quelle différence entre Lilian Thuram et Didier Peyrat ? l’un peut s’exprimer, l’autre pas


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : mercredi 1er mars 2006
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Le footballeur international et le magistrat semblent avoir la même opinion de la politique du gouvernement dans le domaine sécuritaire. Tous deux l’ont exprimé.

Aujourd’hui, Didier Peyrat est sanctionné.

Vous trouverez ci-dessous, après le texte de l’appel, un exposé des faits par Nathalie Guibert, puis quelques déclarations de Lilian Thuram, et enfin un communiqué de Didier Peyrat.


Appel du 15 février 2006

A la suite de deux tribunes libres parues dans les journaux Libération (Banlieues : mai 68 ou Weimar ? le 8 novembre 2005) et Le Monde (Incendiaires et cogneurs, le 17 novembre 2005) [1], Didier Peyrat, Vice-Procureur au Tribunal de Grande Instance de Pontoise vient d’être convoqué le 16 mars par Monsieur Jean Amédée Lathoud, Procureur général près la cour d’appel de Versailles, afin de se voir notifier un " avertissement ", sanction qui figurera à son dossier durant trois ans.

Le Procureur Général semble estimer qu’en évoquant dans ces articles l’échec des politiques de sécurité menées depuis avril 2002 et en dénonçant l’emploi " d’une rhétorique vulgaire " (en l’occurrence par un ministre qui venait de parler de " racaille "), Didier Peyrat s’est livré à une " critique visant la politique pénale impulsée par le gouvernement pour lutter contre les violences urbaines " et qu’il a ainsi entravé " l’exercice de l’action publique ".

Lors des événements exceptionnels survenus en France en Novembre 2005, un débat public s’est légitimement instauré sur les différentes questions posées par cette vague de violences. A cette occasion, de nombreux magistrats se sont exprimés dans des libres opinions ou en signant des communiqués. A ce jour seul Didier Peyrat fait l’objet de poursuites pour avoir simplement émis une opinion jugée déplaisante.

Avec cette sanction, une nouvelle conception de la liberté d’expression, du statut des magistrats, de l’étendue du contrôle hiérarchique, peut être même de l’indépendance de la Justice, se dessine. Car l’obligation de réserve, telle que prévue par l’article 10 du statut de la magistrature, n’a jamais fait disparaître la liberté d’expression du magistrat, qu’il soit membre du parquet ou du siège.

Le 27 mai 1998, le Conseil Supérieur de la Magistrature avait rappelé ces principes et notamment que les magistrats disposent, " comme tout citoyen, de la liberté d’expression reconnue par la Constitution et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales [...]" Dans une société démocratique, un magistrat doit pouvoir, " par voie de presse ou tout autre moyen, à titre individuel ou syndical, exprimer son opinion sur tous les sujets y compris ceux qui concernent la justice."

La Justice, autant que de procédures adéquates et de moyens suffisants, a besoin d’esprits libres et d’individus indépendants, capables de résister aux pressions de l’air du temps et au conformisme professionnel.

C’est pourquoi les signataires de cet appel demandent que la décision de prononcer un avertissement à l’encontre de Didier Peyrat soit rapportée.

Merci de faire parvenir votre signature (en précisant vos noms, prénoms et, si vous le souhaitez, votre profession et votre localité) :

  • à l’adresse e-mail suivante : soutiendpeyrat@aol.com
  • ou, par la voie postale, à :
    Maître Frédéric Zajac, 69 rue Saint Martin 95300 Pontoise.

Un magistrat sanctionné pour avoir critiqué Nicolas Sarkozy

par Nathalie Guibert, Le Monde daté du 7 février 2006.

Il semble difficile, pour les magistrats du parquet, de participer au débat public : Didier Peyrat, vice-procureur chargé des mineurs à Pontoise, a reçu, jeudi 2 février, un avertissement pour avoir publié deux tribunes dans Libération et Le Monde, à l’occasion des violences urbaines de novembre 2005.

La sanction lui sera notifiée prochainement par le procureur général près la cour d’appel de Versailles, Jean-Amédée Lathoud, haut magistrat qui a supervisé l’affaire d’Outreau lors de son précédent poste, à Douai (Nord), et qui sera bientôt entendu par la commission d’enquête parlementaire sur les responsabilités de la hiérarchie judiciaire dans cette affaire.

Les termes de ces articles de presse "me paraissent contraires aux obligations de réserve et de prudence", a écrit le procureur général. Les syndicats de magistrats ont été saisis de l’affaire.

Le premier article en cause, intitulé "Banlieues : Mai 68 ou Weimar", est paru dans Libération, le 8 novembre 2005. "Les événements qui se déroulent dans les banlieues françaises prouvent l’échec radical de la droite dans ses politiques de sécurité depuis avril 2002, y écrivait le magistrat. Mais on aurait tort de ne voir que le bilan piteux de la majorité UMP. [...] Nous savons maintenant que la criminalité est toujours là, tenace. Elle a résisté à vingt années de politique de la ville ; [...] aux démonstrations de virilité télégénique de Nicolas Sarkozy ; comme à l’augmentation des effectifs de police."

Dans Le Monde du 17 novembre 2005, sous le titre "Incendiaires et cogneurs", M. Peyrat appelait à faire le tri parmi "les jeunes des banlieues", contestant l’existence d’un mouvement de masse contre l’injustice sociale. Il ajoutait : "Luttons contre les causes. Bannissons les mots vulgaires, les insultes, la démagogie de M. Sarkozy. Faisons de la prévention. [...] Mais d’abord il faut vaincre le mal, à l’aide de ce bien commun : le droit."

Le procureur général relève des "critiques visant la politique pénale impulsée par le gouvernement pour lutter contre les violences urbaines". Mais aussi le fait que "M. Peyrat évoque la "virilité télégénique" et la "démagogie" du ministre de l’intérieur".

Le magistrat se réfère, lui, à la liberté d’expression, reconnue à tout citoyen par la Constitution et aux magistrats par leur statut. La réserve, souligne M. Peyrat, se comprend comme l’interdiction de mêler des considérations politiques à l’activité dans la sphère professionnelle. Les discours de M. Sarkozy ont, selon lui, "provoqué l’ouverture d’un débat public" et "pouvaient avoir un effet sur le climat dans lequel la justice pouvait faire son travail". Quant à la politique menée lors des violences urbaines, il affirme qu’elle n’est pas directement en cause. Au contraire, explique-t-il, "j’ai contribué à (sa) mise en oeuvre" : "Les consignes concernant les détentions de mineurs, instructions avec lesquelles j’étais en désaccord, ont été suivies."

Nathalie Guibert

Thuram : Sarkozy joue sur l’ignorance et crée l’insécurité

PARIS (AFP) [2] -
Nicolas Sarkozy « joue sur (l’) ignorance et ne prend pas beaucoup de risques. On fait tout reposer sur l’insécurité, donc il faut prouver qu’il y a une insécurité, donc on la crée ! », déclare Lilian Thuram, membre du Haut Conseil à l’intégration (HCI), interrogé sur son entrevue en tête à tête avec M. Sarkozy le 25 novembre, après la crise des banlieues.

« C’est tellement facile ces discours populistes et démagogues, de parler de personnes dont la plupart des gens ne savent rien. Vous les connaissez, vous, ces supposés "glandeurs", "voyous", qui profitent des allocations familiales ? Non, bien sûr », poursuit le footballeur. « On met le feu aux poudres, on arrive comme un sauveur et on a tout gagné ! Si on est capable de faire ça, on est capable de quoi pour arriver à ses fins ? Moi, je ne pense pas que tous les moyens sont bons pour gagner, ni dans le foot, ni en politique », dit Thuram. A une question sur l’impression qu’il a retirée de son entrevue avec le ministre, Thuram répond : « Ce qui m’a marqué, c’est son assurance. L’assurance de quelqu’un qui ne doute pas. Voilà, cette absence de doutes. Moi, je pense que le doute est fondamental pour avancer. Il vous permet une réflexion sur vous-même, une remise en question qui, elle-même, vous permet d’avancer ». Le 8 novembre, après plusieurs nuits d’émeutes dans les banlieues françaises, Lilian Thuram avait expliqué avoir été "énervé" par les propos de Nicolas Sarkozy sur les "racailles" et la nécessité de nettoyer les cités "au Kärcher". Il avait ensuite été reçu par le ministre : « Nicolas Sarkozy m’avait "convoqué", alors j’ai voulu savoir », dit simplement Thuram pour expliquer sa présence au ministère de l’Intérieur ce 25 novembre 2005.

« Leur parole est libre » [3]

Communiqué de Didier Peyrat,
magistrat à Pontoise

Le 7 février 2006,

A la suite de deux tribunes libres parues dans les journaux « Libération » (Banlieues : mai 68 ou Weimar ?) et « Le Monde » (Incendiaires et cogneurs) en novembre 2005, j’ai reçu une demande d’explication écrite de monsieur Jean-Amédée Lathoud, procureur général de la cour d’appel de Versailles. Celui-ci estimait qu’en évoquant dans ces deux articles l’échec des politiques de sécurité menées depuis avril 2002 et en dénonçant l’emploi d’une rhétorique vulgaire par un ministre qui venait de parler de « racaille », je m’étais livré à une « critique visant la politique pénale impulsée par le gouvernement pour lutter contre les violences urbaines » et que j’avais ainsi entravé « l’exercice de l’action publique ».

J’ai répondu, le 30 novembre, en montrant l’inexactitude de ces reproches eu égard au contenu des textes incriminés, à mon comportement professionnel durant lesdits événements et en défendant le droit des magistrats, qui sont aussi des citoyens, à une expression libre dans les limites imposées par leur statut.

Plus de deux mois plus tard, sans autre forme de procès, je suis convoqué à Versailles, le 9 février, afin de me voir notifier un « avertissement ». Certes, ceci ne constitue pas une procédure disciplinaire véritable, laquelle aurait imposée une instruction contradictoire, puis de saisir le Conseil Supérieur de la Magistrature. Il s’agit quand même d’une sanction, ledit avertissement, qui figurera dans mon dossier durant trois ans, faisant manifestement grief, au moins durant la période considérée.

Sans exagérer la portée de cette mesure et conscient qu’il se passe actuellement des choses bien plus graves et sérieuses concernant l’institution judiciaire, il me semble que l’initiative de monsieur Lathoud pose un problème de principe. En décidant de m’infliger cette sanction, non pour une insuffisance professionnelle, mais pour une opinion jugée déplaisante, c’est une certaine conception de la liberté d’expression, du statut des magistrats du ministère public, de l’étendue du contrôle hiérarchique, peut être même de l’indépendance de la Justice, qui se dessine. Jusqu’ici, le Conseil Supérieur de la Magistrature avait décidé que "l’obligation de réserve ne saurait réduire le magistrat au silence et au conformisme, mais doit se concilier avec le droit particulier à l’indépendance" (CSM du 9 octobre 1987) et que "les magistrats disposent de la liberté d’expression reconnue par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme (...) ; elle doit seulement s’exercer sans que soient atteintes la dignité et l’autorité de la fonction, ni l’impartialité que le justiciable est en droit d’exiger." (CSM du 27 mai 1998).
Au-delà de mon cas particulier, qu’un procureur général nommé par le conseil des ministres puisse s’affranchir de jurisprudences élaborées par la seule instance indépendante et légitime à le faire, pour décider dans la solitude de son cabinet d’une nouvelle définition extensive du « devoir de réserve », immédiatement mise en œuvre à l’aide de sanction, a de quoi faire frémir.

Je ne suis membre d’aucune organisation politique. Je ne suis pas en train de labourer une circonscription en quête d’une investiture pour des scrutins à venir [4]. Il n’y aucun risque de me voir passer comme par magie du statut de magistrat officiellement respectueux du devoir de réserve à celui de candidat soudainement agréé par une formation politique pour une élection législative ou municipale, battant les estrades comme s’il avait fait cela toute sa vie, ainsi que cela s’est déjà vu, notamment en Aquitaine et dans la région Lyonnaise lors des législatives de 2002... En revanche, il m’arrive d’avoir quelques idées, sur des sujets d’intérêt général, comme la sécurité et le Droit, et de les exprimer, sans, je le confesse, quémander d’autorisations. Ces idées peuvent être discutées, réfutées, contredites. Je ne savais pas, dans la mesure où elles ne portent évidemment jamais sur un dossier particulier ou une affaire en cours, qu’elles devaient faire l’objet d’un visa préalable de ma hiérarchie.
La Justice, autant que de procédures adéquates et de moyens suffisants, a besoin d’esprits libres et d’individus indépendants, capables de résister aux pressions de l’air du temps, du conformisme professionnel, de la hiérarchie ou du pouvoir politique. Ces convictions continueront de guider ma conduite, comme magistrat et comme citoyen.

Didier Peyrat
Vice-procureur de la République

Notes

[1Pour lire ces deux articles : http://www.alencontre.org/page/prin....

[2Source : une dépêche AFP reprise par Yahoo ! - vendredi 24 février 2006 à 20h58.

[3« Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du Garde des sceaux, ministre de la justice. A l’audience, leur parole est libre. » Article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature.

[4Cf. Libération du 11 janvier 2006 : "le juge Bruguière prépare sa reconversion par les urnes", article de Didier Hassoux


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