“la soumission à l’autorité” de Stanley Milgram


article de la rubrique démocratie > désobéir
date de publication : mardi 6 janvier 2009
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L’expérience de Stanley Milgram est bien connue : une personne reçoit l’ordre d’infliger des décharges électriques à une autre... Nous reprenons des extraits du livre Des hommes ordinaires où Christopher Browning [1] commente le fait que seule une minorité refuse d’obéir.

Récemment, un chercheur en psychologie a reproduit l’expérience et est parvenu aux mêmes résultats “troublants” qu’il y a quarante-cinq ans.

[Page mise en ligne en 2002, complétée le 6 janvier 2009]

Comment des individus ordinaires en viennent à obéir à des ordres illégitimes

En une série d’expériences devenues célèbres, Stanley Milgram [2] a testé la capacité de l’individu à résister à l’autorité, lorsque celle-ci n’est soutenue par aucune menace coercitive extérieure. Dans le cadre d’une prétendue expérience scientifique, des volontaires « naïfs » ont été chargés par une « autorité scientifique » d’infliger une, série de chocs électriques simulés d’intensité croissante à un acteur/victime qui réagissait par une « voix de rétroaction » soigneusement programmée - une série, d’intensité croissante elle aussi, de plaintes, cris de douleur, appels à l’aide, silence fatal enfin. Dans l’expérience standard, les deux tiers des sujets furent « obéissants » au point d’infliger la douleur extrême.

Des variations introduites dans l’expérience ont produit des résultats significativement différents. Si l’acteur/victime était isolé de manière que sa réaction ne pût être vue ni entendue du sujet, l’obéissance de celui-ci était bien plus grande. Si le sujet voyait et entendait la soi-disant victime, l’acquiescement à l’extrême douleur tombait à 40 %. Si le sujet devait la toucher pour la forcer à poser sa main sur la plaque électrique censée envoyer les chocs, le taux d’obéissance tombait à 30 %. Si un personnage non investi de l’autorité donnait les ordres, l’obéissance était nulle. Si le sujet accomplissait une tâche accessoire, sans qu’il eût à infliger personnellement les chocs électriques, l’obéissance était presque totale. A l’inverse, si le sujet faisait partie d’un groupe d’acteurs qui mettait en scène un plan soigneusement monté de se rebeller contre l’autorité, la vaste majorité des sujets (90 %) se joignaient à « leur » groupe et cessaient également d’obéir. Si le niveau des chocs à administrer était laissé à la totale discrétion du sujet, tous, sauf une poignée de sadiques, infligeaient le choc minimal. Lorsqu’ils ne se trouvaient pas sous la surveillance directe du scientifique, beaucoup de sujets « trichaient » en envoyant des chocs de moindre intensité prévu, même s’ils se montraient par ailleurs incapables d’affronter l’autorité et d’abandonner l’expérience.

Comment expliquer un niveau aussi étonnamment élevé d’obéissance potentiellement meurtrière à une autorité coercitive ? Milgram a avancé une série de facteurs. Un préjugé évolutionniste privilégie la survie de gens capables de s’adapter à des situations hiérarchiques et à une activité sociale organisée. La socialisation par la famille, l’école et le service militaire, ainsi que tout un dispositif social de récompenses et de châtiments, fixent et renforcent la tendance à l’obéissance. L’entrée apparemment volontaire dans un système d’autorité « perçu » comme légitime produit un sentiment fort d’obligation.

[...] Les concepts de « loyauté, devoir, discipline » deviennent des impératifs moraux qui annihilent toute identification avec la victime. Des individus normaux se muent en simples « agents » de la volonté d’autrui. En un « état instrumental » de ce genre, ils ne se sentent plus personnellement responsables du contenu de leurs actions, mais uniquement de la manière dont ils les exécutent.[...]

Milgram met explicitement en parallèle les comportements révélés par son expérience et ceux qui se sont manifestés sous le régime nazi. « Les humains, conclut-il, sont menés au meurtre sans grande difficulté. » Il est toutefois conscient de tout ce que les deux situations de significativement différent. Il convient que les sujets de ses expériences étaient assurés qu’aucun dommage physique permanent ne résulterait de leurs actes. Les sujets eux-mêmes n’agissaient pas sous la menace. Enfin les acteurs/victimes ne faisaient pas l’objet d’une « dévaluation intense » à travers l’endoctrinement systématique des sujets. Les tueurs du Troisième Reich, eux, vivaient un État policier où les conséquences de la désobéissance risquaient d’être dramatiques, et ils étaient soumis à un endoctrinement intensif ; en revanche, ils savaient aussi qu’ils ne faisaient pas seulement souffrir, mais qu’ils détruisaient des vies humaines.

Le tortionnaire en vous

par Ariane Krol, La Presse, le 4 janvier 2009

Un chercheur en psychologie californien vient de reproduire la célèbre expérience de Milgram, dans laquelle un participant reçoit l’ordre d’infliger des décharges électriques à un autre sujet. Quarante-cinq ans plus tard, les résultats sont toujours aussi dérangeants : seule une minorité refuse d’obéir. Décidément, la nature humaine est parfois bien troublante.

La mise en scène imaginée par le chercheur américain Stanley Milgram en 1961 est un classique des manuels de psycho. L’expérimentateur demande à un participant de poser des questions à un autre sujet et, lorsque ce dernier donne une mauvaise réponse, de lui administrer une décharge électrique. L’intensité du courant augmente à chaque décharge. À 150 volts, le sujet-victime proteste violemment, se plaint de douleurs au coeur et exige qu’on le libère. Auriez-vous quand même appuyé sur le bouton ? Dans les années 60, plus de 80% l’ont fait. Jerry Burger, de l’Université Santa Clara, a répété l’expérience en 2006 : 70% ont obtempéré. Toutefois, la différence entre ces deux résultats n’est pas significative, prévient le chercheur dans le numéro de janvier de la revue American Psychologist. Autrement dit, les participants obéissent toujours aussi aveuglément aux ordres. C’est consternant.

L’extermination des Juifs par les nazis, les camps de travail des Khmers rouges, la prison irakienne d’Abou Ghraïb... Rien ne nous a été épargné au cours des dernières décennies. La mécanique de l’horreur tourne en boucle dans nos salons, analysée et expliquée dans ses moindres détails. Nous aurions dû en tirer des leçons. Hélas, ça ne semble pas être le cas. Devant un spécialiste en blouse blanche, l’individu perd tout sens critique.

L’expérience de Milgram, rappelons-le, est truquée. Il n’y a pas de décharges électriques. La « victime » est un complice qui simule la douleur. Le « bourreau », cependant, l’ignore. Il croit punir un autre participant choisi au hasard, comme lui. Ça ne l’empêche pas d’appuyer sur le bouton.

Cette docilité est d’autant plus étonnante que la pression était beaucoup moins grande dans l’expérience de 2006. Les chercheurs ont informé les participants à trois reprises qu’ils pourraient se retirer n’importe quand, et qu’ils recevraient quand même leur indemnité. Et ils ont arrêté à 150 volts, après les premiers cris de la « victime », alors que le test original allait jusqu’à 450 volts. Pourtant, ils ont été presque aussi nombreux à se soumettre aux ordres.

Le contexte explique beaucoup de choses, avance Jerry Burger. L’expérimentateur, qui est en situation d’autorité, assure qu’il prend l’entière responsabilité de la « victime ». Et il est le seul point de référence. De fait, une seule catégorie de participants a eu tendance à refuser ses ordres aberrants : ceux qui ont une personnalité dominante, marquée par un désir de contrôler leur environnement.

On reproche souvent à notre culture d’encourager l’individualisme, le manque de discipline et d’esprit de groupe. Apparemment, c’est un trait de caractère qui gagnerait à s’exprimer davantage dans certaines circonstances.

Notes

[1Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, 1996, rééd. Tallandier, 2007.

[2Stanley Milgram : auteur de La soumission à l’autorité, éd. Calmann-Lévy, 1974.


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