la surveillance des musulmans en France


article de la rubrique discriminations > les musulmans
date de publication : vendredi 14 novembre 2008
version imprimable : imprimer


Selon le discours politique et médiatique dominant, le « communautarisme musulman » serait une réalité dangereuse, produit de l’activisme d’organisations et de prédicateurs islamiques, voire de groupes fondamentalistes et radicaux, qui viseraient à « islamiser » la République en sapant son fondement premier, la laïcité.

Et si ce « communautarisme musulman » était moins le produit d’un supposé activisme islamique que celui des responsables politiques français ? L’islam est la confession où les pouvoirs publics se permettent le plus d’ingérences. La récente réorganisation des services français de renseignement offre une nouvelle illustration de la thèse de Vincent Geisser et Aziz Zemouri [1] : pour ceux qui nous gouvernent, les Français musulmans ne sont toujours pas des Français comme les autres.


Les services français de renseignement ont subi récemment une profonde réorganisation imaginée par Nicolas Sarkozy, qui en a confié la mise en œuvre à la ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie.

La DST (contre-espionnage) et les RG (Renseignements généraux) ont été supprimés et, depuis le 1er juillet 2008, ils sont remplacés par la Direction centrale du renseignement intérieur (Dcri), et, dans chaque département, par le Service départemental d’information générale (Sdig) rattaché à la Direction départementale de la sécurité publique (Ddsp) [2].

Chaque Sdig a pour mission d’assurer « l’information du représentant de l’État et du gouvernement » dans le département (comptage des manifestants, violences urbaines, conflits sociaux... ).
La Dcri, forte de 4 000 fonctionnaires couverts par le « secret défense », a « compétence pour lutter contre toutes les activités susceptibles de constituer une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation » (terrorisme, mouvements subversifs violents, ingérences étrangères, intelligence économique... ) [3].
Les Sdig héritent d’une partie des missions qui étaient dévolues aux RG, tandis que la Dcri est une version renforcée de la DST.

La “veille” de l’islam est partagée entre les deux services. “L’islam traditionnel”, comme les autres religions, reste du domaine des Sdig au sein de la sécurité publique. Mais “l’islam radical” est du ressort de la Dcri qui « pourra, quand elle l’estime nécessaire, et sans prévenir, intervenir dans tous les domaines » [4].
Elle pourra donc « surveiller, infiltrer, interroger des musulmans ou des organisations ou des mosquées dont la pratique pourrait lui déplaire » [5].

A l’époque où il était ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy avait promu cette conception sécuritaire conduisant à une surveillance permanente de certains acteurs musulmans. Il y est revenu dans son programme de candidat à la présidence de la République : après avoir affirmé que « la religion est évidemment d’abord une affaire privée », il avait proposé un financement public du culte musulman car laisser l’islam vivre sa vie, « ce n’est satisfaisant ni pour le culte, ni pour l’ordre public » [6].

L’ordre public !

Voilà rappelé, au nom de la guerre à “l’islamisme radical”, qu’un musulman est d’abord un suspect, un terroriste en puissance.

« Au fond, la République ne parvient jamais à aborder l’islam sans l’entourer d’un “ cordon sanitaire laïque ”, ni les musulmans autrement qu’en leur demandant d’abjurer ce qu’ils sont »
 [7].

Les politiques français face à la “question musulmane”

par Vincent Geisser et Aziz Zemouri [8]

« En faisant autant de cas de l’islam, en lui donnant autant d’importance, tout en mettant des obstacles à l’émergence d’une formation de théologie française de l’islam, la France fabrique littéralement du communautarisme par le sommet. Il faut rapidement remettre la religion à sa place pour enfin s’attaquer aux véritables sujets qui minent la société française. »

Roger Fauroux, ancien ministre
ancien président du Haut-Conseil à l’intégration

« Exclus de l’universalisme quand il fallait asseoir notre domination, les musulmans sont cette fois sommés de s’y soumettre, de manière à garder la seule posture respectable pour eux, le silence et la soumission. La France reste engoncée dans la matrice coloniale et reproduit inlassablement les mêmes erreurs que par le passé. »

Yazid et Yacine Sabeg [9]

La dénonciation du « communautarisme », supposé sévir particulièrement dans les cités des banlieues, est devenue depuis les
années 1990 un leitmotiv du discours politique en France, suscitant
une forme de course à la « pureté laïque ». Chaque responsable politique cherche à apparaître comme le meilleur défenseur du « modèle
républicain » : de Nicolas Sarkozy à Ségolène Royal, en passant par le
Mouvement pour la France de Philippe de Villiers, l’UDF et le Front
national, sans oublier certaines composantes de l’extrême gauche,
l’image terrifiante du « communautarisme musulman » hante les stratégies politiques et électorales, comme si la capacité d’un élu ou d’un
candidat à exercer le pouvoir se jugeait à son aptitude à énoncer un
diagnostic catastrophiste sur la société française, sans forcément
d’ailleurs y apporter de solutions concrètes.

Qu’il s’agisse d’un rapport des Renseignements généraux évoquant
la nécessité de promouvoir un « islam républicain » pour contenir les
dérives de l’« islam radical » [10], du leader du premier parti de France
(l’UMP) appelant la jeunesse française à lutter contre le « communautarisme » et la « loi des tribus » [11], de la candidate socialiste à la présidence de la République qui associe le foulard islamique à l’excision, la mutilation et la violence masculine contre les femmes [12], ou encore du maire d’une grande agglomération de l’Est de la France souhaitant résoudre le problème de la délinquance dans sa ville grâce à une collaboration plus active des associations musulmanes locales
 [13], toutes ces prises de position soulignent la profonde ambivalence du traitement républicain de l’islam et des musulmans. Car si le « communautarisme musulman » est régulièrement dénoncé comme le symptôme d’un dysfonctionnement social majeur (la fameuse « crise des
banlieues »), il est aussi très largement créé, sinon encouragé, par
ceux-là mêmes qui le pointent du doigt.

C’est la thèse centrale de cet ouvrage [1] : le communautarisme
musulman est moins le produit des activités ordinaires des individus,
groupes et organisations dits « islamiques », que celui d’un mode de
gouvernance politique plongeant ses racines dans une longue histoire.
Une gouvernance qui s’est progressivement imposée comme une figure
incontournable de la rhétorique, des pratiques et des moeurs politiques
françaises. D’où toute l’ambiguïté de formules politiques telles que
l’« islam français » ou l’« islam républicain », qui expriment cette tentation paradoxale des responsables politiques de conduire progressivement les musulmans de France aux lumières de la laïcité et de la raison républicaine, tout en les maintenant dans leur spécificité islamique.

Vincent Geisser et Aziz Zemouri

P.-S.

Dans sa tribune publiée dans Le Monde du 1er octobre 2008, et intitulée « Les démocraties face au terrorisme », Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, l’affirme sans détour : « l’islamisme radical » est son ennemi « prioritaire ».

« Le terrorisme est l’ennemi commun des démocraties. L’islamisme radical n’est certes pas le seul en cause, il demeure toutefois une priorité. Depuis plus de six ans, comme ministre de la défense puis de l’intérieur, j’en ai suivi les modalités, les évolutions et hélas les manifestations. Certaines réalités ne sont pas inutiles à rappeler.

« La première est que la France est une cible potentielle, car ses valeurs : liberté, tolérance, respect des femmes, laïcité, droits de l’homme, sont en opposition avec celles de l’intégrisme. Elle n’est pas plus menacée que d’autres : ces dernières années ont vu plus d’attentats dans les pays musulmans qu’en Europe. Elle ne l’est pas moins : le démantèlement de réseaux et les arrestations d’islamistes sur notre sol le montrent. »

Notes

[1Vincent Geisser et Aziz Zemouri, Marianne et Allah. Les politiques français face à la “question musulmane”, éd. La Découverte, mars 2007, 20 €.

[2Voir la circulaire du 21 juillet 2008 où cette réorganisation est exposée : http://www.interieur.gouv.fr/sectio....

[3Le décret n° 2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale du renseignement intérieur :
NOR IOCX0811987D – http://www.legifrance.gouv.fr/affic....

[4Isabelle Mandraud, « Les surprises de la fusion entre les Renseignements généraux et la DST », Le Monde du 20 juin 2008.

[5Alain Gresh, « Les musulmans français sous surveillance », Blog du Monde diplomatique, 20 juin 2008 : http://blog.mondediplo.net/2008-06-....

[7Denis Sieffert, « Islam sous surveillance », Politis, 10 mai 2007.

[8Extrait de l’introduction de Marianne et Allah, mars 2007.

[9Yazid et Yacine Sabeg, Discrimination positive. Pourquoi La France ne peut y échapper, Calmann-Lévy, 2004.

[10Piotr SMOLAR, « Les lieux de prosélytisme musulman de l’islam radical mis en difficulté », Le Monde, 11 avril 2006.

[11Nicolas Sarkozy, discours à l’Université des jeunes populaires, Marseille, 3 septembre 2006.

[12Le 13 novembre 2006, au gymnase Japy à Paris, Ségolène Royal prononçait cette phrase qui restera sans doute l’une des plus marquantes de sa précampagne électorale : « Je vous le dis ici.
Mon combat pour la laïcité, c’est pour vous femmes voilées, femmes mutilées, femmes excisées, femmes violées, femmes infériorisées, femmes écrasées… Inégalités salariales, violences faites aux femmes, mariages forcés, inégalités dans la formation professionnelle, inégalités dans l’emploi. Mon combat pour la laïcité, c’est pour vous. »

[13Fabienne Keller, maire de Strasbourg, lettre adressée le 10 novembre 2003 aux responsables musulmans de la ville (citée par Xavier TERNISIEN, « La mairie de Strasbourg somme les imams de faire baisser la délinquance », Le Monde, 20 novembre 2003).


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP