Le texte qui suit est extrait du supplément au N° 136 (oct., nov., déc.) de la revue Hommes & Libertés, consacré à Une approche de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Ce commentaire de l’article 18 de la Déclaration a été écrit par Jean Baubérot, titulaire de la chaire
« histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des hautes études.
Article 18
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.
Tel est le contenu de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, adoptée en 1948. Deux ans plus tard, la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales reprend ce texte pratiquement mot pour mot, dans son article 9,
et y ajoute un second paragraphe. On y trouve la précision suivante : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé
ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » Ces « restrictions » sont faites, car la convention, « afin d’assurer le respect des engagements » des « parties contractantes », institue une Cour européenne des droits de l’Homme, à laquelle chacun peut avoir recours « après l’épuisement des voies de recours internes » des pays signataires. La convention tente donc de prévoir les cas où il peut exister un conflit entre différents droits fondamentaux.
Elle veille cependant à éviter, dans la mesure du possible, que l’on invoque ces droits comme autant de prétextes pour restreindre la « liberté de manifester sa religion ou ses convictions », cela pour des raisons, en fait, inavouables.
Cet article 18 peut appeler de nombreux commentaires. Je tenterai d’aller à l’essentiel. D’abord, je remarque que la « liberté de pensée » et la « liberté de conscience » précèdent l’indication de la « liberté de religion » ; ensuite, dans la concrétisation de cette dernière liberté, il est question de « religion ou de conviction ». Il est donc clair que la liberté de religion fait partie de la liberté de conscience, qu’elle inclut le droit de croire ou de ne pas croire.
D’un point de vue sociologique, les religions sont des systèmes symboliques qui donnent des réponses à des questions fondamentales que se posent les êtres humains sur leur origine et leur devenir, sur la manière dont ils doivent vivre... et aussi sur la question kantienne : « Que puis-je espérer ? » Mais les religions ne sont pas les seules à occuper la sphère symbolique. Il existe aussi des convictions non religieuses qui peuvent s’organiser, faire des propositions de sens, voire proposer des rites. C’est pourquoi la DUDH relie religion et conviction. En Belgique, par exemple, existent des « conseillers humanistes » dans les hôpitaux et les prisons qui peuvent, à côté des aumôniers, constituer des vis-à-vis pour celles et ceux qui le souhaitent. Paradoxalement, ce n’est pas le cas dans la laïcité française, car elle s’est construite en dépassant un conflit dualiste (par la loi de séparation de 1905) et manque donc historiquement d’habitus pluraliste. Cela explique que certains militants laïques aient parfois de la difficulté à intérioriser une culture pleinement démocratique. Convictions et religions minoritaires (au sens large) peuvent être victimes de cette épaisseur historique non consciente du présent.
En effet, la société marchande, privilégiant le « vite consommé, vite jeté », l’actualité immédiate où un événement chasse l’autre, aura tendance à enlever au présent toute historicité, quitte à susciter également une nostalgie identitaire des « racines ». Pour le sujet qui nous occupe, cela risque d’opposer un Occident (ou une Europe), où l’article 18 ne poserait aucun problème, à d’autres aires civilisationnelles où il n’en serait pas ainsi. En fait, l’histoire même de l’Occident montre qu’il s’agit partout d’une longue marche. Longtemps le problème des « conversions » a constitué un enjeu essentiel. Le principe de la société de chrétienté ou de la religion nationale brimait le droit de « changer de religion » ; plus encore, il a abouti dans bien des cas à des « conversions forcées » de membres de minorités religieuses (juifs en Espagne, protestants en France...) ou d’agnostiques et d’athées. Histoire ancienne, diront certains. Certes, mais cela ne signifie pas que les schèmes mentaux qu’elle véhicule aient complètement disparu. On les retrouve, par exemple, dans la croyance que l’égalité suppose la neutralisation des différences, dans une volonté uniformisante typique de notre pays. Par ailleurs, la « conversion » signifie aussi qu’une personne puisse choisir, à un certain moment de sa vie, un engagement plus intense dans sa religion. C’est ce que Max Weber appelait les « virtuoses religieux ». En général, cet engagement
intense est mal vu par la société. Parfois, cela conduit à des mesures répressives, comme les lois anticongréganistes, au début du xxc siècle en France. Il est intéressant de constater que les républicains refusèrent alors la proposition de juristes catholiques de constitutionnaliser la Déclaration des droits de 1789, au motif que c’étaient des catholiques en délicatesse avec le régime républicain qui le leur demandaient. Cela montre qu’ils savaient qu’ils écornaient la liberté de conscience [1]. Cela montre aussi l’engrenage dangereux qui consiste à ne pas accorder la liberté à ceux que l’on qualifie (pas toujours à raison, d’ailleurs) d’adversaires de la liberté, alors qu’il faut seulement les empêcher de nuire à la liberté d’autrui s’ils tentent vraiment de le faire et veiller à ce que chacun, s’il le souhaite, puisse se dégager de son engagement religieux.
La Déclaration universelle, en affirmant la « liberté de manifester sa religion et ses convictions », ne fait aucune distinction entre une religion « modérée », républicanisée, et des croyances plus orthodoxes. Pour prendre un exemple, une religion a le droit de considérer l’avortement comme un « meurtre » et de prêcher à ses fidèles qu’il ne faut pas avorter ; en revanche, si elle les pousse à faire du désordre dans les cliniques afin d’empêcher les IVG, là cela devient un délit qui doit être réprimé. Autrement dit, c’est la séparation du politique et du religieux qui assure la liberté que proclame l’article 18, et non le fait qu’une religion devrait partager toutes les valeurs d’une société à un moment donné. Le changement religieux provient d’abord de mutations internes. Cela se produit souvent, au cours de l’histoire, d’autant moins difficilement que les adeptes de la religion concernée ne se sentent pas stigmatisés, que n’existe pas un conflit frontal où chacun est sommé de choisir son camp.
L’article 18 est donc toujours actuel, près de soixante ans après son élaboration, y compris dans une République qui se proclame démocratique et laïque. Il permet des rapports très différenciés à la religion, allant de l’athéisme complet à la militante religieuse, en passant par des rattachements passifs, critiques, occasionnels ou réguliers.
[1] La politique anticongréganiste française a été particulièrement hypocrite ; puisque (par exemple) le ministère des affaires étrangères donnait de faux papiers à des congréganistes qui s’exilaient au Mexique, pour qu’ils puissent y ouvrir des écoles alors que, comme congréganistes, ils n’avaient pas le droit de le faire. Hors de France, ils devenaient des instruments de l’influence française !