suspension de la vente d’instruments de torture


article de la rubrique peine de mort > en France
date de publication : samedi 31 mars 2012
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Devant l’émotion soulevée par l’annonce de la vente prochaine d’une collection d’objets de torture ayant appartenu à l’un des derniers bourreaux français, la maison Cornette de Saint Cyr a décidé de la suspendre.

La vente organisée proposait 350 objets, dont un écrase-mains, des entraves, une corde d’exécution, une baignoire servant à recueillir les têtes coupées et une malle en osier destinée aux corps décapités, objets de la collection de Fernand Meyssonnier, ancien bourreau ayant procédé à 198 exécutions judiciaires en Algérie entre 1957 et 1962.
Elle avait suscité l’indignation d’associations de défense des droits de l’homme – ACAT-France, Amnesty International France, le MRAP et l’association Primo Levi – qui avaient dénoncé une commercialisation de la torture (voir « Une vente aux enchères inacceptable »).

Ci-dessous un reportage datant de 2002 sur Fernand Meyssonnier.

[Mise en ligne le 28 mars 2012, mis à jour le 31]



Le bourreau d’Alger

par Catherine Simon, Le Monde du 17 septembre 2002


Chez les Meyssonnier, on guillotinait de père en fils : 340 exécutions, à peu près, en trente ans. Retraité dans le Vaucluse, Fernand, le fils, se souvient.

De Fernand Yveton, militant communiste, guillotiné à l’aube du 11 février 1957, à Alger, il ne se rappelle rien, ou presque. Après avoir refusé l’entrevue avec un prêtre, Yveton le libre-penseur avait été conduit à l’échafaud. Il était "très pâle" et il "respirait mal", mais il est mort "courageusement". Parole de bourreau. "Qu’il s’appelle Fernand comme moi, ça m’a fait drôle", rumine Fernand Meyssonnier, qui remplissait ce matin-là les fonctions d’exécuteur adjoint. L’exécuteur en chef, celui qui fait tomber la lame, était son propre père, Maurice Meyssonnier. "A lui aussi, ça lui a fait quelque chose", assure le fils.

Les deux hommes étaient pourtant rodés. Meyssonnier senior, pied-noir de la deuxième génération, ex-militant du Parti communiste français et patron de café à Alger, avait été initié dès 1928 au maniement de la "veuve". Soit, en trente ans de "bécane", plus de 340 guillotinés à son actif - "144 terroristes et 200 droit commun", selon ses propres termes. Pour sa part, Meyssonnier junior, adjoint bénévole à partir de 1948, a exécuté en vingt ans quelque 200 personnes - la plupart durant la guerre d’Algérie. Ce qu’il résume à sa façon : "Pendant le FLN, c’était à la chaîne." Normal, dans ces conditions, qu’on ne se souvienne pas de tout le monde... "Si de Gaulle n’avait pas fait la paix des braves [en 1958, année où les exécutions capitales ont cessé en Algérie], on aurait dépassé Sanson", soupire l’ancien guillotineur, qui évoque le bourreau de Louis XVI comme on le ferait d’un vieux cousin.

En cette fin septembre, à Fontaine-de-Vaucluse, le perroquet Michel pousse mollement la chansonnette. Il siffle L’Internationale, puis, machinal, entonne La Marseillaise. Il imite à merveille la voix de son maître, Fernand Meyssonnier, avec ces "pfft" et ces "tchh" de lassitude, accrochés aux phrases à l’accent traînant. "Tout condamné à mort doit avoir la tête tranchée. Vive Meyssonnier !", récite le volatile. Son vieux bourreau de propriétaire a, lui, la tête solidement arrimée. Une tête de clown triste, mélange de Fernandel et de Charles Pasqua. Le perroquet Michel sait aussi crier "Vive Papon, à bas les **** !", indique le vieil homme.

Aujourd’hui âgé de 72 ans, installé dans le midi de la France après une longue escale à Tahiti, Fernand Meyssonnier aime à se présenter comme un "anarchiste de droite" et précise, sans se faire prier, avoir voté "dans le passé" pour Jean-Marie Le Pen, président du Front national et ancien de la guerre d’Algérie. Il a aussi voté "à gauche", ajoute-t-il. Mais tout ça, au fond, ne l’intéresse pas. La seule chose qui l’anime, qui l’enflamme, c’est de parler de la guillotine. C’est sa spécialité. Et de l’Algérie de sa jeunesse, une Algérie française, pleine de soleil et de cruautés, où il n’y avait pas de guerre. Juste des "événements". Le café-restaurant de son père, le café Laperlier, fut son haut lieu d’apprentissage, la vraie école du jeune Fernand. Les députés communistes venaient y banqueter. On y trinquait aussi avec les huiles de la police. Le père Meyssonnier était le roi de la farce. Il se moquait des Juifs et des Arabes, avec l’humour épais de l’époque, façon Almanach Vermot. Dans les coulisses de ce théâtre, le petit Fernand suivait les va-et-vient de l’"équipe", celle des exécuteurs, où officiait son père, ce club fermé, discret, 100 % masculin, s’éclipsant en camion puis, plus tard, en avion, pour transporter les "bois de justice" (les pièces de la guillotine) jusqu’à Oran ou Constantine, parfois jusqu’à Tunis. On disait "faire un déplacement".

Initié par son père, à qui il offre, à l’âge de 14 ans, une maquette de guillotine, Fernand Meyssonnier assiste en juillet 1947, alors qu’il a 16 ans, à sa première exécution. Comme un dépucelage macabre : "Lorsque la lame est tombée, je me rappelle avoir poussé un petit cri : Ahhh ! Oui, quand il a basculé, de le voir basculer... quand j’ai vu que sa tête était entre les deux montants et que ça allait être la dernière seconde... (...) Et puis alors, le sang ! Parce que, dès qu’on le bascule, deux secondes après, la lame tombe, et il y a un jet de sang qui file sur le côté, qu’est rapide, comme deux verres qu’on jette à trois mètres", raconte-t-il dans ses Mémoires, Paroles de bourreau (éditions Imago), à paraître le 25 septembre. "La peine de mort, la guillotine, il est tombé dedans quand il était petit", commente Jean-Michel Bessette, professeur de sociologie à l’université de Besançon, qui a mis en forme le témoignage - premier du genre - de l’ex-bourreau d’Alger. Dans ce livre, une photo montre l’"équipe" en train de casse-croûter à l’intérieur du fameux camion. Le pain et les gamelles sont posés sur la corbeille (vide) qui sert à recueillir les cadavres des exécutés. "Repas froid à trois heures du matin", a noté Maurice Meyssonnier. Pique-nique avec la mort, en habitués. Le cliché doit dater de la fin des années 1950. Cette nuit-là, sur la route de Tunis, "il faisait un froid de canard", rapporte simplement Fernand Meyssonnier. "Après l’exécution, on rentrait chez nous, comme un entrepreneur après son travail. Ou comme un chirurgien qui vient de faire une opération, ni plus ni moins", dit-il encore.

Etrange "opération" que celle qui consiste à infliger la mort à l’un de ses semblables. Froidement, avec méthode, en chemise blanche et cravate noire. "Quand on fait tomber la lame, c’est comme un film à toute vitesse. En deux secondes, tout est fini. Ça donne un sentiment de puissance." Peu importe, à cet instant-là, de savoir qui est le condamné. Peu importent sa vie, son nom, la couleur de ses yeux. Au contraire. "Le type qu’on guillotine, il ne faut pas penser à lui, il faut se concentrer sur la technique." En parlant, Fernand Meyssonnier s’est levé. Tout son corps se met à bouger. "Pendant l’exécution, je suis un autre homme : je pense aux victimes, à ce qu’elles ont subi, je suis le bras vengeur." Dans son salon, entre les fauteuils et la table de billard, il mime l’exécution.

Ses gestes sont précis. La fonction de "photographe" (placé au pied de la guillotine, il doit saisir la tête du condamné qui passe par "l’objectif" et la poser, une fois coupée, dans la bassine prévue à cet effet) est une fonction "délicate" et "dangereuse". On a la mort au bout des doigts. "Dès que la lame tombe, pfffch... la tête me reste entre les mains ! Tenir une tête entre ses mains après la chute de la lame, c’est quelque chose de très impressionnant qu’on ne peut pas vraiment expliquer", assure Fernand Meyssonnier.

Est-ce par perversité ou parce qu’il est blindé qu’il décrit avec un tel luxe de détails les bruits de la guillotine, l’odeur du sang humain, la fureur d’un condamné qui hurle et se rebelle, ou, chez cet autre, "là, l’effroi dans le regard" avant l’affreuse bascule ? La mort, cette mort-là, si froide et si rapide, Fernand Meyssonnier en est imprégné. Comme la France de l’époque en était imprégnée. Bien qu’aient figuré, parmi les condamnés, des "assassins de grande valeur", selon le mot d’André Berger, bourreau également connu sur la place d’Alger, "aucun de ceux qu’on a guillotinés n’était un innocent", martèle Fernand Meyssonnier. Lui et ses collègues ont-ils fait autre chose qu’obéir aux ordres donnés par la justice - et, durant la guerre, par l’armée ? N’avait-on pas décoré, dans les années 1950, de la "médaille de vermeil du travail" le prédécesseur et "parrain" des Meyssonnier, Henri Roch, pour ses bons et loyaux services en tant qu’"exécuteur des sentences criminelles" - terme officiel désignant le bourreau ? "Fernand Meyssonnier a le sens et le goût de l’histoire. Il se rend compte qu’il s’est trouvé dans une situation historique très particulière", souligne Jean-Michel Bessette. "S’il fait un tel récit, c’est par souci de témoigner de la manière la plus complète de cette période, qui fait partie de l’histoire de la France."

A Fontaine-de-Vaucluse, dans un coin du salon, une grande pièce lumineuse, prolongée d’une terrasse surplombant la rivière et les toits du village, Fernand Meyssonnier a installé sa guillotine miniature - celle offerte à son père, aujourd’hui décédé. Dans le petit panier d’osier posé au pied de la machine, il a mis une paire de lunettes.

Non, pas les siennes, mais celles d’un Algérien décapité pendant la guerre. Sur le coup, il a du mal à se rappeler son nom. "C’est celui qui préparait les bombes, vous savez ? On l’avait surnommé le chimiste. C’est moi qui lui ai retiré ses lunettes. Je les ai gardées en souvenir", explique l’ancien bourreau. La famille d’Abderrahmane Taleb, combattant du FLN guillotiné le 24 avril 1958, à Alger, n’en a sans doute jamais rien su. Ce n’est pas la seule relique que Fernand Meyssonnier ait gardée près de lui. Le salon, à lui seul, est un bizarre capharnaüm : outre la mini-guillotine paternelle, on peut y admirer des tableaux de vahinés et des colliers de coquillages rapportés de Tahiti, une carte d’Alger de 1961, ornant la table basse, la photo d’un bagnard anonyme et, sur un bout de table, le moulage en bronze de la tête et des mains de Fernand Meyssonnier lui-même. "Je veux qu’on y mette mes cendres", commente le vieil homme, en tapotant d’un doigt distrait le dessus de son crâne en bronze. Sur la cheminée, cachées derrière un bouquet de fleurs séchées, reposent les cendres de ses parents.

AU rez-de-chaussée de la maison, à l’endroit où l’ancien guillotineur d’Alger avait ouvert, en 1992, un éphémère Musée de la justice et des châtiments, des choses plus étonnantes encore dorment sous la poussière : des instruments de torture datant du Moyen Age, une copie de guillotine grandeur nature, mais aussi, derrière une glace sans tain, la tête d’un décapité baignant dans le formol - "il a dû être exécuté à Paris, en 1901 ou 1902" - et, au fond d’un carton, le cadavre desséché, pareil à une momie, d’un inconnu de sexe masculin que Fernand Meyssonnier croit avoir acheté "il y a plusieurs années, lors d’une vente aux enchères à Drouot".

S’il n’a guère la mémoire des dates, l’auteur de Paroles de bourreau a un sens aigu de la relativité des sentiments humains. "Ce qui se faisait avant en matière de torture, on ne le supporterait plus aujourd’hui : arracher les membres, brûler les pieds, tous ces trucs-là, ce n’est plus possible. A l’époque, les gens se ruaient pour voir : les exécutions publiques, c’était la corrida ! On est devenu beaucoup plus sensible. La pitié, finalement, c’est récent." En 1981, quand la peine de mort a été abolie en France, à l’initiative de Robert Badinter, l’ancien bourreau d’Alger s’est rangé à l’avis général - "puisque, de toute façon, on ne peut pas revenir en arrière !". Sans renier son passé ni jeter la "veuve" aux orties. "Nous, avec la guillotine, on a donné la mort le plus vite possible, sans faire souffrir", dit-il, une pointe de fierté dans la voix.

A entendre Fernand Meyssonnier, son métier d’exécuteur n’a jamais été un plaisir. "La vocation, c’est de la foutaise !", insiste-t-il, en évoquant les nombreux privilèges que cette fonction macabre apportait. Outre l’octroi d’un coupe-file, permettant de circuler malgré le couvre-feu, les membres de l’"équipe" disposaient d’un port d’arme ; surtout, ils jouissaient de la bienveillance des forces de l’ordre et, plus généralement, des autorités coloniales. Une aubaine, en ces temps de guerre. Payés au mois, quel que soit le nombre des exécutions, les employés de la guillotine ont même, "événements" obligent, bénéficié en Algérie d’une "prime de risque" et d’une "prime de tête"... Dans Paroles de bourreau, Fernand Meyssonnier raconte à loisir cette dolce vita algérienne, sur fond de petits trafics et de combines. L’indépendance de l’Algérie, en 1962, sonne la fin de la guerre et de la prospérité des Meyssonnier.

Dans ce qui reste de son musée, l’ancien bourreau d’Alger pense à la mort. A celle de son père, emporté par un cancer de la gorge, en 1963, à Nice. A la sienne aussi : atteint d’un cancer du foie, Fernand Meyssonnier ne se fait pas d’illusions. "Quelqu’un comme moi, qui a exécuté 200 bonshommes, il ne peut pas se permettre d’avoir peur, hein !", lâche-t-il, le sourire triste. Il pense aussi à la mort de certains condamnés. Il y en a trois, pas plus, à propos desquels il se dit "troublé" : Fernand Yveton, le communiste, Abderrahmane Taleb, le "chimiste", et Madeleine Mouton - l’une des seules femmes guillotinées, exécutée en 1948, à Sidi-Bel-Abbès. "Ces trois-là, j’ai presque un peu de regret. Si j’avais pu, je les aurais sauvés. Attention, c’était vraiment des criminels, hein ! Mais, va savoir pourquoi, j’aurais préféré qu’ils meurent d’un arrêt cardiaque." Parole de Fernand.


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