Gérard Noiriel et « le contrôle orwellien de l’État »


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date de publication : mercredi 13 septembre 2006
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Un extrait de l’entretien avec Gérard Noiriel publié sous le titre l’histoire est un sport de combat dans la revue Vacarme [1]

[Première publication le 20 août 2005, remise en ligne le 13 septembre 2006]


Vacarme : Que pensez-vous des projets de créer des cartes d’identité en Grande Bretagne ou de mettre en place en France des formes « plus sûres » d’identification du citoyen, notamment à partir de données biologiques ? Suivriez-vous les groupes qui dénoncent là un contrôle « orwellien » de l’État sur le monde social ?

Gérard Noiriel : En tant qu’historien, disciple de Marc Bloch, je refuse ce qu’il appelait « la manie du jugement ». Donc je ne dénonce rien. J’essaie simplement d’éclairer, par un recours à l’histoire, les problèmes du présent. J’ai en effet tenté de retracer la genèse des formes actuelles d’identification des personnes, qui sont bien sûr des formes de contrôle social. Ce qui m’a amené à mettre en lumière le fait que les citoyens sont souvent eux-mêmes « demandeurs » d’identification, car c’est grâce à la technologie des papiers d’identité qu’ils existent en tant qu’ayants droit, propriétaires, électeurs, etc. Cette technologie est un rouage essentiel de nos démocraties, qui permet de réduire l’arbitraire. Mais elle peut aussi mettre en péril les libertés individuelles.

Dans Les Origines républicaines de Vichy [2], j’ai montré comment le régime de Vichy avait utilisé les instruments identitaires inventés par la République à des fins totalitaires. On ne peut jamais savoir à l’avance ce que l’avenir nous réserve en matière politique. Il est normal que les citoyens s’inquiètent aujourd’hui, pour leurs libertés, face aux projets d’identification biométrique et se mobilisent contre ceux-ci. En tant que citoyen je participe à ce combat. Mais en tant qu’intellectuel spécifique, je m’appuie sur mes recherches historiques pour problématiser autrement la question de l’identification.

Les résultats de ces travaux pourraient être utilisés pour alimenter des revendications nouvelles. Par exemple, demander au ministère de l’Intérieur quelles sont les garanties qui seront données aux citoyens, pour leur permettre de « résister » aux nouveaux pouvoirs que cette nouvelle carte va fournir aux policiers. Mais ces innovations constituent aussi des défis. À nous d’imaginer des solutions pratiques, des formes de résistance, qui puissent contredire les techniques en place. Il est évidemment plus facile de se cantonner dans la dénonciation récurrente (et impuissante) du « contrôle orwellien de l’État ».

Dans mes recherches sur l’histoire de l’identification, j’ai aussi montré que ces innovations étaient toujours expérimentées d’abord sur les « maillons faibles » d’une société. La photo d’identité a d’abord été appliquée aux criminels ; la carte d’identité a d’abord été imposée aux nomades, aux immigrants et aux travailleurs coloniaux recrutés dans les usines de guerre pendant la Première Guerre mondiale. Puis ces techniques ont été généralisées. Il y a là une leçon pédagogique qui pourrait servir d’argument pour élargir la solidarité, en expliquant aux citoyens qui-n’ont-rien-à-se-reprocher que les techniques qui s’inventent aujourd’hui pour sévir contre les « clandestins » et les « criminels » régenteront demain leur propre existence.

Notes

[1L’entretien dans son intégralité sur le site de la revue : http://www.vacarme.eu.org/article47..., juillet 2005.

[2Les Origines républicaines de Vichy, Hachette, 1999.5.


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