un seul visa vous manque et la tournée est annulée


article de la rubrique les étrangers
date de publication : dimanche 29 août 2010
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Du vendredi 16 au jeudi 22 juillet 2010, le festival Couleurs du monde a organisé à Toulon et dans quelques communes voisines des spectacles de folklore gratuits. Parmi les groupes prévus [1] :

El Ahlem devait notamment figurer au spectacle final de Toulon :

Mais la participation au festival du groupe algérien a été annulée, un de ses membres s’étant vu refuser un visa. Le consulat a en effet estimé que sa « situation de précarité » – la faiblesse de ses revenus – pouvait faire craindre qu’il en profite pour demeurer en France. Plusieurs milliers de personnes auront ainsi été privées d’un spectacle de qualité... au nom d’une politique dénoncée par la Cimade dans son récent rapport d’enquête consacré aux pratiques en matière de délivrance des visas des consulats de France dans six pays – dont nous avons repris par ailleurs la partie concernant l’Algérie.

Ci-dessous la préface [2] de ce rapport de la Cimade, écrite par l’écrivain Fadel Dia, lui-même victime l’année dernière de cette politique irrespectueuse des valeurs humaines – qui l’a alors empêché de participer au festival d’Africajarc.

Complément – Le 29 août, on apprenait l’annulation, également pour un problème de visas, des représentations que le Théâtre National Algérien devait donner à Marseille.

[Mise en ligne le 30 juillet 201, complétée le 29 août]



Inaccessible France ou l’art de refuser un visa par service interposé...

« Droit à la France ? »

Pourquoi sommes-nous si stressés dès le moment où il nous faut entreprendre une démarche en vue d’un déplacement en France ? Pourquoi sommes–nous plus stressés que quand il s’agit de se rendre en Turquie, aux Etats-Unis, voire en Chine ? Peut-être par ce que nous en demandons trop à la France et peut-être aussi parce que elle nous en promet trop.

Je suis francophone, francophile, « francolâtre » même comme le sont trop souvent les Sénégalais de ma génération, plus royalistes que le roi dans la défense de la qualité du français parlé et écrit. J’ai longtemps enseigné l’histoire, non seulement en français mais de France. J’ai dirigé une institution intergouvernementale dont la vocation est la promotion et la consolidation de
l’enseignement dans la langue de Molière dans les pays qui ont le français en partage. Je suis écrivain de langue française, publié par des maisons d’édition françaises qui ont pignon sur rue et dont l’une, fréquentée autrefois par Senghor, Césaire ou Michel Leiris, a vu récemment sa directrice décorée de la Légion d’ Honneur par le président Sarkozy lui-même pour services rendus
à la culture française. A l’occasion de la sortie de mon dernier livre, paru dans cette même maison, j’ai reçu l’invitation d’une institution reconnue et subventionnée par les collectivités et l’Etat français et qui est depuis plus de dix ans le symbole même de cette « coopération des peuples et des terroirs et non des banques » qu’affectionne, nous dit-on, l’Ambassadeur de France à Dakar. Africajarc est en effet un festival porté par tout un village (230 bénévoles sur une population de 600 âmes !), une manifestation fondée sur le
« respect des différences et l’estime réciproque ». Je ne suis solliciteur ni d’emploi ni de subsides et me suis même engagé, à titre de contribution et pour le plaisir de l’échange, à prendre en charge les frais liés à mon déplacement…

La France a proclamé qu’elle allait faciliter la circulation des artistes, des intellectuels, des écrivains, des chercheurs… Sur la base de ces arguments, tenant compte des motivations qui sous-tendent mon projet, et malgré les déboires rencontrés dans le passé, j’ai pensé qu’une demande de visa ne devrait plus être pour moi qu’une formalité et que, d’une certaine manière, non seulement j’avais droit à la France, mais qu’il existait des Français qui avaient
des droits sur moi et notamment celui de me convoquer au partage et au dialogue.

Je savais que pour avoir le visa il fallait, d’abord, accéder au Consulat, présenter en quelque sorte le corps du délit, mais je n’imaginais pas que cela était en soi une épreuve de taille, si difficile que je n’ai jamais pu la franchir après deux semaines de siège.

Le consulat et ses « coxeurs »

La méthode est connue et repose sur la délocalisation des tâches subalternes. Vous achetez donc - à la banque - un code téléphonique (c’est votre premier investissement sans garantie de succès), déclinez votre identité, exposez les motifs de votre demande et les contraintes de votre déplacement. Une voix neutre et standardisée vous fixe un rendez-vous : c’est un mois et demi… APRES la tenue de la rencontre à laquelle vous étiez convié ! Vous marquez votre étonnement ? « Oui, je vous ai bien compris mais je n’ai que ça pour le moment. Appelez de temps en temps, achetez une 2e, voire une 3e carte. Je prends note, mais nous ne sommes pas le Consulat ! ». C’est bien vrai, ils n’en sont que les « coxeurs » : vous n’avez jamais le même interlocuteur et une fois sur deux, on vous assure que tous les opérateurs étant occupés, il vous faudra rappeler. Et puis quelle idée de voyager à cette période : « c’est l’été monsieur, le consulat et toute la France sont en vacances et vous êtes trop nombreux à vouloir partir ! ». Français qui nous invitez, faites-le en hiver, quand il gèle et qu’il neige et non en été quand votre pays est en fête !
Cela m’a coûté prés de … 200 000 Francs CFA [Soit 300 € environ] de ne PAS AVOIR EU le visa ! « Mais monsieur, on ne vous a pas refusé de visa, le consulat n’a même pas pris connaissance de votre dossier ! ». C’est bien le piège des mots, puisque le résultat est le même.

« Immigration choisie » : par qui ?

Avec la France nous sommes souvent trahis par nos sentiments et victimes de notre crédulité qui nous fait croire que nous traitons avec elle d’égal à égal. Nous nous laissons abuser par les mots et oublions toujours que si tous les pays sont égaux, il y en a qui sont plus égaux que d’autres et que « dans tous les rapports où l’une des parties n’est pas assez libre ni égale le viol, souvent, commence par le langage » (A. Mbembé). Le français est une langue concise
et c’est déjà dans les mots que se dessinent les nuances. Un « immigré » c’est, selon Littré, quelqu’un qui est « venu dans un pays pour s’y établir », mais si un Sénégalais qui vit et travaille en France est un immigré, un Français qui vit et travaille chez nous est désigné par le terme autrement plus valorisant d’« expatrié ». Un Français qui vient pour un court séjour au Sénégal est un « touriste », accueilli à bras ouverts, même quand il est sans le sou, un
Sénégalais dans la même situation est versé dans la catégorie d’immigré potentiel et soumis à des tracasseries administratives. On veut nous faire croire qu’il est venu le temps de l’« immigration choisie » et que celle-ci est une « chance » pour les Africains, une entente « négociée entre les pays d’origine et les pays de destination » (Sarkozy, Bamako, mai 2007).
Négociée ? Certainement pas ! Choisie ? Oui, mais par une seule des parties ! C’est en réalité un concept inventé, mis en forme et servi tout prêt à ses « partenaires » africains par la France. C’est une notion à sens unique puisque l’immigration n’est « choisie » que dans le sens Afrique-Europe. Pour qui se rend de France au Sénégal, notamment, l’immigration n’est ni sélective ni discriminatoire ni même onéreuse, puisque contrairement au Sénégalais, le
Français qui veut venir chez nous n’a pas besoin de visa ni même de justifier ses moyens d’existence dans notre pays. Pourtant la réciprocité est l’un des principes fondamentaux des rapports entre nations et M. Sarkozy lui-même nous a assez martelé que « les relations entre états modernes doivent dépendre de la confrontation de (leurs) intérêts respectifs » (Bamako,
juillet 2007). La France ne peut évidemment être seule mise en cause ici puisque d’autres pays africains de la sous-région appliquent ce principe de réciprocité. […]

Rencontres manquées, espoirs déçus !

Si la France veut, comme elle le prétend, faciliter la circulation des hommes de culture, des artistes, des chercheurs…, il faut qu’elle cesse d’ajouter des barrières aux anciennes barrières. Qu’au moins elle n’oblige pas ces « immigrés » choisis par elle à négocier chaque séjour au jour près, et accepte de leur délivrer des visas à longue durée, comme le font déjà les Américains, ou qu’elle leur facilite le contact avec une autorité qualifiée, en cas d’extrême urgence. Que le Consulat cesse d’être inaccessible, sourd à tous les appels, y
compris ceux d’officiels sénégalais que l’on croyait « influents », sourd aux cris de détresse électroniques venus de France et qui expriment la gêne et le désarroi. L’Ambassadeur de France rêve de « pouvoir expliquer librement l’action de son pays au Sénégal ». Il est sûr, dit-il, « d’être entendu sans parler » : il a de la chance car beaucoup d’Africains parlent à la France sans espoir d’être entendus ni même écoutés ! Moi même, je m’y suis essayé, en « laissant parler mon coeur », comme lui-même l’a fait devant ses invités, le 14 juillet dernier. Son Excellence a préféré « tenir entre ses mains » mon livre, plutôt que de le lire, le soupçonnant de n’exprimer que « la part amère de la rencontre entre nos deux pays et nos deux cultures ». Il préfère, pour ce qui le concerne, « la part féconde et enrichissante de cette rencontre, notamment dans le domaine des lettres ». C’est justement de cette part qu’on m’a privé en me faisant rater le rendez-vous d’Africajarc, ne me laissant que l’amertume.

Fadel Dia


P.-S.


29 août 2010 : Pas de visas pour le Théâtre National Algérien (Marseille)

Les représentations de la pièce de William Shakespeare Le Songe d’une nuit d’été, programmées à Marseille, au Théâtre du Gymnase, du 23 au 25 novembre 2010, dans une mise en scène de M’Hamed Benguettaf et Yvan Romeuf, ont été annulées. La pièce, jouée en français, en arabe classique, en arabe dialectal et en amazigh et sous-titrée en francais, était une production de la compagnie de L’Égrégore / Théâtre de Lenche et du Théâtre National Algérien. Elle avait reçu le soutien des villes de Port de Bouc, Aubagne, et en Algérie, de Béjaïa, Oran, Mostaganem, Guelma, Skidda. Modèle d’un échange exemplaire entre les deux pays, elle réunissait 17 acteurs français et algériens, certains provenant de l’École régionale d’acteurs de Cannes (ERAC) et de l’École nationale d’acteurs d’Alger (ISMAS).

Dans un communiqué, le Théâtre de Lenche déclare : "Cette opération s’est de nouveau heurtée aux contraintes que l’administration française présente à la venue en France d’artistes étrangers à la Communauté européenne. La lourdeur et la complexité des démarches et des documents exigés sont telles que le TNA ne sait ni ne peut y répondre intégralement. Bien que nous ayons fourni toutes les garanties du respect de la réglementation dans son esprit, les exigences des règlements pris à la lettre nous ont contraints à abandonner le projet car les visas n’ont pas pu être obtenus pour les Algériens."

Quarante-huit ans après la fin de la guerre d’Algérie, l’obtention d’un visa est toujours une faveur et non un droit.


Notes

[1Extrait de la présentation du Festival couleurs du monde dans le numéro Spécial été 2010 de Toulon Méditerranée Magazine : http://www.toulonmagazine.fr/numero-10/page-30.html

[2Extrait de l’ouvrage A mes chers parents gaulois, Editions des Arènes, Paris 2007.


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