le sacré de l’autre


article de la rubrique droits de l’Homme > Charlie-Hebdo
date de publication : mardi 27 janvier 2015
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Un texte de Henri Goldman, daté du 25 janvier 2015, repris de son blog [*].


Le sacré de l’autre

Le sacré, nous dit le dictionnaire Larousse, est « ce qui appartient au domaine séparé, intangible et inviolable du religieux et qui doit inspirer crainte et respect ». Mais ne peut-il y avoir de sacré « intangible et inviolable » en dehors du religieux stricto sensu ? C’est bien ce que suggérait l’historien Georges Bensoussan quand il s’exprimait à propos des pèlerinages à Auschwitz : « Dans un monde devenu de plus en plus sécularisé, l’histoire, surtout dans sa version doloriste, est devenue une religion civile. A fortiori, en Europe, l’histoire de la Shoah. » Dans la même interview, il déplorait la volonté d’Israël de « faire naître l’État juif de la Shoah comme une rédemption après le crime ». Pour lui, l’omniprésence des drapeaux israéliens sur les lieux de l’extermination « enferme la Shoah dans le communautarisme et contribue à faire de cette catastrophe une histoire exclusivement juive ».

Pourtant, cette instrumentalisation de la « Shoah » est aussi ancienne que le mot, qui n’a connu son succès universel pour désigner le génocide commis par les nazis qu’à partir de 1977. Cette année-là, Menahem Begin, leader du Likoud, devint le premier chef de gouvernement israélien appartenant à la branche nationaliste et mystique du sionisme, succédant à plusieurs Premiers ministres issus de la gauche sioniste. Jusqu’à ce moment-là, le génocide était une immense tragédie, mais pas encore une catégorie métaphysique. En popularisant le terme de « Shoah » inconnu jusqu’alors, Menahem Begin transforma l’État hébreu en légataire universel de toutes les victimes, dont la grande majorité n’avait pourtant rien à voir avec le sionisme, très minoritaire à l’époque au sein de la population juive.

À partir de là, la sanctification de la « Shoah » devint le meilleur argument rhétorique dans la bataille idéologique menée par Israël pour se légitimer aux yeux du monde. Plus la « Shoah » était sacralisée, plus l’État d’Israël se trouvait justifié moralement dans son existence et dans ses actes. En 1990, un nouveau pas fut franchi dans cette sacralisation avec le vote, en France, de la loi Gayssot [1]. Cette loi, votée contre l’avis de personnalités d’ascendance juive comme Simone Veil et Robert Badinter, fut également combattue par la plupart des historiens, dont Pierre-Vidal Naquet qui en fit une cause militante et pour qui la loi Gayssot « risquait de nous ramener aux vérités d’État et de transformer des zéros intellectuels en martyrs. L’expérience soviétique a montré où menaient les vérités d’État. La loi de 1972 contre le racisme suffit amplement ». La suite lui a largement donné raison.

Car, depuis lors, à côté de controverses historiques de qualité entre chercheurs sérieux, la sacralisation de la « Shoah » devenue, comme le disait Bensoussan, une « religion civile » en Europe, a surtout stimulé l’imagination des amateurs de blasphème. Car il s’agit bien ici de blasphème, dans le sens commun de « parole ou discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré » (Larousse). Parmi les blasphémateurs, on trouve toute la gamme : depuis les potaches que ça amuse de choquer les bien-pensants jusqu’aux « blasphémateurs politiques » qui, à travers la moquerie d’un tabou, cherchent à décrédibiliser la cause qui a instrumentalisé ce tabou pour se rendre intouchable. À l’hypertrophie de ces deux dimensions : le (célèbre) Shoananas que Dieudonné fait reprendre en chœur à son public [2].

Double standard

Dans mes billets, je parle souvent des « doubles standards » (ou « deux poids deux mesures »). Ceux-ci se manifestent notamment :

- Là-bas : dans l’appréciation des événements du Proche-Orient, où les petits artisans du crime (les auteurs d’attentats, les lanceurs de roquettes) sont vilipendés tandis que les criminels à l’échelle industrielle dont le bilan macabre est autrement plus lourd (l’État d’Israël et son gouvernement d’extrême droite) restent des partenaires à qui on passe tout et qu’on embrasse devant les caméras.

- Ici : dans la défense de la liberté d’expression, en ce compris le droit au blasphème qui est inclus dans la conception moderne de la liberté d’expression. Mais si on a effectivement le droit de blasphémer à propos du prophète de l’islam (là aussi pour le simple plaisir potache de choquer ou avec des visées plus politiques qui peuvent être très légitimes, comme vouloir ridiculiser les islamistes qui s’abritent derrière des fétiches), il y a une exception : on ne peut pas blasphémer à propos de la « Shoah », religion civile dont toute moquerie est immédiatement assimilée à du négationnisme et tombe de ce fait sous le coup de la loi.

Siné, dessins politiques (J.J. Pauvert, 1965)

Chaque groupe humain fabrique son propre sacré. Pour les uns, le Prophète est intouchable. Pour d’autres, c’est la « Shoah » qui l’est [3]. Les uns trouvent souvent que le sacré des autres ne mérite aucun respect particulier, quand il n’est pas franchement ridicule, et c’est réciproque. Ces uns et ces autres sont en ce moment opposés dans une compétition symbolique destructrice qui prolonge dans nos villes un conflit quasiment planétaire. On s’envoie à la tête des statistiques d’actes antisémites ou islamophobes comme s’il s’agissait d’un match dont le vainqueur tirerait des dividendes en terme de reconnaissance. Notre société, et singulièrement ses autorités politiques, doit absolument comprendre les ressorts de ce phénomène pour éviter de remettre de l’huile sur le feu, au risque de doubler la fracture sociale par une fracture émotionnelle, peut-être encore plus difficile à cicatriser.

Le droit au blasphème ne devrait souffrir d’aucune exception, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Même si son exercice est rarement un acte très intelligent. Mais, heureusement, dans une société démocratique attachée aux libertés fondamentales, il n’y aura jamais de loi pour faire taire les fouteurs de merde. Quant aux autres, est-ce trop leur demander de réfléchir aux conséquences de leurs actes et de leurs paroles ? En s’imprégnant de ces quelques lignes :

« Lorsqu’on sent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit en affichant avec ostentation les signes de sa différence ; lorsqu’on se sent, au contraire, respecté, lorsqu’on sent qu’on a sa place dans le pays où l’on a choisi de vivre, alors on réagit autrement. Pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute. Si, à chaque pas que l’on fait, on a le sentiment de trahir les siens, et de se renier, la démarche en direction de l’autre est viciée ; si celui dont j’étudie la langue ne respecte pas la mienne, parler sa langue cesse d’être un geste d’ouverture, il devient un acte d’allégeance et de soumission. »
Amin Maalouf, Les identités meurtrières, 1998


Henri Goldman


Notes

[*Source de l’article : http://blogs.politique.eu.org/Le-sa....

[1Du nom d’un ancien ministre communiste, cette loi criminalise la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité. Elle fut votée en réaction aux propos tenus par Jean-Marie Le Pen en 1987 considérant que les chambres à gaz étaient un détail de l’histoire. En 1995, la Belgique vota une loi contre le négationnisme « tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis pendant la Seconde Guerre mondiale par le régime national-socialiste allemand »

[2Que ce soit clair : Dieudonné, pourtant un des humoristes les plus talentueux de sa génération, a définitivement basculé dans un antisémitisme politique tout à fait classique. Voir ce que j’en disais déjà il y a cinq ans sur ce blog.

[3Je précise ici que la plus grande partie de ma famille a été gazée à Treblinka en 1942 et que j’aurais beaucoup de mal a garder mon calme face à quelqu’un qui ricanerait à ce propos. Quant aux guillemets qui entourent le mot « Shoah » dans ce billet, ils manifestent ma grande réticence à l’égard de ce terme associé à l’entreprise de captation idéologique de la mémoire du « judéocide » par l’État d’Israël.


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