la paix est devenue suspecte


article de la rubrique Tribune libre
date de publication : mardi 28 février 2023
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Ce qui se joue a ramené l’Europe à l’heure de choix radicaux sur le plan géopolitique, dont la mémoire peut faire frémir de terreur.


La paix est devenue suspecte, ou fait l’objet de discours convenus,sans hauteur ni imagination, comme si, finalement, la guerre était un horizon acceptable.
En août 1936, la jeune Odile Neueburger et sa famille, en vacances sur la côte Basque, se pressent avec la foule, venue sur les rives de la Bidassoa regarder la guerre qui se déroule à côté, en Espagne, en l’occurrence la bataille d’Irun qui fait rage, opposant Républicains et nationalistes franquistes. Promenade du dimanche et émotions fortes au gré des déflagrations et des flammes, avant de rentrer chez soi et parler d’autre chose.

Deux ans plus tard, la même jeune fille témoigne de la stupeur de ses proches, confrontés à la possibilité d’une nouvelle guerre en Europe : sidération, peur, attente passive des nouvelles données par la TSF, soumission totale aux décisions que devra prendre l’État.

Il se trouve que je lis les pages de cette Correspondance entre deux jeunes filles, récemment publiée,1 au moment où l’on commémore le premier anniversaire de la guerre en Ukraine. A plus de 80 ans de distance, la guerre est demeurée cet objet de fascination mortifère et laissée entre les mains de l’État.

Bien entendu, il s’agit d’une guerre d’invasion injustifiable, de la part d’une Russie qui s’est abîmée depuis un an dans l’engrenage impardonnable des crimes de guerre. Les Ukrainiens et Ukrainiennes, agressés, doivent évidemment être soutenus dans leur résistance. Ce qui se joue au-delà a ramené l’Europe à l’heure de choix radicaux sur le plan géopolitique, dont la mémoire peut faire frémir de terreur.
Les gouvernements européens ont donc décidé de répondre à la Russie en entrant progressivement sur le terrain de la guerre, par des salves de sanctions, un soutien financier et de plus en plus militaire à l’Ukraine.

Des lignes rouges ont été franchies auxquelles Vladimir Poutine n’a pas encore répondu par une extension du conflit. La question de 2023 est pourtant bien celle-ci. Dans la partie de poker qu’est toute guerre, à quel moment l’un des adversaires juge- t-il le moment opportun pour donner une tournure nouvelle au conflit en cours ? Même quand une guerre s’enlise, se présentent un jour la possibilité d’une victoire, ou la nécessité de précipiter l’action pour éviter un désastre. D’aucuns, manifestement bien renseignés, me disent que la guerre basculera dans un conflit de plus grande envergure cet été. D’autres, un rien condescendants, balaient de leurs certitudes, mes craintes. Des enquêtes d’opinion veulent voir une lassitude des peuples face à cette guerre qui n’en finit pas. Des millions de personnes, sur leur téléphone ou leur écran télé continuent de voir chaque jour les images des destructions qui là-bas font le quotidien d’une population qualifiée d’héroïque. Ici et là, proches, voire parmi nous, vivent désormais des Ukrainien.ne.s que nous aidons comme nous pouvons. Et puis il y a celles et ceux qui aujourd’hui ne souhaitent plus parler de cette guerre, incompréhensible, qui fait peur, lointaine et facteur de perturbations pour le pouvoir d’achat.

La guerre en Ukraine fait maintenant partie de notre paysage, comme autre chose. Et ce faisant, les décisions que les Etats prennent à son sujet, le gouvernement français, l’Union Européenne, etc. sont parties prenantes dudit paysage, dont les couleurs sont appelées à changer au gré des saisons et de la météo, sans que nous, individus dotés de droits citoyens, n’ayons rien de particulier à faire.
Passivité entretenue par l’État dont la guerre est depuis toujours sa chose ; fatalisme des peuples en découlant et semble-t-il à jamais justifié par tant de mythes et de philosophes accréditant l’idée de la guerre comme le propre de l’espèce humaine, une indestructible pulsion que les impérialismes d’hier et d’aujourd’hui ne font que flatter sans difficulté.

Le combat pacifiste n’est jamais en phase avec l’Histoire. Il n’est pas plus facile d’être pacifiste aujourd’hui face à Poutine, qu’hier face à Hitler. Mais ce qui mine les discours de paix c’est qu’ils ne parviennent pas à s’extraire du piège de leurs justifications à donner face à la toute-puissance du concept de guerre juste. Pourtant, au début du XXe siècle et jusqu’à la veille du déclenchement de la Première Guerre Mondiale, l’Internationale socialiste, en organisant des manifestations de masse dans de nombreux pays, parvint à faire douter les Etats de leur possibilité de décréter la mobilisation générale et donc de mener la guerre. La force de ce mouvement de paix résidait dans sa connexion à la question sociale et à la proposition d’une alternative possible au système capitaliste étatique générateur d’impérialisme et donc de guerres.

La paix comme condition préalable à tout le reste n’apparaît pas aujourd’hui comme une priorité pour tous les mouvements, collectifs, associations, organisations qui revendiquent par ailleurs un changement radical sur les plans économique, social, politique. Pourtant, comme avant 1914, le combat pour la paix serait fédérateur, mais aussi un enjeu de démocratie pour associer les citoyen.ne.s aux questions internationales, rouvrir le débat de fond sur les causes de guerre, qui renvoient aux impasses d’un système économique prédateur, aux stratégies d’élites économiques et politiques pour ne pas perdre pouvoir et influence, à la liberté donnée à des hommes de pouvoir de se prendre pour des dieux.

La guerre en Ukraine survient hélas trop tôt. Il semble que la construction des alternatives pour un futur désirable passera par l’interconnexion entre questions sociale, écologique, et sociétale (féminisme, minorités...), condition d’une évolution nécessaire de la démocratie, aujourd’hui en péril dans sa forme historique. La thématique de la paix surgira de cette matrice, comme elle a surgi à la fin du XIXe siècle de la connexion entre socialisme, question ouvrière et démocratie. Une question de temps donc, et malgré tout l’urgence au moment où nous sommes devant la possibilité d’être traversé.e.s par une guerre de grande ampleur.

Gilles Desnots, 26/2/23


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