y a-t-il une obligation de réserve pour les rappeurs “issus de l’immigration” ?


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : samedi 6 août 2011
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Dans une question écrite posée au ministre de la Culture, Michel Raison, député-maire UMP de Luxeuil (Haute-Saône), attirait son attention « sur les chansons écrites par certains groupes de musique rap issus de l’immigration. » Après avoir affirmé que « les valeurs fondamentales de respect et de liberté qui fondent notre démocratie » sont bafouées, il demandait au ministre quelles mesures «  ont été prises pour censurer ces chansons et mieux contrôler la diffusion de certaines oeuvres musicales. [1] »

Ce n’est pas la première fois que des groupes de rap sont voués aux gémonies par des politiques. Les Toulonnais n’ont pas oublié les épisodes NTM de l’époque où la ville était gouvernée par le Front National. Quant aux péripéties judiciaires que le ministère de l’Intérieur, alors dirigé par Nicolas Sarkozy, a fait subir à La Rumeur pour « diffamation publique envers la police nationale », elles ont duré huit ans avant que le groupe soit définitivement relaxé en juin 2010.

Certes, devant les protestations que son texte avait soulevées, le député a reformulé sa question [2]. Mais le fait est qu’il avait associé la musique à censurer à l’immigration. Dans une tribune parue dans Le Monde daté du 6 août 2011, Rokhaya Diallo, auteure de Racisme : mode d’emploi (Larousse), demande si « critiquer la France, lorsqu’on a des origines étrangères, une couleur de peau trop sombre ou un accent pas bien d’chez nous » ne serait pas devenu « un privilège octroyé aux seuls “vrais” Français ».

Cette nouvelle péripétie s’inscrit dans une campagne de la Droite populaire qui, après la “neutralisation” du décret concernant l’outrage au drapeau tricolore à laquelle le Conseil d’État vient de procéder, a déposé récemment une proposition de loi d’inspiration xénophobe visant à la « pénalisation des outrages et insultes à la Nation française et au fait d’être français de nationalité » [3].


La France, tu l’aimes ou tu la fermes !

Tribune publiée dans Le Monde daté du 6 août 2011


Il y a quelques jours, le député UMP de la Haute-Saône, Michel Raison, a été frappé d’une idée lumineuse : il a proposé, lors d’une question adressée au ministère de la culture, de faire taire les rappeurs. Mais pas n’importe lesquels : attirant l’attention du ministre sur "certains groupes de musique rap issus de l’immigration", qui, par leurs textes trop intolérants à son goût, "bafouent les valeurs fondamentales de respect et de liberté qui fondent notre démocratie", il a demandé de "censurer ces chansons". Rien que ça.

Cela peut paraître invraisemblable mais, en réalité, M. Raison se place dans la lignée des 200 parlementaires, qui, en 2005, après les révoltes des quartiers populaires, avaient déposé une plainte auprès du ministère de la justice pour sanctionner les groupes de rap dont les textes très critiques envers la République portaient, selon eux, atteinte à "la dignité de la France et de l’Etat". Rien de moins.

Pourtant, avant ces générations de rappeurs trop énervés, selon les critères de nos élus, d’illustres chansonniers français se sont exprimés dans des vers qui n’étaient pas toujours des plus tendres. N’est-ce pas notre Renaud national qui chantait : "“La Marseillaise” même en reggae, ça m’a toujours fait dégueuler (...) et votre République, moi, j’la tringle." ? D’autres, de Brassens à Ferré, n’ont pas mâché leurs mots pour critiquer notre douce France. Mais loin d’être dénoncées par des députés en mal d’activité, leurs chansons sont passées à la postérité.

Pour les rappeurs en revanche, pas question d’indulgence ! Bien au contraire, le député UMP prédit à leurs textes un impact des plus funestes : "Le message de violence de ces rappeurs reçu par des jeunes déracinés, déculturés, peut légitimer chez eux l’incivilité, au pire le terrorisme", affirme-t-il. Ainsi, selon le député, les origines de ces rappeurs occasionneraient des névroses telles qu’elles plongeraient leurs fans dans de dangereuses activités criminelles... On rirait si cette fantasque prédiction n’émanait pas d’un membre de l’Assemblée nationale !

Certes, M. Raison s’est finalement partiellement ravisé sur la formulation mais il s’est justifié en expliquant à Rue89 : "Lorsque des paroles de chansons excessives venaient d’un groupe issu de l’immigration, ça n’avait pas le même impact que lorsqu’il s’agissait de Français très marqués à droite qui proféraient des propos racistes." On comprendra que les groupes de rap visés ne sont pas des "Français"...

De fait, il semblerait que, depuis quelques années, l’ascendance étrangère interdise toute prise de position politique un peu originale ou contestataire.

Il y a deux ans, c’est l’écrivaine Marie N’Diaye, lauréate du prix Goncourt, qui avait été rappelée à l’ordre, lorsqu’elle avait déclaré aux Inrockuptibles qu’elle trouvait la France de Nicolas Sarkozy et certains membres du gouvernement "monstrueux". Il n’en fallait pas plus pour qu’Eric Raoult, député et maire UMP du Raincy, saisisse sa plume pour se plaindre auprès du ministre de la culture : "Ces propos, d’une rare violence, sont peu respectueux, voire insultants, à l’égard de ministres de la République", courrier dans lequel il invoquait un mystérieux "devoir de réserve, dû aux lauréats du prix Goncourt", qui, selon lui, devaient "faire preuve d’un certain respect à l’égard de nos institutions".

On cernait mieux les raisons de la colère de M. Raoult lorsqu’il précisait, plus tard, au Monde que "par comparaison, Yannick Noah et Lilian Thuram n’étaient pas allés aussi loin dans la critique de la France". Deux sportifs qui partagent, avec Marie N’Diaye, le tort d’avoir... la peau noire ! Et les Noirs à l’instar des rappeurs "issus de l’immigration" ne devraient faire preuve d’une telle ingratitude envers cette France qui leur a tant donné...

Dernièrement, c’est Eva Joly qui a fait les frais de cette doctrine. La candidate à l’élection présidentielle a proposé la suppression du défilé militaire accompagnant la célébration du 14-Juillet et une pluie de critiques s’est alors abattue sur elle. Et ce n’est pas le fond, mais ses origines qui ont été les plus violemment attaquées : le premier ministre François Fillon a mis en cause sa "culture [pas] très ancienne des traditions françaises, des valeurs françaises, de l’histoire française", et Jean-Pierre Chevènement a déclaré : "La nature de la France lui échappe sans doute. Peut-être lui faut-il encore un peu d’accoutumance."

Bien que vivant depuis plus de cinquante ans en France, et ayant exercé la fonction de magistrate, Eva Joly reste aux yeux de certains une Française "de papiers"... On ne peut s’empêcher d’avoir une pensée émue pour Georges Brassens qui pouvait fredonner sans crainte : "Le jour du Quatorze Juillet, je reste dans mon lit douillet. La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas."

Critiquer la France, lorsqu’on a des origines étrangères, une couleur de peau trop sombre ou un accent pas bien d’chez nous devient un exercice de plus en plus périlleux, c’est désormais un privilège octroyé aux seuls "vrais" Français.

Rokhaya Diallo


P.-S.

Voir le dossier La Rumeur devant ses juges sur le site Acontresens.

Notes

[1Question écrite N° 115054, publiée au JO, le 26/07/2011, page 7949, et retirée le 02/08/2011 (retrait à l’initiative de l’auteur) : http://questions.assemblee-national....

[2Il a supprimé les deux expressions « rap issus de l’immigration » et «  pour censurer ces chansons ». Voir la nouvelle question écrite N° 115797 de M. Michel Raison : http://questions.assemblee-national....


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