sécurité et libertés


article point de vue  de la rubrique justice - police > le tout-sécuritaire
date de publication : mardi 7 novembre 2006
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Le politologue belge Thierry Balzacq prédit une réduction progressive et consentie des libertés individuelles, la lutte antiterroriste imposant à tous le fantasme d’une démocratie sans risque.

Pour illustrer ces propos : un accord entre Eurojust, l’unité de coopération judiciaire de l’Union européenne, et le département américain de la justice devait être signé lundi 6 novembre à Washington. Négocié depuis 2005, approuvé par le Conseil de l’UE le 23 octobre, cet accord doit faciliter la coopération judiciaire dans les domaines de la grande criminalité transfrontalière et de la lutte antiterroriste.

Le Monde du 5 novembre 2006

Quelques dates

- 25 OCTOBRE 2001. Adoption de l’USA Patriot Act.
- ETÉ 2005. La police italienne est autorisée à écouter des personnes pendant plus de trois mois en cas de suspicion de délit terroriste.
- NOVEMBRE 2005. Le délai de garde à vue au Royaume-Uni passe de 14 à 28 jours dans les affaires de terrorisme. Tony Blair voulait au départ un délai de 90 jours.
- JANVIER 2006. Le Land allemand de Bavière autorise écoutes et contrôle de mails visant des suspects, même si la police ne dispose d’aucun soupçon concret.
- MARS 2006. Directive européenne obligeant les Etats à conserver jusqu’à deux ans certaines informations sur les communications téléphoniques et Internet dans leur pays (noms de l’appelant, origine de l’échange, mail de l’envoyeur...).
- OCTOBRE 2006. Accord de l’Union européenne pour transmettre aux Etats-Unis les données personnelles des passagers aériens. Nouvelle législation antiterroriste américaine avec la création de tribunaux militaires.
- NOVEMBRE 2006. 4,2 millions de caméras de surveillance en activité au Royaume-Uni, une caméra pour 14 habitants.

Demain, les individus sous contrôle

  • Face au terrorisme, le gouvernement américain va communiquer les données personnelles des passagers aériens (adresse, numéro de carte de crédit et préférences alimentaires) aux services de sécurité américains. Cela illustre-t-il une tendance de fond pour demain ?

Je le pense. Le 11-Septembre a entraîné le démantèlement des limites en matière de collecte de l’information. Regardez l’affaire Swift. Cette entreprise de droit belge qui organise les transferts électroniques entre banques du monde entier a transmis de façon secrète et systématique depuis le 11-Septembre des données personnelles bancaires de différents clients à la demande des autorités américaines. Des informations sont déjà et vont être de plus en plus collectées partout : dans les avions, les banques, les supermarchés, sur Internet.

  • Trouvez-vous que nos sociétés surréagissent à la menace terroriste ?

Ce que l’on observe, c’est que les mesures de sécurité peuvent tout justifier aujourd’hui. "Au nom de quoi, vous demande-t-on, vous opposeriez-vous à des mesures de sécurité ?" Cette évolution de la notion de sécurité transforme en profondeur notre conception de la démocratie. Aujourd’hui, un Etat peut bafouer les droits des citoyens s’il est qualifié de démocratique. Or la démocratie est un ensemble de libertés et de droits que l’on ne peut démanteler sans porter atteinte à ses fondements. On ne peut pas dire que les terroristes ont gagné la partie, mais ils servent le dessein de ceux qui pensent qu’une société peut être fondée sur la sécurité et que la démocratie se limite à l’alternance politique.

  • Pensez-vous que cette évolution soit irréversible ?

La Révolution française, et d’autres en Europe, s’est accomplie au nom de la liberté. Ces nouvelles démocraties ne se sont pas créées pour répondre à un besoin de sécurité, même si celle-ci en a découlé. Au cours des siècles suivants, les Etats ont envisagé l’intérêt national en termes de puissance militaire. A la fin de la guerre froide, progressivement, les questions de sécurité intérieure sont devenues centrales. Dans la plupart des démocraties occidentales, la sécurité intérieure est d’ailleurs devenue un poste budgétaire en croissance permanente pour remplir des missions de plus en plus étendues et résoudre des problèmes de plus en plus interconnectés : immigration, terrorisme, trafic de drogue... Dans ce contexte, le 11-Septembre a servi de catalyseur et a accéléré la mise en place de programmes de contrôle et de surveillance généralisés. J’ai le sentiment que rien ne pourra endiguer cette évolution, sauf un changement profond des mentalités.

  • Cette évolution est-elle le fruit d’un programme politique précis ?

Certaines voix avancent l’idée d’un vaste complot mondial, orchestré par la CIA, l’administration Bush, ou d’autres... Un film défendant cette thèse a été téléchargé par des millions de personnes. Je n’adhère pas à cette thèse, mais, dans le cas des Etats-Unis, il est évident que l’idéologie néoconservatrice a lourdement influencé la politique de sécurité. Le Patriot Act ou Guantanamo sont les produits les plus discutés de cette politique.

  • Vous misez donc sur une réduction progressive du champ des libertés ?

Nous allons assister, sans doute, à une normalisation de ce qui était, avant, considéré comme des exceptions - gardes à vue prolongées sans motifs réels, etc. Au Royaume-Uni, on peut désormais être incarcéré pendant des semaines sur un simple soupçon, celui de l’appartenance à un réseau. Récemment, un avion a été immobilisé à Londres parce qu’une vieille dame avait, dans une conversation téléphonique, évoqué des questions de sécurité. Un changement cognitif s’est opéré dans nos sociétés : il n’est même plus question de faire de blagues, comme l’a expérimenté ce jeune Français séjournant un peu trop longtemps dans les toilettes d’un avion et plaisantant sur le terrorisme, qui s’est ensuite retrouvé enfermé avec des criminels.

  • Ne pensez-vous pas que les opinions publiques vont réagir ?

Ces abus sont, en réalité, tolérés par le plus grand nombre. L’opinion ne réagit pas, car désormais l’individuel supplante le collectif : tant que ma liberté n’est pas menacée, je ne vois pas pourquoi je me mobiliserais pour celle du voisin. La question de la sécurité est devenue tellement centrale dans la vie des gens qu’ils formulent des exigences sinon contradictoires, du moins en compétition. En Belgique, par exemple, les habitants de quartiers résidentiels réclament le droit de vous interroger ou d’appeler la police si vous semblez "suspect". Nous exigeons donc la sécurité maximale - tout en sachant pertinemment qu’elle est impossible - mais, en même temps, nous sommes très attachés à nos libertés.

  • A quoi ressemblera notre société ?

Je crains que nous glissions vers une société assurantielle : une société où il faudra à tout prix se couvrir pour l’avenir, prendre des décisions aujourd’hui pour prévenir ce qui pourrait se passer demain. Si les politiques écoutent ces sirènes, s’ils réfutent toute idée de fatalité, ils choisiront la solution de la facilité, et aussi de l’assurance pour eux-mêmes : ils auront pris "toutes les mesures possibles". Même si l’idée de vouloir tout prévoir et contrôler n’a évidemment pas de sens. Les nouvelles technologies peuvent accélérer cette tendance au tout-contrôle. A l’avenir, les puces RFID permettront de localiser une voiture simplement parce qu’elle est équipée de pneus d’un certain type. On pourra ainsi la bloquer à distance. Les technologies existent, la question est de savoir ce que les politiques voudront mettre en pratique. Dans la ville de Middlesbrough, au Royaume-Uni, des caméras parlantes viennent d’être installées et interpellent à distance les auteurs d’infractions même bénignes. Nous nous dirigeons vers une société de contrôle donc, mais aussi d’auto-contrôle : le quadrillage de la société, l’installation générale de caméras poussent les personnes à se réfréner. Cela peut, à terme, affecter tout simplement les capacités créatives de notre société.

  • Le monde des chercheurs s’est-il emparé de ce sujet ?

En Europe, plusieurs programmes ont été lancés sur le thème de la sécurité et de la liberté. Notamment Challenge, qui implique 23 groupes de réflexion de différents pays. Par ailleurs, l’Europe va ouvrir en janvier 2007 une Agence des droits fondamentaux. Mais je ne parie pas sur son efficacité : son pouvoir coercitif est limité. Les agences nationales, comme la CNIL en France, sont utiles mais elles ne peuvent endiguer ce mouvement de fond, faute de moyens suffisants. Je remarque également qu’aux Etats-Unis et au Canada, ce champ d’étude est considéré comme marginal. Ce n’est pas avec ce type de recherche que l’on peut en tout cas faire carrière.

Propos recueillis par Laure Belot et Jean-Pierre Stroobants
Edimbourg sous videosurveillance, le 2 novembre 2006 (Reuters/David Moir).

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Sécurité et libertés

éditorial du Monde daté du 5 novembre 2006

Un accord sur les échanges de données entre Eurojust, l’unité de coopération judiciaire de l’Union européenne, et le ministère de la justice américain devrait être officiellement paraphé, lundi 6 novembre, à Washington. Cet accord, supposé renforcer la sécurité sur les deux rives de l’Atlantique, marque un approfondissement de la coopération entre les Etats-Unis et l’UE dans la lutte contre les formes graves de criminalité et contre le terrorisme.

Longuement négocié, entouré de précautions, cet échange d’informations est censé respecter les règles européennes en matière de protection de la vie privée et de respect des opinions, des croyances, des préférences sexuelles, etc. D’où vient le malaise, alors ? Ce sont d’abord les hasards du calendrier qui l’engendrent. Cette signature survient après divers épisodes, dont les longues discussions sur la conservation des "traces" d’appels téléphoniques ou la polémique euro-américaine autour des échanges de données sur les passagers des compagnies aériennes. Celle-ci s’est terminée par un accord provisoire qui a laissé pendantes beaucoup de questions sur les dérives éventuelles d’un tel système.

Mais l’accord de lundi sera surtout scellé peu de temps après l’adoption, aux Etats-Unis, de nouvelles dispositions qui confirment et amplifient l’USA Patriot Act, cet ensemble de mesures de sécurité exceptionnelles prises au lendemain du 11 septembre 2001 et censées faire obstruction au terrorisme.

De nombreux spécialistes européens s’inquiètent désormais de la menace que représente la démarche sécuritaire américaine, préfiguration de ce que pourrait être, demain, un Etat surpuissant, capable de surveiller, à tout moment, les faits et gestes d’éléments potentiellement dangereux, mais, aussi, de tous ses citoyens. Le vaste mécanisme américain de contrôle, qui a aussi favorisé les arrestations arbitraires et les disparitions de suspects, suspend en quelque sorte l’Etat de droit.

Dans le contexte de la "guerre" contre le terrorisme et du choc de 2001, l’indispensable respect des droits civiques et des libertés individuelles a été parfois oublié. Aujourd’hui, un autre danger se profile. Une partie de l’opinion européenne devient sceptique quant à l’efficacité de la "croisade" américaine et va parfois jusqu’à nier la nécessité d’une mobilisation contre une menace qui, pourtant, reste bien réelle.

La faute en incombe d’abord à l’administration Bush qui, par ses excès et ses erreurs stratégiques, rend suspecte toute action de sa part.

Les responsables de l’UE devraient toutefois se rappeler que leurs projets concrets de lutte antiterroriste doivent, de leur côté, faire encore la preuve de leur efficacité, tant sur le plan de la sécurité que sur celui du respect des libertés civiles.

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Lutte antiterroriste : la coopération judiciaire entre l’UE et les Etats-Unis sera renforcée

L’embryon de l’éventuel parquet européen et les services du ministre américain de la justice échangeront leurs données sur des affaires de réseaux terroristes, de trafics de drogues, de blanchiment d’argent, etc.
Créé en 2002, Eurojust peut coordonner des enquêtes et des poursuites pénales au niveau de l’UE. Il peut collaborer avec des pays tiers à condition d’avoir signé des accords de coopération, comme il l’a fait avec l’Islande, la Norvège et la Roumanie. Il a engagé des discussions avec la Russie, la Suisse, l’Ukraine et la Croatie.
Les négociations entre l’unité européenne et la justice américaine ont achoppé sur les garanties qui devront entourer l’usage de données personnelles. "Nous avons été très clairs sur la nécessité d’assurer la protection des données conformément aux normes européennes, très exigeantes", explique François Falletti, le haut magistrat qui représente la France à Eurojust.
Les dispositions qui régiront les échanges pourront être assorties de conditions d’autant plus strictes que la peine de mort est appliquée aux Etats-Unis. Les données personnelles communiquées seront "appropriées et pertinentes au regard de la finalité spécifique de la demande."
Ces données ne pourront être conservées au-delà du délai nécessaire aux investigations. La partie requérante devra notifier clairement le but de sa demande. Un droit d’accès, de rectification et d’effacement des informations sera reconnu aux personnes concernées, si cela ne menace pas le déroulement des procédures.
Les renseignements "particulièrement sensibles" (ethniques, politiques, religieux, syndicaux, vie sexuelle, etc.) pourront être communiqués s’ils sont "particulièrement pertinents", pour écarter une menace imminente et sérieuse ou pour lutter contre "des formes graves de criminalité". La Commission ainsi que les parlements français et britannique avaient émis des réserves, levées depuis.
Dans les prochains mois, Eurojust devrait renforcer son dispositif dans le domaine de l’antiterrorisme à la faveur de l’entrée en vigueur d’un plan européen d’échange d’informations adopté en 2005.
Chaque Etat membre devra désigner un "correspondant national", chargé de lui transmettre les informations sur les procédures et les condamnations, afin de favoriser la coordination de la lutte contre les réseaux transnationaux.

Jean-Pierre Stroobants

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