le mythe de l’islamisation de la France


article de la rubrique discriminations > les musulmans
date de publication : vendredi 1er mars 2013
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Depuis le milieu des années 2000, un mot s’est immiscé dans le débat : islamisation. Les musulmans, dont la population s’accroîtrait dangereusement, chercheraient à submerger numériquement et culturellement l’Europe. Une perception paranoïaque qui envahit aujourd’hui l’espace public.

Pour Raphaël Liogier, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, où il dirige l’Observatoire du religieux, cette “islamisation” redoutée est un mythe qui ne repose sur aucune réalité.

Il l’expose dans un essai salutaire, Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective [1], dont nous reprenons ci-dessous la présentation par Maurice Tarik Maschino, suivie d’un entretien avec l’auteur.


Un regard paranoïaque

[publié dans El Watan le 28 février 2013]


Il en est des sociétés comme des personnes : certaines perdent la raison, deviennent folles et s’enferment dans un délire. C’est le cas des sociétés européennes, qui s’enfoncent un peu plus chaque jour dans la peur de l’islam et des musulmans. Une peur panique, qu’analyse dans un essai absolument remarquable, Le Mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, de Raphaël Liogier, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix en Provence, où il dirige l’Observatoire du religieux.
Que les musulmans s’apprêtent à conquérir l’Europe n’est pas seulement la conviction de quelques racistes primaires, elle sévit dans de nombreux milieux qui, en Angleterre, en France, en Suisse, dénoncent l’imminence d’une « invasion » : une « conférence anti-djihad internationale » s’est tenue à Zurich en 2010 ; à Paris, la même année, ont été organisées des « assises internationales sur l’islamisation de nos pays ».

Ce délire a pris forme à la suite de la Révolution iranienne de 1979, puis de la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran. Les attentats qui ont frappé la France et l’Espagne dans les années 1980/1990, la fatwa contre Salman Rushdie, la destruction des tours de Manhattan, les prises d’otages, les déclarations intempestives de certains dirigeants maghrébins à l’ONU [2] ont modifié le regard des Européens sur l’islam : au « regard méprisant » du XIXe siècle, au « regard effrayé » des années 1980 a succédé, précise R. Liogier, « un regard paranoïaque ». Autrement dit, un regard fou, totalement déconnecté du réel, l’interprétant de façon toujours négative/agressive et transformant le fait le plus banal en preuve accablante.

Un regard qui prête à l’autre des plans machiavéliques, prend les propos les plus sensés pour autant de mensonges et voit par exemple dans la concentration de musulmans dans certains quartiers la « conquête » d’un territoire, dans les prières de rue du vendredi une « provocation », dans la construction de mosquées un défi à la chrétienté, dans les minarets le marquage islamique du ciel européen et dans les entrailles « surproductives » des musulmanes des fabriques d’« envahisseurs ».
Répliquer à ces paranoïaques que, faute de ressources, les musulmans les moins aisés s’établissent dans les quartiers les moins chers, qu’ils prient dans la rue faute de mosquées – il n’y en a que 1990 en France et seules 23 ont un minaret –, qu’ils ne refusent pas de s’intégrer mais qu’en face, on fait tout pour les tenir en marge, ces objections sont d’emblée récusées. Dans leur délire, ces malades contestent jusqu’à l’objectivité des statistiques.

Les « envahisseurs » ne représentent que 4% de la population européenne et 3,5% de la population française. Leur taux de fécondité ne cesse de baisser, dans leurs pays d’origine comme en Europe : il est de 1,75% en Algérie, de 2% en Tunisie, de 2,2% en France (moyenne nationale : 2,1%). Un peu partout, le taux de renouvellement des générations (2,1%) est insuffisant ou au point mort. Au total, précise R. Liogier, « on dénombre dans l’UE entre 12 millions (fourchette basse) et 16 millions (fourchette haute) de musulmans pour une population de 500 millions d’individus » ; on est « très loin des 50 millions fantasmés ».
Chiffres inaudibles, « trafiqués » pour ceux qu’habite le cauchemar d’une Europe en voie d’islamisation et qui deviennent, pour les musulmans, de plus en plus dangereux. S’il est des fous paisibles, les paranoïaques, eux, n’hésitent pas à passer à l’acte. A titre individuel comme de façon officielle.

A titre individuel : refus de crèche, refus d’école, refus d’emploi, refus de logement – de plus en plus souvent, les portes se ferment dès qu’un musulman se présente. Les discriminations sont en hausse dans tous les pays. Comme les agressions contre les personnes, qui ont été 9 fois plus fréquentes en France en 2011 qu’en 2010, comme les actes d’islamophobie, qui ont augmenté de 33% la même année, comme les actes de vandalisme contre les mosquées, plus 2%.

Comportements de voyous ? Certes. Mais les dirigeants politiques donnent l’exemple, qui, à force de lois et de réglementations diverses, s’acharnent contre les musulmans, qu’il s’agisse de la loi anti-burqa de 2011, de l’interdiction pour les mères qui portent un foulard de participer à des sorties scolaires, ou, pour des nourrices, de garder chez elle leur foulard lorsqu’elles accueillent des enfants. Qu’ils soient pratiquants ou pas, boivent du vin ou préfèrent l’eau minérale, fréquentent les cafés plutôt que les mosquées n’a aucune importance : les musulmans sont des musulmans et, comme tels, doivent être surveillés, contrôlés, tenus à l’écart ou à distance, éventuellement emprisonnés et si possible renvoyés dans leurs douars d’origine.

L’Europe, qui n’est plus « la référence mondiale », « est nostalgique de sa gloire passée », écrit R. Liogier. Le mythe de l’islamisation redonne un sens aux choses. Le paranoïaque antimusulman a besoin du musulman parce qu’il lui redonne une cause, une raison de lutter ». « Boucs émissaires d’une crise d’identité européenne », les musulmans du Vieux Continent n’ont pas fini de souffrir.

Maurice Tarik Maschino


Raphaël Liogier : “L’‘islamisation’ de la France est un mythe”

[Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard - Télérama n° 3280]


Peut-on encore parler de l’islam sans que les esprits s’échauffent ? Des couvertures d’hebdos aux brèves de comptoirs, l’islam devient la controverse nationale. Avec une ritournelle : la France serait en cours d’« islamisation ». Y a-t-il quelqu’un pour poser le débat dans des termes simples et clairs ? Professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et directeur de l’Observatoire du religieux,­ Raphaël Liogier s’y est collé. Sa conclusion est sans appel : l’« islamisation » de la France est un mythe. Pas une fiction, un mythe. Rencontre avec un esprit salutaire.

  • Quel est le point de départ de votre recherche ?

On a beaucoup glosé sur le sondage récent du Figaro – à la méthodologie certes équivoque – qui montrait que pour une majorité de Français les musulmans sont « mal intégrés » ; mais c’est un autre chiffre qui aurait dû nous frapper : pour 68 % des Français, les musulmans le font exprès. C’est cette idée étrange d’une intention cachée derrière l’échec de l’intégration qui me pousse à faire ce travail. Je voulais réfléchir sur les causes de cette paranoïa, sans ­esprit partisan, en respectant la méthodologie du chercheur, point barre.

Pour l’Europe, on estime qu’il y aurait
entre 13 et 16 millions de musulmans.
Environ 4 % de la population.


  • Quelles sont les grandes lignes de ce « mythe » de l’islamisation ?

On croit qu’en Europe la croissance démographique de la population musulmane serait supérieure à celle des populations « de souche ». Et cette croissance aurait trois causes : la fécondité des femmes musulmanes, l’immigration et les conversions à l’islam. Elle aurait aussi une conséquence immédiate : les Européens subissent un « débordement » intentionnel de la part des musulmans ; si ces derniers font plus d’enfants que nous, s’ils émigrent en masse, s’ils poussent à la conversion, c’est qu’ils veulent nous étouffer.

  • La communauté musulmane représente quel pourcentage des populations française et européenne ?

L’évaluation certaine est compliquée : d’une part, il n’est pas permis de faire des statistiques ethniques en France, et d’autre part on a spontanément tendance à assimiler toute personne d’origine maghrébine à un musulman, ce qui a pour effet immédiat de surévaluer cette population. Quoi qu’il en soit, l’enquête « Trajectoires et origines », faite conjointement par l’Ined et l’Insee, a remis de l’ordre dans les estimations en recensant uniquement les adultes se disant musulmans. Pour la France, on obtient un chiffre de 2,1 millions de personnes – bien loin des 6 millions répétés en boucle. Pour l’Europe, on estime qu’il y aurait entre 13 et 16 millions de musulmans – c’est-à-dire environ 4 % de la population.

  • Quid de la fécondité des femmes musulmanes ?

Sur l’ensemble de la planète, la plupart des pays musulmans connaissent une transition démographique radicale : leur taux de fécondité est souvent en dessous du taux de renouvellement des générations. On pourrait citer l’Iran, avec 1,8 enfant par femme. Mais on rencontre la même tendance autour de la Méditerranée. En Algérie, par exemple, le taux de fécondité des femmes est passé en dessous de celui de la Tunisie, avec 1,7 enfant par femme en 2011. Bien en deçà, en tout cas, du taux français, qui est de 2,1. En fait, les dynamiques se sont clairement inversées !

Le nombre de conversions à l’islam est
moins important que celui enregistré
par les mouvements évangéliques.


  • L’« islamisation » peut cependant se faire par l’immigration...

C’est vrai, le premier pays d’immigration en direction de l’Union européenne est le Maroc, avec 140 000 migrants par an. Mais juste derrière, vous avez presque 100 000 Chinois. Et si vous recensez les dix premiers pays d’immigration extra-européenne en direction de l’Europe, vous observez que trois d’entre eux seulement sont à majorité musulmane. Aujourd’hui, il y a peu de risques que les courbes s’inversent : il n’y a plus de réservoir d’immigration, au Maghreb, où les générations ne parviennent plus à se renouveler.

  • Restent les conversions...

Leur nombre est faible – sans doute autour de 3 000 ou 4 000 par an –, moins important en tout cas que celui enregistré par les mouvements évangéliques. Y compris dans le 93, le département français qui recense le plus grand nombre de musulmans, où les pentecôtistes sont extrêmement actifs. Alors, pourquoi deux poids deux mesures entre les conversions ? Parce que le mouvement évangélique « ne pose pas de problème » ? Ainsi va le mythe de l’islamisation : il consiste à interpréter tous les signes de l’islam à sens unique – celui d’une volonté globale de nuire.

  • Que répondre, alors, à ceux qui font observer que la « visibilité » de l’islam est plus importante aujourd’hui qu’hier ?

Qu’ils ont raison : chez les jeunes musulmans qui ont la foi – ce qui n’est pas le cas de tous, loin s’en faut –, le sentiment religieux se vit avec une plus grande intensité. Aujourd’hui, 23 % des musulmans fréquentent un lieu de culte au moins une fois par mois, contre seulement 5 % des catholiques. Reste à savoir comment on interprète ce regain de religiosité. Le sentiment de l’incompatibilité de l’islam avec la République est à ce point ancré dans les esprits qu’un accroissement de la religiosité de ses adeptes ne peut être que le symptôme d’un désastre. Pourtant, ces jeunes ne sont pas, dans leur très grande majorité, politisés. Ils sont dans une foi recomposée, réimaginée, radicale même chez certaines femmes voilées, mais certainement pas dans le sens où ils voudraient transformer la France en société musulmane.

Les mouvements islamistes ont intérêt
à ce que les musulmans
européens se sentent rejetés.


  • Ne sont-ils pas manipulables par les supporters d’un islamisme politique et radical ?

Si. L’islam peut devenir pour certains jeunes économiquement en déshérence et psychologiquement instables l’emblème de la lutte contre le système. Se met alors en place une espèce d’« islamisme sans islam » : ce n’est pas le corpus de doctrines et de pratiques qui attire, mais le radicalisme en tant que tel, et le fait même que cette religion inspire la crainte. Prenez Mohamed Merah : pendant son adolescence, il s’intéresse très peu à l’islam. Puis il fricote avec les Renseignements généraux, tente d’entrer dans la Légion, est considéré inapte... Que fait-il, lorsqu’il bascule ? Il commence par tuer des légionnaires – dont certains sont musulmans. Avant de s’attaquer à des juifs, probablement parce qu’ils représentaient à ses yeux les dominants, mêlés de façon irrrationnelle à des images et opinions confuses relatives au conflit israélo-palestinien. Les assassinats de Merah sont atroces, mais déduire de mouvements isolés l’existence d’une solidarité générale entre les Européens musulmans, les Etats arabes et les terroristes islamistes est une erreur aux conséquences tragiques.

  • A qui profite cet amalgame ?

Aux mouvements populistes européens, d’abord, autant à gauche qu’à droite. Mais aussi aux mouvements islamistes : ils ont intérêt à ce que les musulmans européens se sentent rejetés pour reconstituer une solidarité islamiste. Enfin, aux pays arabes : ils veulent préserver la solidarité économique des enfants des enfants de leurs anciens ressortissants, qui envoient de moins en moins d’argent au pays. Ils leur rabâchent : « Vous voyez, vous n’êtes pas si français que ça... »

  • Selon vous, Mohamed Merah et Anders Breivik sont les deux faces d’une même pièce...

Qu’a trouvé la police sur l’ordinateur d’Anders Breivik ? Des textes de l’essayiste britannique Bat Ye’or expliquant que l’Europe s’est vendue au monde arabe pour des pétrodollars... alors qu’en Norvège il y a peu de musulmans ! Qu’a fait Breivik ? Il n’a pas tué des musulmans. Il est allé tuer les traîtres multiculturalistes, ces « alliés inconscients », ces idiots utiles qui font le lit de l’islam en Europe... Breivik et Mehra sont effectivement les deux faces de la même pièce... de théâtre. Ils sont produits par un même système fantasmatique.

  • Comment expliquez-vous que ce mythe ait pris une telle ampleur ?

Pendant des siècles, l’Europe, c’était le monde. Cette suprématie, elle l’a perdue. En 2003, quand les Américains ont décidé d’intervenir en Irak sans elle, l’Europe a aussi perdu son statut de conscience morale de l’humanité. Une crise d’identité profonde s’en est suivie, avec l’émergence des grands débats nationaux sur « l’identité nationale » et la montée concomitante d’un populisme antimusulman. Aujourd’hui, les Européens ont le sentiment qu’ils ne sont plus « identiques à eux-mêmes »... et que les musulmans y sont sans doute pour quelque chose ! La réalité importe peu : une bataille peut être menée puisqu’il y a un ennemi. Le mythe de l’islamisation redonne un sens aux choses.

P.-S.

Lire également « L’islamophobie en question », par André Koulberg : http://blogs.mediapart.fr/edition/c....

Notes

[1Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective. Editions du Seuil, octobre 2012, 224 pages - 16.00 € TTC

[2« Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère Sud pour conquérir l’hémisphère Nord. Et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire » (Houari Boumediène)


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