les lanceurs d’alerte


article de la rubrique Big Brother
date de publication : mardi 6 octobre 2015
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D’Antoine Deltour à Edward Snowden, les lanceurs d’alerte ont osé, et osent dire leur désaccord sur la place publique au nom de l’intérêt général. Souvent au prix fort, car leur protection reste insuffisante, fragmentée, tant à l’échelon national qu’européen.

Un article de Françoise Dumont, présidente de la Ligue des droits de l’Homme, publié dans le numéro 170 , juin 2015, de Hommes&Libertés, revue trimestrielle de la LDH [1].


Lanceurs d’alerte : des chevaliers des temps modernes ?

Le 3 mars 2015,1a LDH participait à une conférence de presse en soutien à Stéphanie Gibaud, cette ancienne cadre d’UBS France qui avait refusé de détruire des documents susceptibles de révéler l’existence d’un système d’évasion fiscale. Deux jours plus tard, le Conseil de prud’hommes de Paris rendait son jugement, et la filiale française de la banque suisse était condamnée à verser trente mille euros de dommages et intérêts à son ancienne salariée, au motif que « le harcèlement moral allégué est établi
 ».

Le cas de Stéphanie Gibaud n’est pas isolé. Il rejoint celui de toutes celles et de tous ceux qui, à un certain moment, considèrent que leur employeur leur demande de cautionner des pratiques contraires à l’intérêt général et refusent d’en être coresponsables. D’autres noms peuvent être cités : Antoine Deltour, Hervé Falciani, Irène Frachon, Bradley Birkenfeld, André Cicolella, Julian Assange, Edward Snowden... Cette liste n’est pas exhaustive et passe sous silence des lanceurs d’alerte moins médiatisés et sans doute encore plus fragilisés. Certains ont permis au Trésor public français de récupérer plusieurs milliards d’euros, d’autres de prévenir des risques sanitaires majeurs, ou encore de dénoncer des pratiques de corruption. Ils ont des profils bien différents, et l’appellation « lanceurs d’alerte » recouvre une réalité complexe.

De quoi donner des arguments à ceux qui veulent les mettre tous dans le même sac de la délation et de l’intérêt. Ou ceux, à l’opposé, qui voient en eux des sentinelles de la démocratie et des héros du mal-être d’une société post-crise financière.

Quelles suites aux révélations d’E. Snowden ?

Il y a tout juste deux ans, le journal The Guardian faisait savoir au monde entier que l’Agence nationale de sécurité (NSA) s’autorisait à peu près tout en matière de surveillance mondiale d’Internet, mais aussi des téléphones portables et de l’ensemble des moyens de communication. Dans un premier temps, le journal a dit tenir ses informations d’un lanceur d’alerte anonyme, ex-agent de la CIA et ex-agent de la NSA, mais très vite le nom « Edward Snowden » a fait la une de tous les journaux.

Le volume des documents transmis à la presse par l’informaticien s’est révélé d’emblée considérable (entre quinze et vingt mille). Entre 2013, 2014 et 2015, les révélations ont continué et elles ont dévoilé l’ampleur des renseignements collectés par les services secrets américains et britanniques. Elles ont mis en lumière d’incroyables pratiques liées à différents programmes (Prism, XKeyscore, GENIE...) et le grand public a appris, un peu médusé quand même, que la NSA était allée jusqu’à espionner les câbles sous-marins de télécommunications intercontinentales et d’institutions internationales comme le Conseil européen à Bruxelles, ou le siège des Nations unies.

En ce qui concerne Edward Snowden lui-même, on connaît la suite : une réaction rapide du gouvernement américain, qui porte plainte, E. Snowden qui fuit à Hong Kong puis en Russie, où il a fini par obtenir l’asile, après en avoir fait la demande à différents pays, dont la France.

La Maison Blanche s’est dite « extrêmement déçue » par la décision russe prise « malgré les demandes très claires et légales de voir M. Snowden expulsé vers les Etats-Unis pour qu’il y réponde des accusations portées contre lui ».

Pour engager ses poursuites, l’administration américaine s’est appuyée sur des lois sur l’espionnage qui dataient de la Première Guerre mondiale, l’« Espionage Act ». Cette loi visait à punir les agents ou soldats américains ayant divulgué des informations relatives à la défense nationale à « une personne non habilitée à les recevoir », ce qui éventuellement inclut la presse. En pratique, cette disposition n’avait jusque-là été que peu utilisée, mais l’adminis¬tration Obama y recourt de plus en plus souvent, témoignant en cela d’une volonté croissante de criminaliser l’action des lanceurs d’alerte.

Deux ans après ses révélations, Edward Snowden considère, dans une tribune confiée à Amnesty International, qu’il y a eu une prise de conscience mondiale des dangers de la surveillance. Il rappelle qu’en l’espace d’un mois, le programme intrusif de suivi des appels de la NSA a été déclaré illégal par les tribunaux et désavoué par le Congrès. Pourtant, écrit-il encore, « le droit à la vie privée reste menacé par d’autres programmes et autorités ». Il conclut ainsi sa tribune : « Les rapports de force commencent à changer. Nous assistons à l’émergence d’une génération post-terreur, qui rejette une vision du monde définie par une tragédie particulière. Pour la première fois depuis les attaques du 11 septembre, nous discernons les contours d’une politique qui tourne le dos à la réaction et à la peur pour embrasser la résilience et la raison. » Puisse-t-il avoir raison !

En France, comment la législation protège-t-elle les lanceurs d’alerte ? En fait celle-ci reste fragmentaire, disparate et peu opérationnelle. Le dispositif souffre toujours d’un manque de définition globale du lanceur d’alerte, de moyens dédiés, de contrôles et de sanctions.

Une législation française défaillante

La première loi date de 2007 et protège seulement les salariés du secteur privé des signalements de faits de corruption. Après le scandale du Mediator, une autre loi a été votée, mais elle se limite à l’industrie pharmaceutique. Deux ans après, le législateur a permis que les lanceurs d’alerte qui dénoncent « un risque grave pour la santé publique ou l’environnement » soient mieux protégés.

La loi du 6 décembre 2013, élaborée dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale suite à l’affaire Cahuzac, constitue sans aucun doute une avancée plus ambitieuse. En effet, elle universalise le principe d’une sanction à l’encontre de tous ceux qui exerceraient des représailles vis-à-vis d’un salarié « qui aurait relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions, y compris si ce témoignage s’adresse à la presse ». Aussi intéressante qu’elle soit, cette loi reste pourtant en deçà de ce que demandait le Conseil de l’Europe, à savoir une protection pour tous ceux qui dénoncent des actions contraires à l’intérêt général.

En ce qui concerne la loi sur le renseignement, certains de ses défenseurs considèrent qu’elle propose un statut aux agents des services de renseignement lanceurs d’alerte, suivant en cela une recommandation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et qu’elle les protège contre les sanctions et les discriminations. Pourtant, à y regarder de près, cette liberté d’alerter reste très encadrée et restrictive. En effet, le droit d’alerte ne peut s’exercer que pour dénoncer (et uniquement) auprès de la CNCTR [2] des cas où le droit à la vie privée serait violé, soit parce qu’une mesure de surveillance serait mise en oeuvre hors des hypothèses qui l’autorisent, soit parce que les services n’auraient pas sollicité l’autorisation du Premier ministre en bonne et due forme, soit parce que les données collectées n’auraient pas été supprimées à l’issue du délai légal. Si l’alerte peut a priori porter sur l’ensemble des cas de surveillance illégale, la loi n’étend pas le droit d’alerte à l’ensemble des violations des droits de l’Homme qui pourraient être commises par les agences de renseignement. Or, les « Principes de Tshwane [3], élaborés au plan international et auxquels la France a souscrit, tendent à inscrire le lancement d’alerte dans une approche globale, étendant celui-ci à l’ensemble des signalements d’intérêt général et à l’ensemble des violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire international. On en est encore loin. La question de la protection des lanceurs d’alerte se pose également à l’échelon européen. En février 2015, une forte mobilisation a abouti au retrait de l’amendement 64 du projet de loi Macron, instaurant un secret des affaires associé à des peines pénales.

La directive sur le secret des affaires

Pourtant, une directive relative au secret des affaires [4] va être prochainement examinée au Parlement européen. Ce texte menace les droits fondamentaux et fait primer les profits des multinationales sur les intérêts sociaux, environnementaux et démocratiques. Le but affiché de la directive est la production d’une définition commune des secrets des affaires, pour assurer que la compétitivité des activités européennes et des organismes de recherche soit correctement protégée. Adoptée en l’état, elle pourrait être utilisée pour poursuivre des lanceurs d’alerte, des syndicalistes ou des journalistes. En cas de procédure devant les juridictions civiles ou pénales, elle prévoit notamment une restriction de l’accès au dossier ou aux audiences, avant, pendant ou après l’action en justice.

Ces lanceurs d’alerte ont simplement, dans le cadre de leur travail, refusé de cautionner des pratiques contraires à leur éthique professionnelle. En France et dans le reste du monde, leur démarche est utile pour l’intérêt général et la démocratie. Cette intégrité leur a coûté parfois leur carrière, leur emploi, et a bouleversé leur vie personnelle. Lorsqu’Irène Frachon a dénoncé les méfaits du Mediator, les lobbies pharmaceutiques n’ont pas hésité à la traîner dans la boue et à lancer contre elle une véritable cabale destinée à la discréditer professionnellement et à la « casser » psychologiquement.

Les lanceurs d’alerte isolés sont bien sûr les plus vulnérables, mais le droit d’alerte et les protections dont bénéficient les institutions représentatives du personnel sont, elles aussi, très relatives. Certains lanceurs d’alerte étaient aussi des élus du personnel, ce qui n’a pas empêché leur licenciement. Beaucoup des lanceurs d’alerte, des années après les faits qu’ils ont signalés, sont toujours sans emploi ni revenus, et ont toutes les peines du monde à assurer leur défense dans le cadre de multiples procédures judiciaires intentées contre eux. Alors qu’ils défendent l’intérêt général, ils sont confrontés à des groupes d’intérêt puissamment organisés. C’est le pot de terre contre le pot de fer.

Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de contribuer à inverser ce rapport de forces en les protégeant et en les accompagnant. Selon l’association Transparency International, une soixantaine de pays ont une législation protégeant les lanceurs d’alerte, et sept ont des dispositifs dont la France pourrait s’inspirer. En Angleterre par exemple, il existe une ligne téléphonique d’urgence et gratuite : au bout du fil, des avocats répondent aux questions des salariés et les aident dans leurs démarches. En amont, donc. Le droit anglo-saxon permet aussi de conserver son poste jusqu’à son procès.

Pour une loi-cadre protectrice

La LDH a adressé en mars dernier une lettre ouverte au président de la République, co-signée par un certain nombre de personnalités. Dans ce courrier, elles demandaient l’adoption d’une loi-cadre valable pour les secteurs publics et privés, prévoyant une protection globale et des procédures de transmission des informations protégeant l’anonymat. Cette loi devrait aussi permettre que l’entrave au signalement ou les représailles envers les lanceurs d’alerte soient pénalisées, et que soit créée une agence indépendante en charge de recueillir, de traiter les alertes et en capacité de conseiller les lanceurs d’alerte potentiels. Enfin, il faudrait créer un fonds de dotation de façon à assurer à ces héros des temps modernes le droit à un procès équitable.

S’inscrire dans « l’esprit du 11 janvier », comme le discours gouvernemental nous y invite en permanence, doit aussi conduire à lutter plus fortement contre ce qui mine la République : l’inégalité devant l’impôt et la justice, la corruption et la primauté du droit des plus forts.

Notes

[1Le dernier numéro — N° 171 — de Hommes&Libertésest disponible à la Boutique de la LDH.

[2Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Elle est composée de neuf membres : deux députés, deux sénateurs, deux membres du Conseil d’Etat, deux magistrats de la Cour de cassation et une personnalité qualifiée.

[3Voir le site de l’Open Society Foundations (ww.opensocietyfoundations.org)

[4Directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites.


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