truffa processuale, par Gilles Sainati


article de la rubrique démocratie > sur le blog de Gilles Sainati
date de publication : lundi 8 novembre 2010
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« Tout le petit monde médiatico-politique s’extasie devant la saisine d’un juge d’instruction sur ordre du Procureur Général pour mieux ensuite dessaisir ce juge d’instruction pour “dépayser” la procédure, et finalement renvoyer à encore plus loin les investigations, faisant dépérir les preuves ne serait-ce que par l’usure du temps... » (Gilles Sainati)


TRUFFA PROCESSUALE

La truffa processuale est une très ancienne notion de droit romain, il s’agit soit de rendre volontairement un acte nul (ou de le commettre nul) dans une procédure pour que celle ci soit annulée ou bien d’utiliser une procédure inadaptée ou bien un peu des deux. Par exemple, oublier sciemment de signer un procès-verbal, faire sciemment une perquisition nulle, utiliser une procédure totalement inadaptée – comme par exemple utiliser pendant de longues semaines une procédure préliminaire alors qu’il s’agit d’une procédure de flagrance et que l’on doit ouvrir une information etc.

En ce domaine, j’ai découvert ces stratagèmes dans leurs perspectives historiques quand j’étais sur les bancs de la fac avec mon professeur de droit romain, un certain Georges Frêche...

Une notion inusitée en France

Le droit italien contemporain reprend cette notion en sanctionnant « les artifices et astuces qui sont mis en place par une partie à la procédure devant l’autorité judiciaire et sont destinés à tromper le juge » sous le terme générique de fraude à la procédure.

En France, pour lutter contre ces détournements de procédures et manœuvres, la Cour de Cassation a forgé la notion d’escroquerie au jugement basée sur l’analyse extensive de la notion d’escroquerie, il s’agit du fait de tromper sciemment un juge pour en obtenir une décision favorable à ses prétentions, soit par la production de faux documents, soit à l’aide de faux témoignages. Cette infraction réprime ces pratiques quand elles sont découvertes dans un contentieux civil : affaires familiales, droit des contrats, usage de faux à l’occasion d’une affaire de tutelle etc.

Mais la notion de détournement de procédure pénale n’existe pas, car un principe préexiste en France : la loyauté du policier ou du magistrat conforme à la recherche de la vérité, la loyauté dans la recherche des preuves et le respect des procédures qui peut être sanctionnée par des nullités de procédure.

Le fait de manipuler une procédure en y créant volontairement une nullité pour contrecarrer la recherche de la vérité n’est pas sanctionné en soi pénalement. Il existe certes l’incrimination pour un juge de se prononcer sur une affaire dans laquelle ses intérêts propres sont engagés et qui se nomme forfaiture. Mais la définition donnée par l’article 173 du code pénal ne colle pas vraiment avec l’actualité judiciaire de ce moment : « Tout juge, administrateur, fonctionnaire ou officier public qui aura détruit, supprimé, soustrait ou détourné les actes et titres dont il était dépositaire en cette qualité, ou qui lui auront été remis ou communiqués à raison de ses fonctions, sera puni de la réclusion criminelle à temps de dix à vingt ans. »
Il s’agit d’une procédure criminelle donc difficile a mettre en œuvre et d’un comportement heureusement jamais rencontré dans les prétoires et les tribunaux.

Stratagèmes procéduraux

Alors quoi, est il possible en France de freiner la manifestation de la vérité par des stratagèmes judiciaires ? Eh bien... oui, le code de procédure pénale en ouvre d’ailleurs l’exercice plein et entier :

- Ce sera le cas d’un parquet qui classe une affaire sensible soit dans la plus grande confidentialité donc sans motivation, soit en abusant de manière extensive de critères légaux ou de classement, comme par exemple celle de l’immunité du Chef de l’Etat, c’est l’opportunité des poursuites.
- Cela peut être encore le cas d’un juge ou d’un parquet qui « oublie » de mettre en examen (ou de requérir cette mise en examen) de telle ou telle personne ou qui « oublie » de renvoyer devant le tribunal correctionnel telle personne, c’est le choix et l’appréciation du magistrat.
- Il s’est rencontré des pratiques judiciaires qui abusaient des réquisitions à expert ou expertises pour finalement conclure que, devant « autant d’avis divergents », il convenait d’ordonner un non lieu, la plupart du temps par manque de courage. On appelle cela en jargon « satelliser les procédures ».
- Il se trouve encore des parquetiers ou service de police qui attendent de faire une procédure ou quelques jours pour saisir « le bon » juge, celui qui habituellement répond à leurs vœux, ceci au mépris de la notion de juge naturel (naturellement compétent en raison d’un critère territorial ou d’organisation judiciaire), cela se nomme l’organisation judiciaire et ses méandres.
- A l’inverse, cela peut être la volonté de ne pas saisir un juge d’instruction alors même que l’on a dépassé de très loin le délai raisonnable pour investiguer en enquête préliminaire etc.

La palette est large, ceci d’autant plus que si une nullité doit être soulevée, elle pourra l’être beaucoup plus tard, soit devant la juridiction de jugement soit devant la chambre de l’instruction, en appel. Rappelons-nous des destins d’affaires comme l’affaire ELF ou d’autres en cours comme celle du juge Borrel ou plus localement en Languedoc Roussillon celle de la « bulle de Fleury » pour faire dans le provincialisme et le mitterrandisme (un aperçu : http://www.ladepeche.fr/article/2002/02/01/396912-Bulle-de-Fleury-les-meandres-d-un-dossier-fleuve.html).

Contrôles internes

Cette situation quand elle devient caricaturale appelle effectivement la mise en œuvre de contrôles internes soit pour sanctionner une faute disciplinaire soit pour prévenir la reproduction de ces agissements.
En France, le ministère de la justice s’est dotée d’une inspection générale, tout comme les grands corps de l’État, sorte de « boeufs carottes » de la justice. Il est souvent mis à contribution mais toujours sur demande du Garde des Sceaux. Cela peut aboutir à une sanction disciplinaire décidée par le Conseil Supérieur de la Magistrature : avertissement, déplacement d’office, radiation du corps judiciaire etc.
Ce rôle de contrôle interne peut aussi être instrumentalisé, bien sûr, par le pouvoir exécutif qui utilise alors son pouvoir de saisine de l’inspection pour déstabiliser un magistrat trop curieux. Le Syndicat de la magistrature a expérimenté ce type de détournement.

Bref, pourquoi dire tout cela ?

Parce qu’un regard introspectif de ce qui se passe à Nanterre laisse perplexe sur l’état de la Justice en France. Tout le petit monde médiatico-politique s’extasie devant la saisine d’un juge d’instruction sur ordre du Procureur Général pour mieux ensuite dessaisir ce juge d’instruction pour « dépayser » la procédure, et finalement renvoyer à encore plus loin les investigations, faisant dépérir les preuves ne serait-ce que par l’usure du temps...

Au passage le juge du siège indépendant agissant sur complément d’information du tribunal correctionnel sera lui aussi dessaisi, après que le Président de ce même tribunal soit intervenu publiquement pour le désavouer...
L’on assiste à un enchevêtrement de procédures qui ne pourront mécaniquement que multiplier les nullités diverses au détriment de la sécurité juridique et de la recherche de la vérité.

Par ailleurs la crédibilité de l’institution justice disparaît totalement : l’on assiste à des investigations par le parquet concernant la vie privée d’un juge saisi d’un complément d’information (fadettes de portable).
Tout cela devant les cameras du vingt heures, et en pourchassant les journalistes d’investigation, aux dires du Canard enchaîné...

N’y a t-il pas nature à inspection judiciaire ?
Aurait on toléré ce comportement de magistrats moins proches du pouvoir agissant pour une autre écurie présidentielle. Il est vrai qu’ils n’exerceraient pas dans les Hauts-de-Seine de tels postes de responsabilité – un département qui est une sorte de chasse privée présidentielle.

Décadence sécuritaire était l’un de mes derniers livres qui stigmatisait la décadence de l’État de droit et de la démocratie par l’abus d’une pénalisation excessive. Après avoir rongé le cœur de la démocratie citoyenne, ce mal ronge les institutions, cela est peut être logique. Mais, à ce rythme, que restera t-il de la République dans quelques années ?

Gilles Sainati
Membre du Syndicat de la magistrature



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