconisant un dépistage de certains troubles de l’enfant dès 36 mois. L’opposition à ce rapport avait donné naissance au collectif "Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans !" et un livre préfacé par Albert Jacquard. Parmi les unités de l’Inserm ayant participé au dit rapport, l’on retrouvait l’unité 675 du professeur Philip Gorwood. De même que dans d’autres documents alliant recherche génétique et troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent.

Au delà, cette enquête intervient dans un contexte de recours croissant aux prélèvements génétiques, sous l’effet en particulier de la loi sur la sécurité intérieure adoptée en 2003 sous l’impulsion du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Ce dernier, devenu président, s’est aussitôt doté d’un conseiller en génétique en nommant le docteur Arnold Munnich, conseiller à la présidence de la République, une première. Arnold Munnich dirige l’unité "Handicaps génétiques de l’enfant" de l’Inserm à l’hôpital Necker-Enfants malades.

"Subrepticement, notre société, au nom du paradigme sécuritaire, s’habitue à l’usage de ces marqueurs biométriques," dénonce le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) dans un avis récent intitulé "Biométrie, données identifiantes et droits de l’homme" [3]. Le CCNE s’offusque d’une "loi qui fait du refus de se soumettre à ce prélèvement [ADN] un délit". Le Comité, en termes diplomatiques mais clairs, s’inquiète d’une volonté
masquée de fichage de toute la population : "S’il s’agit d’initier une pratique de prélèvements généralisés à toute une population, il n’est nul besoin de prendre comme prétexte l’infraction à quelque règle que ce soit. En ce domaine plus qu’en d’autres, la finalité des pratiques doit être clairement définie."

Un questionnaire orienté

Le questionnaire remis aux étudiants porte sur leur environnement : avec qui vivent-ils, où sont nés leurs grands-parents, les parents travaillent-ils, quel est leur niveau d’études ? D’autres questions portent sur leur "profil" : sèchent-ils les cours, mangent-ils correctement, ont-ils subi des agressions sexuelles, étaient-ils distraits, anxieux, coléreux, déprimés, désobéissants, rebelles, irritables, impopulaires, immatures à l’école primaire ?

Une autre partie du questionnaire vise clairement à déterminer leur profil de délinquant potentiel : "Avez-vous plus d’une fois utilisé une arme comme une matraque, une arme à feu, ou un couteau lors d’une bagarre ?", "Avez-vous plus d’une fois imité la signature de quelqu’un sur un chèque ou une carte de crédit ?", "Avez-vous déjà pris de l’argent ou le bien d’autrui par la menace ou en ayant recours à la force, comme un vol à l’arraché ou voler quelqu’un ?"

La partie sur les addictions ne vient qu’ensuite. Des questions portent alors sur le niveau de consommation de certains produits (drogues, alcool, cigarette) et les effets induits, ainsi que sur la consommation des parents.

Antoine Champagne

_____________________

Jacques Testart : "Les succès de la génétique sont surtout policiers"

LeMonde.fr, 19 juin 2007

Jacques Testart est agronome et biologiste, directeur de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Il est également le père scientifique du premier bébé-éprouvette français, né en 1982. Il s’inquiète des études associant gènes et comportement.

"Les succès de la génétique sont surtout policiers, indique Jacques Testart. On trouve des gènes responsables de maladies, mais on en soigne peu avec la génétique." Ce scientifique évoque également les risques de mauvaise interprétation dans ce type de travaux :"On peut trouver un gène lié à la vitesse de l’influx nerveux, cela ne veut pas dire que l’on a trouvé le gène de l’intelligence."

De même, "il ne faut pas perdre de vue la multitude de facteurs qui influencent le message du génome. Par exemple, un gène favorisant un comportement compulsif consistant à tenir quelque chose dans sa main ne signifie pas que l’on est en présence d’un gène lié au fait de fumer un joint ou une cigarette".

Notes

[1On trouvera d’autres informations sur le site Agoravox qui avait posé la question : la CNIL a-t-elle autorisé le fichage ADN des lycéens fumeurs de joints ?.

[2Cet article est paru dans le Canard avec l’intitulé Soyons Sage !

[3Voir l’avis du Ccne.


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