le fichier des honnêtes gens


article de la rubrique Big Brother > fichage généralisé
date de publication : mercredi 15 février 2012
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Claude Guéant pourra bientôt se targuer d’avoir fait faire un grand pas à la surveillance de la population. En effet l’Assemblée nationale a adopté le 1er février 2012, en seconde lecture, la proposition de loi relative à la “protection de l’identité”. Le projet qui mûrissait depuis des années dans les cartons du ministère de l’Intérieur n’est pas encore parvenu au terme de son parcours législatif [1], mais étant donné son état d’avancement, il est vraisemblable que le gouvernement parviendra à ses fins.

Une nouvelle carte nationale d’identité – CNI – sera créée. Elle comportera des éléments d’identité et certaines données biométriques de son détenteur ; afin de pouvoir détecter les usurpations d’identité ces données personnelles seront également enregistrées dans une base de données nationale centralisée. Pour la première fois depuis la Libération, notre pays sera donc doté d’un fichier général de la population française – un fichier des « honnêtes gens » – qui sera à la disposition de tout gouvernement.

Mais ce système possédera une seconde finalité inquiétante. Par un amendement de dernière minute, le gouvernement est parvenu à imposer la technique dite du “lien fort” entre éléments d’identité et données biométriques d’une même personne – ce qui permettra, par exemple, l’identification d’un individu à partir de ses seules empreintes digitales. Le Sénat, partisan d’un “lien faible”, était opposé à cette possibilité mais, grâce à la majorité dont il dispose à l’Assemblée nationale, le gouvernement est quasiment assuré que son choix l’emportera. À moins d’un sursaut de dernière minute ...

« À terme, une base de données de 45 millions d’entrées, ouverte à la police ! Une vraie bombe à retardement pour les libertés publiques ! » (Jean-Jacques Urvoas, député) [2].

[Cet article est une mise à jour de l’article 4832, daté du 29 janvier, qu’il remplace.]



Vichy

La première population vivant en France qui ait fait l’objet d’un fichage administratif général est celle des “nomades” – désignés maintenant par l’expression “gens du voyage”. La loi du 16 juillet 1912 a rendu obligatoire la détention d’un “carnet anthropométrique d’identité” pour tout individu nomade à partir de l’âge de 13 ans. Ce qui a facilité leur assignation à résidence et leur internement durant la période de l’occupation.

C’est également le gouvernement de Vichy qui a instauré la première carte d’identité, le 27 octobre 1940 ; dénommée “carte d’identité de Français”, elle était obligatoire pour toute personne de nationalité française âgée de plus de 16 ans. À peu près simultanément était créé le numéro d’identification personnel à 13 chiffres qui deviendra le NIR. La carte d’identité de Vichy n’a pas été abolie à la Libération, mais elle a été amendée en 1955, perdant son caractère obligatoire.

La Carte nationale d’identité électronique

Le projet de la nouvelle carte d’identité nationale électronique a été lancé en 2003 par le ministre de l’Intérieur de l’époque qui n’était autre que Nicolas Sarkozy, dont on connaît l’appétence pour le fichage des individus.

Pourquoi une nouvelle CNI ? Plusieurs raisons sont avancées. Tout d’abord, dans la mesure où cette carte respecte les stipulations d’une directive européenne, son détenteur pourra circuler librement à l’intérieur de l’Union européenne. La seconde justification – la “protection de l’identité” – laisse sceptique : en effet, si l’exposé des motifs de la loi « estime à plus de 200 000 personnes par an les victimes, en France, d’usurpation d’identité », les statistiques de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales évaluent à moins de 15 000 par an le nombre d’infractions révélées par les services en matière de “faux documents administratifs” (comprenant, notamment, de fausses cartes d’identité) [3].

Des intérêts économiques ont également joué un rôle important et ce projet a notamment fait l’objet d’un lobbying intense de la part des membres du Gixel [4].

Un grand fichier central

La nouvelle CNI comportera une puce “régalienne” où seront stockées certaines informations d’identité – nom de famille, prénoms, sexe, date et lieu de naissance, domicile ... – de son détenteur ainsi que des informations biométriques le concernant – empreintes digitales et photographie. Une seconde puce, optionnelle, est prévue qui pourra être utilisée pour des démarches administratives et des transactions commerciales – cet élément facultatif de la CNI ne sera pas abordé par la suite.

Ces informations personnelles seront enregistrées dans la puce intégrée de la carte d’identité et également dans une base nationale centralisée de données, dénommée « Titres Électroniques Sécurisés » (TES) [5]. À terme, TES rassemblera les données de chacun des 45 à 60 millions de titulaires d’une carte d’identité, ce qui permettra de “lutter contre l’usurpation d’identité” [6].

Les deux options

Quant à l’utilisation de ce nouvel “outil”, deux options ont été envisagées au cours des débats parlementaires [7] :

  • le “lien faible” la limiterait à la détection des usurpations ; ce choix avait la faveur de la Commission nationale informatique et libertés – lire ce dossier de la Cnil – et de la majorité du Sénat ;
  • en revanche le gouvernement, notamment le ministre de l’Intérieur Claude Guéant, et la majorité de l’Assemblée nationale, penchaient pour le “lien fort” qui permet non seulement de déterminer si une carte est frauduleuse, mais également d’identifier un individu à partir de ses données biométriques – en clair, il sera alors possible de retrouver l’identité d’une personne à partir de ses empreintes digitales.

Les "navettes" n’ont pas permis aux deux assemblées de se mettre d’accord sur la technique qui sera retenue. Le Sénat doit en débattre au cours de la séance publique prévue le 21 février 2012 – avant que l’Assemblée nationale, qui a le dernier mot, ne tranche définitivement le 29 février –
 ; tout laisse à penser qu’il suivra l’avis de sa commission des lois dont voici la conclusion :

Les conclusions de la commission des lois du Sénat [8]

La commission des lois, réunie le mercredi 8 février 2012 sous la présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président, a procédé à l’examen du rapport de M. François Pillet et du texte qu’elle propose pour la proposition de loi n° 332 (2011-2012), adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la protection de l’identité.

M. François Pillet, rapporteur, a salué le fait que l’Assemblée nationale, en apportant à l’utilisation du fichier central biométrique de la population française créé par la proposition de loi, un certain nombre de restrictions, ait pris conscience de la nécessité d’en limiter l’usage à la seule lutte contre l’usurpation d’identité et rapproché ainsi sa position de celle du Sénat.

Il a cependant constaté que les garanties juridiques que les députés
avaient substituées aux garanties techniques définitives et irréversibles adoptées par le Sénat, ne levaient pas toutes les inquiétudes, en raison des imperfections qu’elles présentaient.

Surtout, il a rappelé que rien n’empêcherait qu’elles soient levées rapidement s’il était décidé d’étendre les possibilités d’usage du fichier central biométrique. Or, comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés l’a rappelé à plusieurs reprises, en particulier devant la commission des lois, la constitution d’un fichier biométrique aussi puissant que celui prévu par la
proposition de loi doit s’accompagner de garanties solides et pérennes, qui
interdisent l’utilisation de la base centrale pour un autre objet que celui pour
lequel elle a été créée.

Pour l’ensemble de ces raisons la commission des lois a rétabli, à son initiative, la garantie technique du « lien faible », qu’elle avait défendue dès la première lecture du texte, et qui présente l’avantage d’être irréversible et
d’assurer ainsi une très grande efficacité à la lutte contre l’usurpation d’identité,
sans rien céder de l’exigence absolue de protection des libertés publiques.

Elle a par ailleurs conservé la limitation à deux du nombre d’empreintes
digitales enregistrées sur la base centrale, introduite par l’Assemblée nationale,
conformément à la décision du Conseil d’État relative au passeport biométrique.

Votre commission des lois a adopté la proposition de loi ainsi rédigée.

Une bombe à retardement pour les libertés

Le parcours parlementaire de cette proposition de loi se terminera par un débat à l’Assemblée nationale qui tranchera par son vote. Sauf accident, elle devrait se prononcer en faveur du lien fort, permettant une utilisation de la base TES dans le cadre d’enquêtes criminelles, et transformant ce fichier en un véritable fichier de police – un détournement de finalité.

La proposition de loi de “protection de l’identité” aura alors abouti à la constitution fichier général d’identification au service d’une politique de surveillance. Comme l’a déclaré la sénatrice Virginie Klès, rapporteur pour le Sénat de la commission mixte paritaire : « Il a aussi été dit, pour rassurer le Sénat, que la loi, qui met en place toutes les barrières nécessaires à la protection des données, ne bougera pas. Mais, que je sache, la loi créant le fichier des empreintes génétiques a beaucoup évolué. [9] ».

Le fichage organisé, une loi liberticide

par Olivier Tesquet, Télérama n° 3239, 18 février 2012


« Le fichier des gens honnêtes. » L’expression est de François Pillet, le sénateur UMP rapporteur de la proposition de loi sur la protection de l’identité. Elle n’est pas exagérée : au terme d’une navette parlementaire houleuse, l’Assemblée nationale se prépare à voter – sauf surprise – la création d’une gigantesque base de données, renfermant les informations personnelles de 45 à 60 millions de Français. L’occasion de ce fichage généralisé ? La nouvelle carte d’identité biométrique ardemment voulue par Claude Guéant pour lutter contre... l’usurpation d’identité !

Dès le mois de juillet, certains acteurs de la société civile ont commencé à s’inquiéter de la création d’un tel fichier, potentiellement liberticide. Les débats se sont notamment cristallisés autour de l’utilisation que pourrait en faire la police, entre la simple vérification d’identité en cas de litige et la recherche pro-active sur n’importe quel individu (avec ses données biométriques, administratives, ses empreintes digitales, etc.).

Cette dernière option, souhaitée par les députés (qui ont le dernier mot) menace évidemment les libertés publiques. La dernière fois que la France s’est dotée d’un tel dispositif, c’était le fichier Tulard, en 1940 [10]. Sous Vichy.

Notes

[1Contrairement à ce qui avait été écrit sur ce site il y a quelques semaines.

[5La base de données TES (« Titres Electroniques Sécurisés ») est – déjà ! – gérée par l’ANTS (« Agence nationale des titres sécurisés ») : voir http://www.ants.interieur.gouv.fr/a....

[6Voir par exemple les débats du 26 janvier 2012 au Sénat : http://www.senat.fr/seances/s201201....

[7Concernant ces notions de lien faible/fort, on pourra consulter : « La protection de l’identité, lien fort ou lien faible ? » de Roseline Letteron.

[8Le rapport de la commission : http://www.senat.fr/rap/l11-339/l11....

[10[Note de LDH-Toulon] En fait, l’expression “fichier Tulard” désigne un fichier recensant des juifs qui a été un instrument essentiel lors des rafles qui permirent leur déportation : voir article 2306.


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