le « meilleur des mondes » de M. Sarkozy, par Hervé Chneiweiss


article de la rubrique Big Brother
date de publication : mercredi 11 avril 2007
version imprimable : imprimer


Hervé Chneiweiss est directeur du laboratoire plasticité gliale du Centre Paul-Broca (Paris) et rédacteur en chef de la revue "Médecine/Sciences".

Son article a été publié dans l’édition du mercredi 11 avril 2007 du journal Le Monde.


La science, vecteur essentiel d’émancipation et d’élargissement du champ des libertés, sera-t-elle bientôt l’instrument de contrôle des consciences et des comportements humains ? Après avoir proposé un cahier de suivi des troubles de conduite des enfants à partir de l’âge de 3 ans, Nicolas Sarkozy nous fait part, dans le numéro d’avril du mensuel Philosophie Magazine, de sa conviction que la pédophilie est d’origine génétique. Il est tout aussi convaincu que c’est la génétique qui fait que 1 300 adolescents se suicident chaque année en France. M. Sarkozy se fait ainsi le porte-parole du rêve déterministe : établir, par la description anatomique ou anatomo-fonctionnelle, une relation simple, linéaire, permanente entre des gènes, des cellules, des circuits et des comportements.

La biologie récente semble servir en première analyse ce projet. D’abord en ayant fourni le catalogue des gènes exprimés via le décryptage du génome humain. Ensuite en offrant une analyse de plus en plus fine de la neuro-anatomie et bientôt les schémas des activités cérébrales de référence. Pour autant, plus ce projet se complète et plus le rêve déterministe s’éloigne. Dans le même temps, le rôle des interactions entre le biologique et son environnement, la probabilité d’occurrence d’un événement et l’influence de l’histoire particulière de l’individu, apparaissent de plus en plus fort.

Dans le Meilleur des mondes, Aldous Huxley, s’inspirant des travaux du physiologiste anglais Haldane, invente le fameux "procédé Bokanovski", qui multiplie les jumeaux avant de les transformer en "alpha", "bêta", "gamma", "delta" ou "epsilon" grâce à un conditionnement extérieur associant le biologique et l’élevage. Les comportements humains obéissent-ils à des schémas contraints que nous sommes en train de décrypter ou ne s’agit-il que d’une conception idéologique, vieille comme l’humanité, rénovée à l’aune de la science ? Cette conception déterministe, c’est l’éternelle histoire d’un destin implacablement appelé à se réaliser à partir de l’expression de facteurs innés ou irréversiblement acquis, fixés par des apprentissages précoces.

La question n’est pas un simple jeu de spéculation intellectuelle. Le déterminisme est à l’origine de toutes les pratiques eugéniques qui ont jalonné la première moitié du XXe siècle, comme la stérilisation forcée de milliers de malades mentaux aux Etats-Unis ou en Scandinavie ou le projet d’extermination, par les nazis, des homosexuels. La génétique moléculaire comme la biologie du développement ont démontré la fausseté de cette conception. Il faut nécessairement les interactions de tout élément du vivant avec son environnement pour créer une histoire, particulière, spécifique, individuelle.

Les découvertes scientifiques récentes révèlent certes les contraintes matérielles sur lesquelles s’élabore l’information, génétique ou neurale. Elles révèlent aussi de plus en plus l’extraordinaire plasticité des systèmes vivants, leurs capacités d’évolution et d’adaptation, tout au long de la vie.

Les propos de M. Sarkozy reposent sur la croyance aussi simple que fausse selon laquelle un gène détermine un caractère et, partant, qu’une sélection des "bons" gènes permettrait l’obtention de "bons" caractères. Une telle lecture du vivant et de sa transformation n’est pas véritablement nouvelle. A sa manière, la phrénologie de Gall, à la fin du XVIIIe siècle, se fondait sur cette approche.

Elle consistait à attribuer un caractère spécifique à telle ou telle région superficielle du cortex cérébral, repérable au niveau de la boîte crânienne. Le fait qu’une personne présente un caractère particulièrement développé n’avait d’autres explications que le développement de la région corticale correspondante. La bonté ou la sagesse, la bêtise ou l’instinct criminel correspondaient ainsi au degré de développement de certaines bosses du crâne. Cette théorie a fait long feu. Les connaissances acquises par l’enregistrement de l’activité des neurones cérébraux puis par les techniques d’imagerie fonctionnelle montrent à quel point la réalité est autrement plus complexe que les convictions de Gall. Pour autant tous ces acquis n’ont pas encore chassé de l’imaginaire populaire la bien trop fameuse "bosse des maths".

Un gène n’agit pas seul. La partie du gène qui est responsable de l’expression d’une protéine, une enzyme par exemple ou une protéine du squelette de la cellule, n’est que l’une des voitures d’un immense train. Chaque élément de ce train va modifier le lieu, le moment ou le degré d’expression de la protéine, voire même sa structure. Une protéine existe en effet souvent sous forme de module. Certains de ces modules sont "en option". Selon qu’ils sont ou non exprimés, la protéine agit de manière plus ou moins longue, en un site ou en un autre, préfère un partenaire moléculaire ou un autre.

Un gène fait donc bien partie d’un réseau complexe d’interactions. C’est dire surtout la difficulté qu’il peut y avoir à déterminer "la" fonction d’un gène donné. C’est dire la complexité intrinsèque au fonctionnement de nos cellules sans même parler de nos comportements plus élaborés. Ajoutons que le fait qu’une anomalie perturbe un système complexe ne fait pas de la cause de l’anomalie la fonction elle-même. Il est bien clair qu’une fermeture qui interdirait brutalement l’accès au pont Alexandre-III à Paris provoquerait rapidement de grosses perturbations de la circulation automobile dans tout l’ouest de la capitale ; cela ne signifie pas pour autant que la fonction circulatoire automobile parisienne repose dans sa totalité sur le pont Alexandre-III.

Un gène n’est pas univoque. Une des grandes surprises du séquençage du génome humain réside dans la découverte du petit nombre de nos gènes : moins de 30 000, soit à peine plus que le génome de la drosophile ou mouche du vinaigre. Ceci sous-entend qu’un gène peut être inclus dans plusieurs réseaux de régulations complexes ; dès lors le résultat final de son activation n’est sans doute pas aussi simple que certains pourraient l’espérer.

Certains faits scientifiques sont instrumentalisés, et nous voyons alors surgir une tentative insidieuse et perverse de nouvelle validation de préjugés sociaux. Cet objectif d’analyse prédictive part de la génétique et vise non seulement la maladie mentale ou neurologique, mais également des caractéristiques du comportement et les capacités intellectuelles. Cette croyance au "tout biologique" déterministe pourrait avoir de sérieuses implications sur notre système de santé et notre justice, mais aussi sur les méthodes éducatives, tant à l’école qu’à la maison.

Comment dès lors ne pas nous inquiéter de voir un ancien ministre de l’intérieur, candidat à l’élection présidentielle, nous conduire vers les horizons mêlés du Meilleur des mondes d’Huxley et de 1984 d’Orwell ? Aux antipodes de tout cela, nous devons avoir le courage de penser collectivement le progrès scientifique afin d’en préserver les bénéfices pour le plus grand nombre et de garder la maîtrise des nouveaux espaces de liberté que la science révèle.

Hervé Chneiweiss

Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP