l’humanisme d’Abd el-Kader


article de la rubrique la section LDH de Toulon > rencontres à Toulon autour d’Abd el-Kader
date de publication : lundi 13 décembre 2004
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Compte-rendu de la conférence-débat donnée à Toulon, le samedi 11 décembre 2004, par le Président de la Fondation Abd el-Kader.

C’est à l’invitation de la section de Toulon de la Ligue des droits de l’Homme que Mohamed Boutaleb est venu à Toulon. L’avant-veille, il avait participé à Lyon à un débat sur le dialogue entre musulmans et chrétiens, en compagnie de Mgr Henri Tessier, archevêque d’Alger. Auparavant, il avait organisé à Oran, les 23, 24 et 25 novembre, un colloque international intituté "l’Emir Abd el-Kader, source d’authenticité et précurseur de la modernité" .

La rencontre du 11 décembre à Toulon accompagne l’exposition "Abd el-Kader à Toulon, héros des deux rives", visible jusqu’au 29 janvier 2005 à la Médiathèque du Pont du Las.


"L’humanisme d’Abd el-Kader, le traitement des prisonniers, le dialogue inter-religions".

L’intervention de Mohamed Boutaleb

Mohamed Boutaleb commence son exposé en remarquant qu’Abd el-Kader a constitué un « isthme » entre l’Orient et l’Occident. Sa contribution à la réalisation du canal de Suez est un exemple du travail de liaison effectué par l’Émir. À deux reprises, en effet, il a participé à cette œuvre, tout d’abord en recevant Ferdinand de Lesseps au Château de Pau où il était gardé en détention, ensuite en convainquant différentes tribus d’Egypte de concéder des terrains en vue de cette construction.

Après nous avoir fait remarquer avec humour qu’il est mieux reçu à Toulon aujourd’hui que ne l’avait été Abd el-Kader, en 1847, Mohamed Boutaleb poursuit.

La biographie de l’émir peut dérouter ceux qui la considèrent de façon profane mais elle devient compréhensible quand on envisage le chemin spirituel qui la soutend. Abd el-Kader lui-même a fait cette étonnante déclaration : « Je n’étais pas fait pour être guerrier et pourtant, j’ai porté les armes toute ma vie ». En fait, lors de sa captivité, il réalise que la France est un pays en pleine expansion et que l’Algérie est “colonisable”. Il considère alors que sa mission est de combattre le matérialisme des Occidentaux et de tenter de réduire l’indigence des Orientaux.

Abd el-Kader est né en 1808, non loin de Mascara, dans une famille de double noblesse (aristocratique et religieuse), les al-Hassani.

On peut diviser sa vie en trois parties.

- La première va de 1832 à 1847 où il combat farouchement l’armée française. Soulignons que durant cette période, et malgré les préoccupations inhérentes à la poursuite de la guerre, il a le souci de fonder des villes, d’établir des lois, d’organiser un État centralisé. Ce qui est remarquable, par ailleurs, c’est que, au plus fort de cette vie active et combattante, il ne perd jamais sa dimension contemplative et spirituelle. Léon Roche écrit ainsi qu’il a pu voir chez « cet homme aux yeux bleus » des élans mystiques qui l’amenaient à un état extatique.

- La deuxième période de sa vie s’étend de 1847 à 1852 et correspond à ses années de captivité en France. Il faut rappeler qu’Abd el-Kader avait négocié avec la France les conditions de sa reddition et que l’armistice signé convenait de son installation au Moyen-Orient. C’est le non-respect de ce traité par le gouvernement de Guizot qui a fait de lui le prisonnier de la France pendant cinq ans. Mais, malgré sa déception et ses souffrances, il a su profiter de cette détention pour continuer son ascension spirituelle.

- La troisième partie de sa vie s’étend de 1852 à 1883. Il s’établit alors à Damas après un séjour en Turquie. C’est pendant cette période qu’il a l’occasion de sauver des milliers de chrétiens menacés lors d’un soulèvement populaire à Damas. Il reçoit alors de nombreuses décorations des différents pays européens dont il a sauvé les citoyens. Il fait alors remarquer qu’il n’a jamais combattu « des Chrétiens », mais qu’il a combattu des conquérants qui étaient chrétiens. Et lorsque Monseigneur Pavy, archevêque d’Alger, lui écrit une longue lettre de louanges, il lui répond qu’il a agi « par fidélité à la foi musulmane et par respect des droits de l’humanité » [1]. Citons un extrait de son grand traité Al-Mawaqif : « Notre Dieu est le Dieu de toutes les communautés [...]. C’est un Dieu unique [...]. Tout adorateur n’adore que lui ».

Les décorations qu’il reçut après ces évènements donnèrent lieu à des interprétations pernicieuses [2]. Abd el-Kader n’avait, en fait, d’intérêt que pour la vie spirituelle.
On peut en voir la preuve dans son immense œuvre littéraire. Il a écrit de nombreux poèmes, de nombreux livres religieux et près de 48.000 lettres. Il voulait se considérer comme le continuateur d’Ibn’Arabi, le plus grand soufi de la spiritualité islamique, qui avait vécu six siècles auparavant. Tout comme lui, il considère que l’homme est fait pour aimer et être aimé et il défend l’idée de l’universalité de cet amour.

Abd el-Kader a illustré ce profond humanisme, qui n’est donc pas une spécificité de l’Occident, par le traitement qu’il avait réservé à ses prisonniers français. Il les considérait comme ses invités, demandait à sa mère et à sa femme d’en prendre soin, et beaucoup d’entre eux sont venus lui rendre visite, lors de sa captivité en France, et ont réclamé sa libération. Une anecdote illustre bien cette générosité : alors qu’il combattait en Algérie, Monseigneur Dupuch est intervenu auprès de lui pour lui demander de libérer un certain prisonnier dont la femme était dans la détresse. « Pourquoi un seul prisonnier ? » lui répondit l’Émir. « Vous devriez demander la libération de tous les prisonniers chrétiens, et également celle des prisonniers musulmans que vous détenez ».

Pour clore cette conférence, Monsieur Boutaleb a demandé à Andrée Bensoussan de lire un poème écrit par un poète algérien concernant Saint Augustin. Belle illustration du message d’Abd el-Kader.

Le débat

La discussion qui a suivi cette conférence fut longue et animée. Plusieurs représentants des différents cultes ont prôné la tolérance et le dialogue entre les religions. (Des agnostiques présents ont fait remarquer que les religions ne détiennent pas le monopole de la spiritualité et de l’humanisme.) Mais, pour pouvoir dialoguer, il faut tout d’abord se rencontrer ; et ces rencontres se font à l’occasion de réunions comme celle-ci, organisée par la LDH.

Un ambassadeur d’Algérie [3] qui assistait à la rencontre a déclaré que la conquête de l’Algérie, en 1830, s’est faite essentiellement pour des raisons économiques et non pour « civiliser des barbares » comme on a pu le prétexter alors. De façon analogue, la religion est utilisée bien souvent comme prétexte à des politiques guerrières. Il a évoqué les deux grandes guerres mondiales du siècle dernier, qui n’ont pas été des guerres de religion. Et pour illustrer la perversité de certains raisonnements, il a fait remarquer qu’Hitler avait bien été élu démocratiquement, mais qu’il ne fallait pas trouver là un argument pour renoncer à la démocratie. Enfin, il a parlé des récentes visites des présidents algérien et français en France et en Algérie et de leur désir commun de développer l’amitié franco-algérienne.

Une « franco-algérienne de base » lui a alors fait remarquer qu’avant de faire avancer l’amitié franco-algérienne sur des bases essentiellement économiques, il y avait tout un travail de pardon à faire. On ne peut brûler les étapes de cette réconciliation et effacer sans un mot tant de souffrances. Avant de tourner une page, encore faut-il qu’elle soit écrite et qu’elle soit lue. Par ailleurs elle a tenu a remercié la LDH d’avoir organisé cette exposition sur Abd el-Kader. Pour elle et pour tous les immigrés coupés de leur histoire, « c’est comme un cours de rattrapage ».

La dernière question abordait un sujet qui aurait mérité de longs développements. Elle avait trait à la place importante prise dans les médias par un homme comme Tarik Ramadan : pourquoi ne se trouve-t-il aucun religieux musulman prônant la tolérance et l’humanisme pour contester les prises de position de Tariq Ramadan ? Après une brève prise de parole de l’Ambassadeur, nous avons malheureusement dû interrompre le débat, car il fallait “libérer la salle”.

Une rencontre sympathique et chaleureuse qu’il faudra renouveler !

P.-S.

Lire également article 430.

Notes

[1Peut-être est-ce la première fois que cette expression est écrite en arabe.

[2Il en sera de même au sujet des échanges qu’il eut avec des francs-maçons, et de sa prétendue adhésion au Grand Orient.

[3Hadj Mokhtar Louhibi a été ambassadeur d’Algérie en Grèce, avant de prendre sa retraite il y a quelques années.

Etait également présent à Toulon Bachir Ouazene, député représentant les Algériens de l’étranger à l’Assemblée Populaire Nationale algérienne.


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