un fichier peut en cacher un autre


article de la rubrique Big Brother > le fichage des jeunes
date de publication : samedi 29 novembre 2008
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« Les craintes d’un fichage général de la population suscitées, dans les années 70, par le projet SAFARI étaient bel et bien fondées. Ce projet gouvernemental avait pour but d’identifier chaque citoyen par un numéro et d’interconnecter sur la base de cet identifiant tous les fichiers de l’administration. Si les outils sont aujourd’hui plus sophistiqués – mais pas moins dangereux ! –, la multiplication des fichiers informatiques comportant des informations sur les mineurs ne saurait laisser indifférent. »

Jean-David Dreyfus [1]

La “dissimulation” derrière le fichier Base élèves 1er degré d’un autre fichier mal connu est un bon exemple des difficultés rencontrées par les individus face à ceux qui les gouvernent. Dans son rapport annuel, l’association DEI-France, présidée par le juge Jean-Pierre Rosenczveig, rejoignant la Défenseure des enfants, exprime son inquiétude devant les risques d’atteinte à la vie privée des mineurs engendrés par la multiplication des fichiers les concernant.


Derrière Base élèves : la BNIE

Il suffit de consulter l’une des 27 “questions écrites” posées sur ce sujet au ministre de l’Education nationale par les députés depuis juillet 2007 – par exemple celle de François Brottes – pour mesurer l’inquiétude soulevée par le fichier Base élèves 1er degré. [2]

Et il y a bien de quoi s’inquiéter ! En effet, les données qui sont entrées dans Base élèves, lors de la (ré)inscription annuelle de chaque élève dans l’école, entrent également dans un autre fichier dénommé « Base Nationale des Identifiants Elèves » (BNIE) dont la fonction est la suivante :

  1. dans le cas d’une première inscription, attribuer à cet élève un « identifiant national élève » (INE), calculé automatiquement à partir des données entrées dans Base élèves,
  2. dans tous les cas, mettre à jour, dans la BNIE, les données relatives à cet élève.

Certes, cette BNIE a été déclarée sur un formulaire de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) [3]. La déclaration a été complétée, le 8 février 2007, par une liste d’« annexes », où l’on apprend que « les utilisateurs habilités autorisés à accéder à l’application seront approximativement 400 », et que les données nominatives pourront être conservées jusqu’à 35 ans dans cette BNIE. Mais, ni les parents d’élèves, ni les enseignants, n’ont jamais été informés qu’une partie des données exigées sur la fiche de renseignements qu’ils remplissent chaque année alimente cette base de données !

Dans une question écrite publiée le 27 novembre 2008, la sénatrice Nicole Borvo Cohen-Seat exprime le souhait que « le ministère de l’éducation nationale reçoive rapidement les organisations associatives et syndicales concernées pour donner toutes les garanties nécessaires quant à l’utilisation éthique des technologies de l’information et de la communication conforme à la fois aux besoins du service public et à la garantie des droits des élèves et de leurs familles, y compris en ce qui concerne la mise en œuvre de la base nationale des identifiants élèves. » [4]

La protection de la vie privée
dans le rapport d’octobre 2008 de Défense des Enfants International - FRANCE [5]

On est ici en présence d’un réel sujet d’inquiétude. [...] La société, à défaut d’organiser une véritable prévention de la non-insertion sociale en s’attaquant aux causes profondes qui favorisent l’échec scolaire, la délinquance, etc., tend actuellement à organiser le repérage, le dépistage, le suivi voire le contrôle des populations « à risques ».

Certains critères sont donc avancés comme signes précurseurs d’une dérive potentielle : on a ainsi voulu organiser le repérage d’enfants à « troubles du comportement » dès la maternelle [6].

Le fichage, y compris de données personnelles, familiales, comportementales, médicales ou de réussite scolaire, est ainsi organisé de plus en plus fréquemment sous couvert de repérage précoce, de recherches statistiques ou de nécessités de gestion, sans que les finalités de ces fichiers soient toujours bien définies et leur utilisation bien sécurisée.

Ainsi la généralisation du fichier « Base élèves » prévue par le ministère de l’éducation nationale pour la rentrée 2009 a-t-il soulevé de nombreuses inquiétudes et protestations. C’est une application informatique à trois niveaux (l’école, l’Académie et au plan national) qui concernait des opérations diverses : inscription scolaire, suivi de l’obligation scolaire, suivi des effectifs, suivi des parcours scolaires de la maternelle à l’entrée en 6ème et statistiques académiques et nationales. Il était initialement prévu d’y collecter des données aussi bien sur la situation familiale (nationalité, date d’arrivée en France, langue parlée à la maison, adresse de l’employeur des parents, catégorie socio-professionnelle…) que sur l’absentéisme ou les besoins éducatifs particuliers de l’élève et même le suivi médical (psychologique, psychiatrique). Ces données sensibles ont heureusement été supprimées et seules seront collectées les données strictement nécessaires à la gestion des effectifs des élèves du premier degré par les services de l’Education nationale. La sécurisation du fichier pour éviter des accès aux données par d’autres personnes que celles autorisées a également dû être améliorée.

Plus récemment, le fichier EDVIGE mis en place par un simple décret à des fins de sécurité intérieure, puis remanié devant les protestations unanimes en EDVIRSP, aura comme conséquence de ficher « préventivement » dès 13 ans et ce, jusqu’à 21 ans [7], voire plus, les jeunes, qui seraient « susceptibles de troubler l’ordre public », sans que les critères d’inscription au fichier soient plus clairement définis.

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies qui a étudié le cas de la France vis à vis du pacte des droits civils et politiques lui a adressé une recommandation dans son rapport de juillet 2008
 : il demande qu’a minima, « le fichier « EDVIGE » ne porte que sur les enfants à partir de 13 ans qui ont été reconnus coupables d’une infraction pénale » (recommandation 22 d).

Plutôt que de décider dans l’urgence de fichages aux finalités mal définies, dont il s’avère qu’ils présentent des risques d’atteinte à la vie privée ou d’utilisation pouvant nuire au respect des
libertés individuelles, l’Etat ne devrait mettre en place des fichiers qu’après en avoir précisément défini les objectifs, les contenus et l’utilisation, après consultation préalable de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) et concertation avec les personnes concernées (usagers et professionnels).

Alarme de la Défenseure des enfants sur la prolifération des fichiers enregistrant des mineurs [8]

Paris, le 19 septembre 2008

A l’occasion des discussions relatives au fichier EDVIGE, la Défenseure des enfants reste préoccupée par la prolifération des fichiers dans lesquels des mineurs peuvent être inscrits pour des raisons diverses : le casier judiciaire national, le STIC [9], le FNAEG [10], JUDEX [11], FIJAISV [12], ELOI [13] et plus récemment EDVIGE.

Les mineurs peuvent se retrouver ainsi inscrits dans un ou plusieurs fichiers, sans qu’eux-mêmes ou leurs parents en aient connaissance, et donc sans pouvoir exercer leurs droits à cet égard.

Conformément à la Convention internationale des droits de l’enfant, l’inscription dans des fichiers de données personnelles relatives à des mineurs doit être soigneusement encadrée pour ne pas porter atteinte à leurs droits fondamentaux.

Les articles 3-1 et 40 de la Convention internationale des droits de l’enfant stipulent que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale dans toutes les décisions des autorités administratives ou des organes législatifs et reconnaissent à tout enfant convaincu d’infraction à la loi pénale le droit à un traitement qui tienne compte de son âge ainsi que de la nécessité de faciliter sa réintégration dans la société.

A fortiori, pour tout enfant n’ayant commis aucune infraction pénale, une particulière vigilance s’impose aux pouvoirs publics lors de la mise en place de fichiers afin d’éviter tout risque de nuire à sa bonne insertion sociale et professionnelle : au préalable la finalité du fichier doit être clairement justifiée et délimitée de même que la qualité des personnes décidant de l’inscription et celles ayant accès à ces informations. Enfin, la durée de vie de l’inscription et les modalités d’effacement doivent être clairement prévues.

La Convention internationale des droits de l’enfant est particulièrement soucieuse de la protection de la vie privée des mineurs dans son article 16 : « Nul enfant ne fera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. L’enfant a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes  ».

De même, s’agissant du droit d’information, d’accès et d’opposition aux données, l’article 40 de la Convention précise que : « ...tout enfant suspecté ou accusé d’infraction à la loi pénale doit avoir le droit d’être informé dans le plus court délai et directement des accusations portées contre lui ou le cas échéant par l’intermédiaire de ses parents ou représentants légaux (...). » Dans cet esprit, il n’est pas envisageable que ne soit pas prévu de droit d’accès ni de rectification à un fichier.

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a examiné le 4ème rapport périodique de la France et a formulé ses observations le 31 juillet 2008, notamment en ce qui concerne la prolifération des fichiers. Il a notamment demandé à la France :

  • que la collecte et la conservation de données personnelles dans les ordinateurs, dans des banques de données et selon d’autres procédés que ce soit, par les autorités publiques, des particuliers ou des organismes privés, soient régies par la loi
  • que des mesures effectives soient adoptées pour garantir que ces informations n’arrivent pas entre les mains de personnes non autorisées par la loi à les recevoir, les traiter et les utiliser
  • que les personnes inscrites dans un fichier aient le droit de demander la rectification ou la suppression d’une donnée incorrecte, recueillie ou traitée en violation des dispositions de la loi
  • que le fichier « EDVIGE » ne porte que sur les enfants à partir de 13 ans qui ont été reconnus coupables d’une infraction pénale

Dans la lignée de ces observations, la Défenseure des enfants estime que seuls des mineurs de plus de 13 ans ayant été condamnés à titre pénal pourraient éventuellement figurer dans le fichier EDVIGE.

Toutefois, dans la mesure où le Casier Judiciaire National recense l’ensemble des condamnations des mineurs selon des modalités garantissant un accès limité à ces données et des règles d’effacement pour préserver notamment leur avenir professionnel, la Défenseure ne voit pas l’intérêt que ces informations soient reprises dans le fichier EDVIGE, avec un accès plus large et moins sécurisé, et sans qu’aucun droit d’information et d’opposition ne soit prévu, ni qu’une durée maximum ne soit précisée.

En conséquence la Défenseure des enfants demande instamment que les données relevant d’une appréciation subjective des actes d’un mineur ne puissent être inscrites dans le fichier EDVIGE compte tenu des conséquences possibles sur son avenir. La Défenseure des enfants s’élève contre l’inscription dans des fichiers de mineurs à des fins uniquement administratives et pour des actes reposant sur une seule éventualité.

De même la Défenseure des enfants souhaite attirer notamment l’attention sur le fait que le STIC comporte des millions de noms d’auteurs d’infractions, de personnes mises en cause mais aussi de victimes d’infractions. Il faut préciser à ce propos que lorsqu’une personne mise en cause n’est pas condamnée ses données ne sont pas forcément retirées du fichier (même si un délai de 5 ans est prévu pour les mineurs).

La Défenseure des enfants demande en conséquence qu’une large information à l’intention des parents, des mineurs et des professionnels en charge de l’enfance soit mise à disposition de ceux-ci dans les tribunaux, les maisons de justice et du droit, les points d’ accès au droit, les services de la Protection Judiciaire de la Jeunesse et les associations habilitées, afin de délivrer les précisions nécessaires sur les fichiers dans lesquels des mineurs peuvent être inscrits, leurs objectifs, leur gestionnaire, la durée d’inscription, les modalités de consultation, de modification et d’effacement afin de leur permettre d&146;exercer leurs droits à cet égard.

La Défenseure des enfants appelle enfin de ses vœux une réflexion nationale sur l’inscription des mineurs dans les différents fichiers, leurs objectifs et leurs conséquences.

________________________

P.-S.

Pour en savoir plus sur la BNIE, “répertoire national d’immatriculation de la jeunesse”, voyez cette page.

Notes

[1Extrait de Le SAFARI des élèves du premier degré, par Jean-David Dreyfus, professeur à l’université de Reims, responsable du master 2 spécialité Droit public.

[2La question posée le 11 novembre 2008 par le député Jean Launay mérite d’être signalée :
alors que l’inscription scolaire n’est obligatoire que pour les enfants de 6 à 16 ans, sur quel fondement juridique repose l’obligation, signalée par la Cnil – voir base élèves : le “mode d’emploi” de la Cnil –, d’inscrire dans Base élèves (donc dans la BNIE) les enfants de moins de 6 ans ?

[3Le formulaire a été signé le 9 janvier 2006, puis adressé à la CNIL, accompagné d’une lettre du ministère de l’Education nationale datée du 15 février 2006. La CNIL a délivré un récépissé (n°1151647) le 27 février 2007.

[5Nous reprenons un extrait (pages 44 et 45) du rapport 2008, accessible sur le site de DEI-France.

[6Voir la polémique suscitée par l’utilisation à des fins politiques de soi-disant « prévention de la délinquance » d’un rapport de l’INSERM sur les troubles du comportement : pasdeOdeconduite : le débat scientifique et de société a porté ses fruits.

[7Initialement aucun âge limite d’effacement des informations concernant les mineurs n’avait été fixé.

[9STIC = Système de traitement des infractions constatées.
Voir sur ce site : les fichiers de police : Stic, Judex ....

[10FNAEG = Fichier national automatisé des empreintes génétiques.
Voir sur ce site : fichage ADN - Fnaeg.

[11JUDEX = Système judiciaire de documentation et d’exploitation de la gendarmerie.
Voir sur ce site : les fichiers de police : Stic, Judex ....

[12FIJAISV = Fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes.
Voir sur ce site : les auteurs d’infractions sexuelles ou violentes seront fichés au FIJAISV.

[13ELOI = traitement automatisé de données à caractère personnel relatives aux étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement.
Voir sur ce site : rubrique 136.


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