“politique du chiffre” : le ras l’bol des policiers


article de la rubrique justice - police > police
date de publication : vendredi 8 janvier 2010
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À quelques semaines de leurs élections professionnelles, des syndicats de policiers dénoncent la « politique du chiffre » imposée par Nicolas Sarkozy et devenue une « religion du chiffre ».

« [Les policiers] sont harcelés et sommés d’alimenter des tableaux de chiffres sans que la moindre place ne soit laissée au discernement qui est pourtant la base du métier de policier. Un exemple concernant le commissariat de Draguignan : le nombre de placements en garde à vue est passé de 40 en 2001 à plus de 400 en 2008 soit dix fois plus avec des effectifs en diminution d’environ 10 %.  » [1]

«  Les policiers sont saturés et enragent d’assister à cette dérive d’un service public qui perd toute notion de l’intérêt collectif. » [2]


La course au chiffre échauffe la police

par Patricia Tourancheau, Libération, 5 janvier 2009


A l’approche des élections professionnelles, les policiers manifestent leur mécontentement à l’égard du gouvernement.

A Lyon, un chef de service a demandé par écrit le 2 décembre à ses policiers de mettre le paquet sur les arrestations après une baisse en novembre (voir ci-dessous). A Châlons-en-Champagne, le 15 janvier 2009, le « chef de l’unité de sécurité de proximité » détaillait les « objectifs chiffrés en matière de voie publique pour l’année 2009 » sur une note de service de quatre pages que Libération s’est procurée. Le capitaine de police y fixe des quotas à atteindre. « Chaque brigade de roulement de jour devra à minima procéder à 65 interpellations hors IPM (ivresse publique et manifeste, ndlr) et délits routiers, à 10 interpellations de personnes faisant l’objet de fiches de recherches, établir 230 TA (timbres-amende, ndlr) pour des infractions au code de la route hors stationnement et 75 TA pour comportement dangereux », etc. La brigade anticriminalité de Châlons-en-Champagne avait pour ordre de réaliser « 162 interpellations » et de retrouver 24 personnes recherchées. Ces documents prouvent à l’évidence que la politique sécuritaire mise en place par Nicolas Sarkozy passe par des chiffres et des quotas. Les chefs de police chargés d’appliquer les directives ministérielles passent de moins en moins leurs instructions par écrit depuis que des gardiens de la paix usés par la « politique du chiffre » les font fuiter.

A l’approche des élections professionnelles dans la police du 25 au 28 janvier, les syndicats manifestent, comme à Marseille hier, dénonçant « la politique du chiffre »et protestant contre le manque de moyens et la baisse des effectifs, dans une surenchère corporatiste.

Enfourcher. Les plus critiques, à savoir les deux syndicats plutôt de gauche et majoritaires, l’Union SGP-Unité police pour les gardiens de la paix et le Snop des officiers, pensent conforter leur avance au prochain scrutin, fin janvier. Et Alliance et Synergie-officiers, inféodés à Nicolas Sarkozy, risquent de rester minoritaires. Le chef de l’Etat pourrait enfourcher son thème de prédilection, la sécurité, pour la campagne des élections régionales fixées au mois de mars. Nicolas Sarkozy a déjà promis lors de ses vœux aux travailleurs de la Saint-Sylvestre de « s’occuper des bandes » cette année et de « combattre la possession et l’utilisation des armes à feu par les voyous ».

Bientôt, le ministre de l’Intérieur va présenter ses statistiques de la délinquance de 2009. Il y a fort à parier que Brice Hortefeux va dégainer des chiffres formidables pour l’an passé. Nicolas Sarkozy l’a déjà annoncé le 1er janvier : « C’est la septième année consécutive que les statistiques de la délinquance générale sont en baisse. » Or, si les atteintes aux biens (enregistrées et annoncées) ont chuté, les violences contre les personnes augmentent inexorablement. Et les policiers en ont marre de la fabrique des chiffres qui découle d’une stratégie mise en place par Nicolas Sarkozy dès son arrivée au ministère de l’Intérieur en 2002. Il avait institué alors la « culture du résultat » dans la police, avec des notes, classements, primes et gratifications pour les flics jugés les plus efficaces : « La performance ne doit pas appartenir au privé. Elle doit appartenir au public », assénait-il. « Les fonctionnaires font leur travail tous les jours dans des conditions extrêmement difficiles, je parle de la police. Il est normal que ceux qui font plus et mieux en soient récompensés. »

A l’usage, ces primes au mérite censées gratifier les policiers ayant fait « plus et mieux » reviennent à ceux qui ont fait « du quantifiable, du chiffre, plus que de la qualité » dénonce Dominique Achispon, leader du syndicat national des officiers de police (Snop, majoritaire). Pas étonnant à ses yeux puisque les critères d’attribution de ces dites « primes de résultats exceptionnels à titre collectif », une enveloppe de 25 millions d’euros, reposent sur des nombres d’arrestations, des ratios, et des hausses de taux d’élucidation. Ainsi, la direction centrale des CRS a accordé 1 818 600 euros en 2008 aux compagnies de service général ayant atteint le meilleur « nombre total de mise à disposition des OPJ (officiers de police judiciaire), suite à interpellations, par rapport au nombre de jours rapportés aux fonctionnaires en sécurisation ». En clair, les CRS qui touchent les 600 euros sont ceux qui ont ramené le plus de suspects aux OPJ. La police de l’air aux frontières (PAF) a réparti ses 1 025 400 euros à ses unités affichant le plus grand « nombre d’étrangers en situation irrégulière interpellés d’initiative » rapporté au « nombre de personnels actifs du service ». La PAF attribue également la récompense aux agents de ses centres de rétention administrative en fonction du « nombre d’étrangers éloignés » par rapport à la « moyenne de places de rétention disponibles sur la période de référence », lit-on dans le rapport de présentation de la PAF sur la prime collective. Les 8 millions d’euros pour les policiers de sécurité publique reviennent à ceux qui pratiquent le plus d’interpellations et améliorent le taux d’élucidation des affaires.

Hic. Sitôt son accession à l’Elysée, Sarkozy avait donné pour consigne à Michèle Alliot-Marie de faire baisser la délinquance de 5% et de faire monter le taux d’élucidation à 40%. Intention louable que de résoudre les affaires et d’arrêter les criminels. Le hic, c’est que pour doper le taux d’élucidation « inférieur à 25% sous les socialistes (avant 2002) » dixit Brice Hortefeux et qui « avoisine désormais les 38% », les services de police usent de tours de passe-passe. Ils focalisent sur des délits qui sont élucidés en même temps qu’ils sont constatés, sans besoin d’investigations ou de recherches : l’usage de cannabis, le racolage, le port d’armes de 6e catégorie (armes blanches)ou l’infraction à la législation sur les étrangers sont autant de délits résolus sur le champ. Les officiers du Snop dénoncent « ces arrestations à la chaîne de fumeurs de shit, de porteurs d’Opinel, de prostituées et de clandestins pour faire du chiffre et booster le taux d’élucidation des affaires ». Pourtant, les vols de sacs à main, de voitures ou les cambriolages, ces délits dits de « proximité » qui empoisonnent les gens, ne sont pas plus élucidés. La police n’arrête pas plus d’un voleur sur sept.

Des agents lancés à la poursuite des statistiques

par Olivier Bertrand, Libération, 5 janvier 2009


A Lyon, revue des trucs et astuces permettant aux brigades de tenir les objectifs chiffrés fixés par leur hiérarchie.

D’ordinaire, ces consignes-là ne s’écrivent pas. Elles circulent à l’oral, pour pousser les policiers à remplir des objectifs chiffrés, assignés par leur hiérarchie. Pour une fois, un gradé lyonnais a commis l’imprudence de les écrire. Sur la main courante d’une unité du Service d’ordre public et de sécurité de Lyon, il indique que les interpellations sont « en forte baisse » en novembre, par rapport à l’année 2008. Tout le monde doit « s’investir au maximum » pour « limiter la baisse des chiffres », et ne pas « subir le mécontentement et les conséquences négatives de la part du haut commandement ». Un policier excédé a photocopié la page, que Libération s’est procurée. En quelques lignes, voilà résumé ce que les policiers dénoncent depuis quelques années : une politique du chiffre qui les met sous pression, dévoie leur mission, et conduit à une accumulation d’absurdités et d’effets pervers. Le document ne surprend pas les syndicats de gardiens de la paix. « La police est désormais gérée comme une entreprise privée, avec des ratios et des quotas à atteindre pour obtenir des primes et cela se fait au détriment de la qualité de notre travail », soupire Alain Chizat, secrétaire départemental d’Unité police dans le Rhône.

Racolage passif. Il suffit d’écouter les policiers pour cueillir sous couvert d’anonymat les effets de cette politique. Dans cette brigade anticriminalité de la région, s’il faut regonfler un peu les chiffres, des agents s’en vont contrôler des prostituées dans un quartier où elles se regroupent. En une poignée d’heures, grâce au racolage passif, la courbe des interpellations remonte. Cela rassure les chefs, exposés aux foudres de la place Beauvau.

En matière de stupéfiants, certains policiers affirment que cela conduit à préférer les interpellations de fumeurs de joints aux démantèlements de trafics, plus longs et moins rentables statistiquement. « Il ne faut pas exagérer, réagit Jean-Paul Borrelly, secrétaire régional d’Alliance (syndicat de gardiens de la paix proche du gouvernement) pour Rhône-Alpes et l’Auvergne, les services des stups continuent de travailler en profondeur. Mais c’est vrai qu’on va demander en même temps à certains d’aller faire quelques barrettes, pour compenser, faire monter les chiffres. Ce n’est pas difficile, tout le monde sait faire : vous attrapez le premier rasta et vous avez des chances de tomber sur une boulette. » Un fait constaté égale alors un fait élucidé. Ce n’est pas très glorieux, mais très bon pour les chiffres.

Tombée des primes. Dans certains services, des ratios d’étrangers en situation irrégulière (ESI) sont également fixés, avec un nombre d’arrestations à atteindre indexé sur les effectifs policiers. Des primes tombent lorsque les policiers ont attrapé assez « d’ESI ». Mais les priorités s’estompent. La nécessité de démanteler les filières de passeurs, brandie lorsqu’il s’agit de défendre la lutte contre l’immigration clandestine, s’efface au profit d’interpellations de sans-papiers.

Aux frontières, cela conduit parfois à des situations aberrantes, comme l’interpellation, raconte un syndicaliste, d’étrangers en situation irrégulière qui s’apprêtent à quitter la France. On les relâche après une garde à vue, et une procédure qui permet de soigner les statistiques.

En matière de contravention, les enjeux sont moins lourds, mais le management semblable. « On dit au policier d’aller faire trois feux rouges, deux ceintures et un téléphone portable. Mais nous ne sommes pas là pour faire rentrer du pognon dans les caisses de l’Etat, dénonce Jean-Paul Borrelly. C’est à l’opposé de ce que l’on apprend lorsqu’on entre dans la police : sur le terrain, un flic efficace est le seul maître de son travail. C’est à lui de juger des priorités ».

Plaintes découragées. La dictature du chiffre conduit aussi à dissuader parfois les citoyens de porter plainte. Les faits ne semblent pas graves ? On explique alors que l’affaire a de fortes chances d’être classée, qu’une main courante suffira. C’est à l’opposé de la police de proximité imaginée par Jean-Pierre Chevènement, qui avait pour consigne au début des années 2000 de prendre toutes les plaintes, pour rassurer la population.

Cette tension du chiffre peut-elle à terme distendre un peu plus le lien avec la population ? « Le policier ne se sent pas respecté sur la rue, et mal considéré dans son service, où on lui demande toujours plus », répond Alain Chizat. Pour lui, « il est urgent de stopper cette politique du chiffre et de renouer le lien avec la population. »

Notes

[1Déclaration de Jean-Jacques Comparot lors d’une réunion de l’UNSA-police à Toulon, rapportée dans Var Matin, 17 décembre 2009.

[2Déclaration de responsables syndicaux Unité police et SGP FO citée dans La Dépêche du 6 janvier 2010.


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