le débat sur l’“identité nationale” a ouvert les vannes


article de la rubrique discriminations > les musulmans
date de publication : samedi 13 mars 2010
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Il y a quelques jours, Gérard Longuet, président du groupe UMP du Sénat, avait jugé préférable de nommer à la Halde quelqu’un du « corps français traditionnel » plutôt que le socialiste Malek Boutih. En septembre dernier, le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, s’était lâché en blaguant au côté d’un jeune militant de père algérien et de mère portugaise : « Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes ». En décembre, Nadine Morano, secrétaire d’État chargée de la Famille, s’adressant au « jeune musulman », lui demandait de ne pas « mettre sa casquette à l’envers »... Il ne s’agit plus de stigmatiser des non-nationaux, mais d’affirmer à mots voilés que certains Français nés en France ne font pas tout à fait partie de la nation – un point de vue contraire aux valeurs de notre République.

On peut s’inquiéter avec le quotidien El Watan de cette banalisation du racisme anti-musulman et anti-maghrébin en France. Mais il ne faut pas oublier que, comme Thierry Leclère l’avait mis en évidence, elle a été entretenue par le débat sur “l’identité nationale”.


Banalisation

[El Watan, éditorial du 13 mars 2010]


Assiste-t-on à une banalisation du racisme anti-musulman et antimaghrébin en France ? Plus particulièrement visés sont les immigrés algériens ou les Français d’origine algérienne. Et pour cause ! C’est la communauté non-européenne la plus importante. Alors que l’Algérie et la France ont en commun une histoire et un passé.

Il y a quelques années, le rejet des étrangers non communautaires, des Noirs et des Maghrébins ne s’exprimait pas publiquement. Aujourd’hui, il est en passe de devenir politiquement correct. Son monopole, l’extrême-droite doit le partager. Les « dérapages contrôlés » se suivent et s’enchaînent. Ils ne sont pas le fait de Français moyens, mais aussi d’hommes et de femmes occupant de hautes fonctions dans les institutions de l’Etat. Ce ne sont pas de simples abus de langage. Et c’est ce qui interroge.

Que sont devenues les valeurs d’ouverture, de partage et d’intégration de la France républicaine ? Les Français veulent-ils oublier et tourner le dos à leur histoire, faite de brassage et de métissage ?

Les discriminations liées à l’origine ont toujours existé. Les déclarations xénophobes aussi. Sauf qu’aujourd’hui, elles s’affichent publiquement, sans état d’âme.

La persistance à nommer les Français non communautaires par leur origine ethnique, – sauf quand il s’agit d’une réussite au bénéfice du pays d’accueil – n’est-ce pas une forme de discrimination ? Les amalgames sont sciemment nourris et entretenus. Comme celui, nouveau concept, qui consiste à nommer les Français d’origine maghrébine par leur religion ou celle qu’ils sont supposés avoir. Français musulmans est ainsi devenu une catégorie stigmatisante, lourde de sous-entendus. Idem de l’accolement de l’intégrisme à l’Islam. L’islamophobie fait florès. Que ne dit-on pas Français d’origine italienne, grecque ou polonaise ? Français juifs ou chrétiens ? Cette stigmatisation distillée sur les plateaux de télévision, dans les enceintes des institutions de la République, suscite un réel malaise et un mal-être certain parmi les Maghrébins et les Français d’origine maghrébine.

Il est surprenant, pour ne pas dire significatif, que l’affiche du Front national (Ndlr : voir ci-dessous) pour les élections régionales n’a suscité aucune réaction de réprobation de la part de la classe politique française quant à l’utilisation de symboles de souveraineté d’un Etat – l’Algérie – à des fins de propagande électoraliste.
Alors que l’Etat français par la bouche du porte-parole du Quai d’Orsay s’est contenté, après la protestation officielle de l’Algérie, de considérer celle-ci comme « légitime », et de « déplorer » l’utilisation faite par le Front national du drapeau algérien.

La mise à l’index des Français dits musulmans, le dénigrement de l’Algérie, sont contre-productifs tant pour la cohésion de la société nationale française que pour l’assainissement des rapports entre la France et l’Algérie.

Nadjia Bouzeghrane


L’islam a bon dos

par Thierry Leclère, Télérama n° 3133, 9 février 2010


La question de l’identité nationale vire au défouloir raciste. Les Français de culture musulmane se sentent harcelés. En particulier les jeunes.

Le débat sur l’identité nationale « n’est pas focalisé sur l’immigration et l’islam », affirmait Eric Besson le 4 janvier dernier. Vraiment ? Les Décodeurs, l’excellent blog du journaliste du Monde.fr Nabil Wakim, qui s’est penché sur la moitié des quelque 50 000 contributions publiées sur le site du ministère (www.debatidentitenationale.fr), prouve exactement le contraire : 38,5 % des messages et commentaires analysés contiennent au moins un mot-clé lié à l’immigration ou à l’islam. Comment en serait-il autrement ? Que le ministère de l’Immigration ET de l’Identité nationale ait produit un débat sur l’immigration ET l’identité nationale... c’est, somme toute, assez logique. Mais inquiétant, aussi, tant le racisme de comptoir s’y est senti légitimé. Il suffit de faire un tour sur le site officiel, qui revendique plus de 550 000 visites. Ce n’est plus un débat, c’est un défouloir. Ouvrez la rubrique « Ce qui interroge notre identité nationale ». Puis bifurquez vers « Communautarisme » : le 18 janvier dernier, le site enregistrait des contributions d’internautes sur les thèmes « Etre français, c’est la fermer », « Quand on va dans un pays, on doit le respecter », ou encore « Doit-on tolérer le racisme à l’envers ? », c’est-à-dire de délicates broderies autour du thème du racisme antifrançais.

Si les Français ne sont apparemment pas dupes des visées électoralistes de ce débat, qui a mobilisé toutes les préfectures, reste une question ­récurrente depuis au moins 1989 (on vous fera l’économie de ne pas ­remonter aux croisades), date de la première affaire des jeunes filles voilées de Creil : pourquoi cette focalisation sur les musulmans ? Pourquoi cette « islamopathie », comme dit, avec une ironie attristée, la spécialiste de l’histoire du peuple juif Esther Benbassa, qui ne manque pas de rappeler que juifs et musulmans ont plus d’un point en commun. L’obsession des minarets, relancée par le référendum suisse, n’a d’égale que l’ancienne phobie des synagogues. « Jusqu’à la Révolution, en France, écrit l’universitaire, les juifs n’étaient autorisés à construire une synagogue qu’à condition qu’elle ne soit pas visible de l’extérieur et que le culte ne s’entende pas au-dehors » [1].

Au terme clinique d’« islamopathie », l’anthropologue Dounia Bouzar préfère celui d’« islamophobie ». Le débat sur la burqa, relancé par la mission parlementaire présidée par le communiste André Gerin, a le don d’horripiler cette ancienne éducatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse, qui a passé une quinzaine d’années sur le terrain avant d’écrire des livres à succès sur l’islam en France et le radicalisme religieux : « Le débat sur le voile intégral n’aurait jamais dû être placé sur le terrain religieux. Il faut quand même avoir en tête une représentation sacrément archaïque de l’islam pour imaginer que la burqa puisse faire corps avec la religion ! » tempête l’anthropologue du fait religieux, qui écrit dans son dernier livre, La République ou la burqa (éd. Albin Michel, 2010) : « Le débat sur la burqa donne un pouvoir principalement à deux groupes : ceux qui la prônent et ceux qui veulent éradiquer l’islam. Ceux qui la prônent jubilent [...]. Au lieu de désamorcer leur autorité en les traitant comme de simples groupuscules sectaires qui instrumentalisent la religion auprès de ­jeunes qui ne la connaissent pas, les voilà promus "musulmans", voire "musulmans fondamentalistes", comme si les fondements de l’islam consistaient à enfermer les femmes dans un drap noir ! Ceux qui veulent éradiquer l’islam jubilent aussi, puisque la preuve est faite : cette religion est définitivement archaïque. »

Quelques centaines de femmes en burqa - que Dounia Bouzar se refuse d’interroger, « parce que c’est du ressort des psychiatres et de la lutte antisectes » - feraient donc trembler la République ? L’arsenal sécuritaire actuel ne suffirait pas à interdire aux citoyens de se couvrir complètement le visage ? Bizarre. En tout cas, ceux qui sont opposés à une loi sur le voile intégral, d’Arnaud Montebourg et Benoît Hamon à... Jean-Marie Le Pen, en doutent sérieusement. Une loi sur la burqa ? Et pourquoi pas une loi sur les ravinistes, ce groupe protestant du Massif central, pointé du doigt en 2004 dans un rapport du ministère de l’Education nationale parce qu’il imposait à ses enfants le refus de l’enseignement de l’évolution des espèces, du cinéma, de l’éducation sexuelle, de l’informatique et des cours le samedi ?

Quand le débat identité nationale-immigration-islam devient fou, autant prendre le parti de la dérision. L’ancienne éducatrice, devenue consultante sur « la gestion du fait religieux dans le monde du travail » auprès d’entreprises comme EDF ou L’Oréal, a choisi sa réponse : invitée régulièrement sur les plateaux télé depuis quelques années, la blonde Dounia Bouzar arrive à demi voilée sur les plateaux télé. A demi ? « Oui, je sors de mon sac un foulard de couleur avec lequel je recouvre la moitié de mes cheveux, dit-elle en riant. Je sème le doute. On ne sait plus dans quelle catégorie me ranger ! J’en avais ras le bol d’être traitée comme une "mécréante" par des musulmans radicaux et de supporter, de l’autre côté, le regard paternaliste de républicains qui supposent que je suis une "femme moderne" parce que je me suis arrachée à ma religion. On peut être moderne et musulmane. Je refuse la burqa parce que je suis fidèle à la République et aussi parce que je respecte l’islam... Mais qui entend la deuxième partie de ma phrase ?  »

Il ne s’agit pas ici de lancer le débat théologique sur la deuxième religion de France et sur son enracinement dans une terre de tradition chrétienne. Sur le terrain, les maires de France, confrontés aux revendications des croyants musulmans depuis des décennies, ont finalement plutôt bien géré cette nouvelle demande de leurs concitoyens. La France « d’en haut » pourrait même se réjouir que la masse des musulmans pratiquants, caricaturés, « benladénisés » depuis septembre 2001, reste aussi calme et flegmatique devant les « dérapages » des hommes politiques et les assauts de xénophobie des élites.

Il ne s’agit pas non plus d’entonner un quelconque refrain victimaire, mais d’entendre que la majorité des musulmans de France se sent harcelée. Tous les témoignages venant des quartiers populaires convergent : le débat sur l’identité nationale, qui a semé le doute, la division et parfois la haine, a fait de sérieux dégâts. « Tout notre boulot consistait à dire aux jeunes qu’on pouvait être citoyens français et de confession musulmane. Avec ce débat, "ils" nous ont saboté le travail de vingt ans ! » s’insurge Abdelaziz Chaambi, un ancien compagnon de route de la Marche pour l’égalité, la fameuse Marche des beurs de 1983. Cet ancien militant de la gauche lyonnaise, « tendance Joan Baez et Rolling Stones », a rejoint le monde associatif musulman dès les années 80. A la tête de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie, Abdelaziz Chaambi constate, sur le terrain, les effets collatéraux du débat Besson : « Le discours sur la ­citoyenneté ne passe plus auprès des jeunes. Ils ont du mal à se dire français. Les radicaux ont le champ libre et le communautarisme pur et dur, aussi. Sur le plan politique, n’importe quel charmeur de serpent qui avancera au nom de je ne sais quel parti des musulmans peut les récupérer... J’en veux beaucoup aux élites intellectuelles et médiatiques, qui ont si facilement adopté la théorie du choc des civilisations. Les musulmans sont encore vus comme des barbares. Une forme de racisme culturel a remplacé l’ancien racisme biologique du temps des colonies. » Plaie encore ouverte de la guerre d’Algérie. Mémoires enfouies de l’immigration. Les représentations de l’islam sont encore profondément marquées, en France, par cet héritage postcolonial.

Qu’adviendra-t-il ? Tous nos interlocuteurs sont pessimistes. Même si le regard sur l’Amérique d’Obama, sortie des ténèbres des années Bush, fait espérer à certains des lendemains meilleurs. Le philosophe et essayiste Pierre Tevanian, qui a décrit les mécanismes de la xénophobie dans les élites françaises
 [2], craint surtout que le climat actuel n’ait donné « une sorte de feu vert aux racistes les plus viscéraux » ; il met en garde contre des passages à l’acte racistes, qui pourraient viser non plus seulement des mosquées ou des cimetières, mais aussi des personnes, notamment des femmes voilées.

Le débat sur l’identité nationale a ouvert une boîte de Pandore (au fond de laquelle, dans la mythologie grecque, reste collée l’espérance...) qui peut laisser s’échapper de la haine, voire conduire à un remake des émeutes de 2005. Mais ce débat nauséeux pourrait produire aussi des réactions de ras-le-bol plus constructives : « Les jeunes ne veulent pas changer la devise de la République, affirme Dounia Bouzar, ils veulent juste que la République applique sa devise. »

Thierry Leclère


A lire
- « En se niant comme pays d’immigration, la France met en péril sa cohésion et son unité », par Didier Fassin, Télérama.fr, le 3 février 2010 : http://www.telerama.fr/idees/didier...
- L’Islam, la République et le Monde, d’Alain Gresh, éd. Hachette Pluriel, 2006, 440 p., 9,20 €.
- L’Islam imaginaire, de Thomas Deltombe, éd. La Découverte Poche, 2007, 382 p., 11 €.
- La Nouvelle Islamophobie, de Vincent Geisser, éd. La Découverte, 2003, 128 p., 6,40 €.

P.-S.

Dernière minute

Le tribunal de Marseille ordonne le retrait d’affiches du FN

(AFP/ANNE-CHRISTINE POUJOULAT)

Le juge des référés du tribunal de grande instance de Marseille a ordonné, vendredi 12 mars, le retrait des affiches intitulées "Non à l’islamisme" de la campagne de Jean-Marie Le Pen (FN), estimant qu’elles étaient constitutives "d’un trouble manifestement illicite" [3].
Ces affiches représentent une femme intégralement voilée à côté d’une carte de France recouverte du drapeau algérien sur laquelle se dressent des minarets en forme de missiles, avec en titre "Non à l’islamisme".

Notes

[1Le Monde du 5 décembre 2009.

[2La République du mépris, Les métamorphoses du racisme dans la France des années Sarkozy, éd. La Découverte, 2007, 118 p., 10 EUR.

[3Le tribunal a condamné le FN et M. Le Pen "à faire procéder à son retrait de tous les supports sur lesquels elle a été placée, de quelque nature qu’ils soient, dans un délai de vingt-quatre heures […] puis sous astreinte de 500 euros par jour de retard."