Nicolas Sarkozy est-il un ministre de l’Intérieur attaché à faire reculer la délinquance et
le crime ou bien un candidat à la présidence de la République désireux de glaner des voix en créant des peurs et des illusions dans l’opinion publique ? Tout indique qu’il ne cherche pas à apporter des solutions réelles mais à récupérer les électeurs de Le Pen à l’aide d’un discours simpliste, démagogue et populiste. [1]
Henri Leclerc est président d’honneur de la LDH.
Nicolas Sarkozy est en campagne électorale. Il a compris que s’il voulait être élu en 2007, il lui fallait
conquérir non seulement les électeurs habituels du Front national, mais aussi des électeurs traditionnels de la gauche qui, désespérés, ont manifesté une colère
qu’il souhaite détourner à son profit. Il l’a fait, en trois étapes, profitant de la dualité de ses fonctions de ministre et de président de l’UMP que Chirac avait proclamé solennellement impossible. Il n’a ni dérapé, ni « pété les plombs » comme certains ont cru devoir le dire. Il a choisi les moments et les mots de son discours
et leur simple rappel est plus convaincant qu’une longue explication.
Combattre les voyous communautaires
Dès son arrivée place Beauvau, il se précipite à Perpignan où deux meurtres dressent les uns contre les autres des habitants de quartiers, les uns d’origine maghrébine et les autres d’origine gitane [2]. Au lieu de tenir le langage de la raison, d’apaiser les craintes et les haines, de rappeler les nécessités de l’enquête en cours, de s’interroger sur les conditions de vie de ceux qui sont accusés des meurtre ou de ceux qui manifestentviolemment, le ministre s’exprime avec brutalité « Je n’accepterai plus rien. Ce sera directement la case prison... Les affrontements communautaires sur le territoire de ta République doivent être combattus avec la dernière énergie et les comportements de voyous et de sauvages dans certaines rues de Perpignan ne sauraient rester impunis ». Tout y est le langage du chef, la prison, les affrontements communautaires, les voyous, les sauvages même. Un discours d’ordre entièrement et uniquement répressif. Le ministre n’aura pas, cette fois, à se plaindre du laxisme des juges qui frappent très durement les manifestants.
« Nettoyer les cités »
Un gosse de onze ans est tué d’une balle perdue lors d’un affrontementarmé entre deux bandes à la Cité des 4 000 à la Courneuve, un de ces lieux d’exclusion caractéristiques où se concentrent les difficultés sociales. Le ministre de l’Intérieur fait ce qu’il doit faire : il rend visite à la famille de l’enfant tué. Mais il dit ce qu’il ne faut pas dire : « Dès demain, on va nettoyer au Karcher la cité des 4000 ». Le mot fait mouche. Nettoyer ! Le terme est choisi avec précision. C’est un terme militaire, on nettoie la position forte de l’ennemi en liquidant tous ceux qui s’y trouvent. Le Karcher lui, renvoie à une radicalité absolue de ce nettoyage. Suivez le message ! « Sarkozy lave plus blanc ». Très fier de sa formule, le maire de Neuilly raille au Parlement « les professionnels de la pensée unique... qui n’ont jamais mis les pieds dans une cité », « les bonnes consciences qui acceptent l’inacceptable, qui sont choqués par les mots et qui ont construit la place d’une extrême droite scandaleuse depuis vingt-cinq ans dans notre pays ». Tout montre dans ces mots la volonté de récupération du discours de Le Pen. Il restait à s’adresser aussi aux électeurs de gauche qui ont voté non. Cynique et cinglant, il apostrophe les socialistes « Je comprends pourquoi le peuple s’est détourné de vous. C’est parce que vousavez oublié le peuple. Vous ne parlez pas comme lui, vous ne le comprenez pas et vous ne tirez aucune des conséquences de ce qu’il vit au quotidien ». Un discours certes très politicien, mais aussi démagogue et populiste.
« C’est la faute aux juges »
Un crime horrible a été commis, une jeune femme a été assassinée par un récidiviste déjà condamné à la réclusion perpétuelle et placé en libération conditionnelle au bout de quinze ans. Un tel évènement scandalise l’opinion. Notre futur candidat à l’élection présidentielle est évidemment immédiatement sur le pont. Il désigne les responsables de ce drame, ce sont les juges, ces incontrôlables, ces pelés, ces galeux dont nous vient tout le mal, « le juge doit payer pour sa faute », et il n’hésite pas, au mépris de tous les principes constitutionnels, à se vanter d’avoir « en conseil des ministres demandé au président de la République de demander au garde des sceaux ce qu’il allait advenir du magistrat qui avait osé mettre ce monstre en liberté conditionnelle ». Il ne peut ignorer pourtant que le ministre de la Justice n’a pas demandé à son Parquet, comme il le pouvait, d’interjeter appel du jugement de libération conditionnelle rendu non par un magistrat mais par un tribunal de trois juges. La seule responsabilité qu’aurait pu engager cette décision c’est donc la responsabilité politique du gouvernement.
« L’hydre de l’insécurité »
L’insécurité. Encore, serait-on tenté de dire, tant il s’agit là pour la droite d’une sorte de viatique constamment utilisé pour détourner la révolte des couches populaires. Pour s’en tenir à la
période récente, qu’on se souvienne de la tentative désespérée de Valéry Giscard d’Estaing en 1981 avec la loi Sécurité et liberté, applaudie par l’opinion, mais qui n’empêcha pas le succès électoral de la gauche qui la combattait et la supprima en grande partie. À l’inverse il faut bien constater la déroute du parti socialiste en 2002 qui, sous les coups de boutoir violents de la campagne sécuritaire de la droite, crut bon de proclamer par la voix de Lionel Jospin, comme une sorte d’aveu, avoir été « naïve » en ce domaine. La campagne actuelle de Nicolas Sarkozy s’inscrit spectaculairement dans la politique qu’il avait vigoureusement impulsée en 2002 et qui s’est exprimée dans sa loi sur la sécurité intérieure de 2003, les lois Perben de 2002 et 2004 et les projets actuellement soumis au Parlement.
L’insécurité, profondément ressentie, est réelle. Mais elle n’est pas seulement le fait des voyous, des bandits, des terroristes, des agresseurs sexuels et des assassins, elle est d’abord sociale. Le chômage, la précarité, la pauvreté, la difficulté à se loger, à se soigner sont évidemment des facteurs d’insécurité qui menacent infiniment plus les couches populaires qu’une violence qui en est souvent la conséquence. La Déclaration universelle des droits de l’Homme n’emploie le mot sécurité que pour parler du « droit à la sécurité sociale » (article 22) et du « droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté » (article 25). La réduction des protections sociales, l’affaiblissement du droit du travail, présentés comme des nécessités économiques, sont des facteurs d’aggravation de l’insécurité sociale et c’est pour utiliser
ce sentiment d’insécurité que nos chantres sécuritaires focalisent les regards sur les comportements délinquants violents qui provoquent une réaction d’indignation, de solidarité avec les victimes dont la souffrance, montrée par les médias, est ressentie presque charnellement par chacun. Face à cette insécurité civile, ils ne proposent pas un traitement des causes, un accroissement des mesures sociales qu’ils se refusent de mettre à la charge de l’État auquel ils veulent assigner la seule fonction de faire régner l’ordre. Ils préfèrent renforcer le concept de dangerosité de certains individus (les
« monstres »), un concept intolérable au regard des droits de l’Homme, mal défini et qui oscille entre les absurdes doctrines pénales des positivistes de la fin du XIXe siècle et la psychiatrie.
Punir ou éliminer ?
Pour mieux combattre la criminalité, la droite propose toujours, d’une part, de limiter les droits de ces ennemis sociaux et donc, inéluctablement, les garanties de tous face aux abus de l’État que la Déclaration des droits de 1789 appelait la sûreté individuelle. Et puis ils ne voient dans la peine, non la réponse de la société au crime, mais un instrument d’élimination. On ne peut enfermer à vie tous délinquants et ce qu’il convient d’éviter, c’est la récidive. On sait depuis la réussite des lois de 1883 sur la libération conditionnelle et de 1891 sur le sursis et l’échec de la loi de 1885 sur la relégation à vie des récidivistes dans les colonies, que ce n’est pas la violence de la répression qui évite la récidive. Face à l’émotion que provoquent des crimes atroces, la raison perd toujours. À quoi bon alors rappeler que si le taux de récidive concernant la délinquance du quotidien, les délits, est forte (31,7%), elle est faible pour les condamnés pour crime (4,7%) et encore plus faible pour les crimes de sang (moins de 1%). À quoi bon rappeler que la libération conditionnelle est, statistiques à l’appui, le meilleur moyen de lutter contre la récidive parce qu’elle permet d’accompagner celui qui sort de prison en lui imposant des contraintes et en le soumettant à des mesures de contrôle et de surveillance. Mais ne s’agirait-il pas là d’une fonction de l’État-providence honni ?
Faire payer les juges ?
Longtemps, la libération conditionnelle fut considérée comme une mesure administrative laissée à la discrétion du pouvoir politique, puis comme une mesure d’administration judiciaire. Ce n’est pas le moindre mérite de la loi du 15 juin 2000 que d’avoir rendu aux juges, constitutionnellement indépendants et impartiaux, la capacité de donner par des jugements son sens à la peine. Il faut reconnaître aussi l’aspect globalement positif en ce domaine de la loi liberticide dite Perben Il du 9 mars 2004. La peine est une réponse sociale au passé,
son exécution est un acte du présent, son aménagement est tourné vers l’avenir. La libération conditionnelle est une mesure de prévention de la récidive destinée à ceux qui manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale (article 729 du Code de procédure pénale). Elle est aujourd’hui prononcée, après une enquête très approfondie, soit par un juge de l’application des peines, soit par un tribunal de l’application des peines dont les jugements peuvent faire l’objet d’un appel de l’intéressé ou du ministère public, présent tout au long de la procédure.
Un juge peut toujours se tromper. Ni lui, ni ses jugements ne sont sacrés et, quoi qu’en dise l’article 434-25 du Code pénal, il n’y a pas de sacrilège à le critiquer et nous ne nous en privons guère. Mais l’indépendance du juge, fondement de la société démocratique, empêche qu’on le punisse sauf s’il a enfreint la loi qui détermine et limite ses pouvoirs. L’appel est une garantie. L’élection du juge qui dans certains pays le soumet à une responsabilité politique n’en est pas une. Voilà ce qu’évidemment sait un ministre, avocat de surcroît. Alors pourquoi feindre de l’ignorer si ce n’est pour détourner la colère vers d’autres que les responsables politiques ?
Face à cette agitation agressive du ministre-candidat président, l’indignation ne suffit pas et il ne faut pas faire semblant de méconnaître les questions essentielles auxquelles elle nous confronte et combattre le projet politique qu’elle esquisse, celui d’un État qui n’a plus pour fonction, pour permettre à l’économie libérale de jouer jusqu’à l’extrême, de devenir une mécanique d’ordre implacable pour contenir ses conséquences inéluctables sur les comportements individuels, et plus encore les résistances voire les révoltes des individus.
Henri Leclerc
[1] Article publié dans le numéro 131 de Hommes & Libertés, revue trimestrielle de la LDH.
Le dossier de ce numéro (juillet/septembre 2005) est consacré à la colonisation et ses séquelles : Le trou de mémoire colonial.
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[2] Voir Hommes & Libertés n° 131, page 14.