le chef d’escadron Matelly plus lourdement sanctionné que le général de Bollardière


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : dimanche 4 avril 2010
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Le chef d’escadron de gendarmerie (commandant) Jean-Hugues Matelly a été renvoyé de l’armée.

La procédure, réservée jusqu’à présent aux comportements délictueux, sanctionne ici un délit d’opinion.
Jean-Hugues Matelly est sanctionné pour « manquement grave » à l’obligation de réserve. Dans un article publié en décembre 2008 [1], il avait en effet critiqué le rapprochement police-gendarmerie décidé par le gouvernement. Il s’exprimait alors en tant que chercheur associé au Cesdip (Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales, Cnrs).

Etant donné l’importance de la sanction – le général de La Bollardière, en rébellion ouverte contre l’autorité militaire après avoir dénoncé ouvertement la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie, n’avait pas été aussi lourdement puni – on peut y voir une tentative pour faire taire les critiques qui se font nombreuses au sein de la gendarmerie – voir la lettre du commandant Philippe Espié.

[Mise en ligne le 2 avril 2010, mise à jour le 4]



Communiqué du Cesdip [2]

Le 26 mars 2010

Jean-Hugues Matelly radié de la Gendarmerie nationale

Par décret présidentiel, Jean-Hugues Matelly vient d’être radié de la Gendarmerie nationale.

Cette sanction frappe un militaire de la Gendarmerie, associé au CESDIP dans le cadre de ses travaux de recherche. La décision ne peut laisser indifférente la communauté des chercheurs, unie autour des principes fondamentaux de leur métier, garantis par la loi du 26 janvier 1984.

L’ensemble des membres du CESDIP expriment leur plus grande émotion à l’égard de cette décision, et renouvellent toute leur confiance envers Jean-Hugues Matelly, dont ils estiment intacte la qualité des recherches qu’il mène depuis sa thèse de doctorat de science politique, soutenue en 2004.

Membres de la "communauté scientifique" visée par la loi de 1984, les chercheurs du CESDIP renouvellent leur attachement sans faille aux principes fondamentaux d’indépendance de la recherche à l’égard de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique, et mettent tout en œuvre pour que ces principes restent ceux qui les gouvernent.

Plusieurs syndicats ont apporté leur soutien à Jean-Hugues Matelly, notamment le Syndicat National des Agents des Douanes (SNAD) CGT :

Communiqué de presse du (SNAD) CGT [3].

Le Syndicat National des Agents des Douanes (SNAD) CGT, première organisation syndicale en Douane, tient à exprimer son soutien plein et entier à Jean-Hugues Matelly, chef d’escadron de la Gendarmerie « radié des cadres » (c’est à dire licencié) par décret du Président de la République pour un prétendu « manquement à l’obligation de réserve ». Le prétexte invoqué est la parution d’une tribune qu’il a co-signée dans ses autres fonctions de chercheur au CNRS. Le message politique est clair : le pouvoir prétend éteindre toute voix critique alors que la Gendarmerie connaît un bouleversement sans précédent du fait de son intégration au Ministère de l’Intérieur.

Les gendarmes cumulent aujourd’hui les difficultés : leur activité professionnelle les soumet aux mêmes contraintes que l’ensemble des fonctionnaires (réductions d’effectifs et de moyens, « politique du chiffre », fermetures d’implantations...) tandis que leur statut militaire les prive des garanties les plus élémentaires (temps de travail, libertés d’expression et d’organisation).

Le malaise, voire le mécontentement, semblent profonds au sein de cette institution multi-séculaire. Une politique responsable devrait s’attacher à les comprendre et à y remédier. Nos gouvernants font le choix de casser le « thermomètre » et imposent brutalement une sanction arbitraire afin de décourager toute la corporation.

Le statut militaire des gendarmes ne justifie pas de les soumettre au « caporalisme » !

Notre syndicat douanier n’a pas vocation à s’exprimer pour les gendarmes (et n’aurait pas légitimité à le faire) mais revendique pour eux la possibilité de s’exprimer sur leur travail. Les militaires qu’ils sont ont en charge la protection des citoyens : ils doivent être eux aussi considérés comme des citoyens à part entière.

Communiqué de la revue L’Essor de la gendarmerie nationale

L’Essor est indigné par la décision de radiation de la gendarmerie prise à l’encontre du chef d’escadron Jean-Hugues Matelly, 45 ans, qui a osé critiquer la mise sous tutelle de la Gendarmerie par le ministère de l’intérieur dans le cadre de la loi du 3 août 2009. Nous dénonçons cette sanction d’un délit d’opinion qui rappelle aux militaires en règle générale et aux gendarmes en particulier que sous la cinquième République, comme du temps de Fouché sous l’Empire, ils n’ont que le droit de se taire.

Le 26 mars 2010

Commentaire :

La radiation d’un gendarme nourrit le ressentiment vis-à-vis de l’exécutif

par Nathalie Guibert, Le Monde, 27 mars 2010


Au moment où les gendarmes témoignent de plus en plus ouvertement du malaise né de leur rattachement, depuis août 009, au ministère de l’intérieur, la sanction exceptionnelle infligée à l’un d’eux pour avoir critiqué cette réforme gouvernementale risque de nourrir la tension.

Le chef d’escadron de la région Picardie Jean-Hugues Matelly, 44 ans, à qui il est reproché un "manquement grave" à l’obligation de réserve des militaires, a été radié des cadres. La décision, prise par un décret du président de la République le 12 mars, lui a été notifiée jeudi 25 mars.

Cette sanction – la plus grave –, pour des faits relevant de la liberté d’expression des armées, est "sans précédent", affirme l’avocat du commandant Matelly, David Dassa Le Deiste, qui annonce un recours au Conseil d’Etat.

Le 30 décembre 2008, M.Matelly, par ailleurs chercheur associé au CNRS, avait cosigné avec Laurent Muchielli et Christian Mouhanna, deux universitaires spécialisés dans les questions pénales, un article intitulé : "La gendarmerie enterrée, à tort, dans l’indifférence générale", publié sur le site Rue 89.

En juin2009, la direction générale de la gendarmerie nationale le renvoyait devant l’instance disciplinaire pour avoir exprimé "une désapprobation claire vis-à-vis de la politique conduite par le gouvernement" et pour s’être soustrait à "l’exigence de loyalisme et de neutralité liée à son statut militaire".

« Disproportion manifeste »

Coauteur en 2007 du livre Police, des chiffres et des doutes (éd. Michalon), M.Matelly avait déjà reçu un blâme, annulé par le Conseil d’Etat. Cette sanction jugée d’une "gravité modérée" n’a pas été remise en cause par la Cour européenne des droits de l’homme.

Cette fois, "il y a une disproportion manifeste entre les faits reprochés et la mesure, défend Me Dassa Le Deiste. La radiation est une mesure qui s’applique à des fonctionnaires qui ont commis des infractions pénales caractérisées, de nature à entacher l’institution".

Les gendarmes soulignent la moindre sévérité des sanctions infligées à leurs pairs condamnés dans l’affaire de l’incendie des paillotes en Corse, ou à un officier qui a reçu 30 jours d’arrêt et une simple mutation pour des actes racistes envers ses hommes.

"On est dans le pur délit d’opinion, réagit M.Mouhanna, et cela renvoie à la crise de la gendarmerie." L’association Gendarmes & Citoyens indique : "Cette décision, qui suit directement les dernières élections, ne peut être qu’un acte politique en forme d’avertissement du pouvoir à l’égard de la communauté des gendarmes."

Les signes d’amertume se multiplient. Le 4 février, l’association publiait une lettre au préfet du commandant du groupement de l’Ardèche, Philippe Espié, qui évoquait sa crainte d’un "démembrement de l’institution". Les gendarmes "ne se sentent pas en adéquation […] avec les pratiques policières", écrivait-il.
Ils "regrettent d’être passés d’une culture d’efficience à une culture d’affichage dans laquelle ils craignent de se décrédibiliser vis-à-vis de la population, de perdre leur notoriété et, de ce fait, leur âme". Cet officier a été muté en Haïti.

Jean-Hugues Matelly :
« Je n’ai plus de revenus, plus de logement… »

Entretien publié dans L’Humanité le 30 mars 2010


La radiation du chef d’escadron Jean-Hugues Matelly continue de faire des vagues. Ce militaire vient d’être sanctionné pour avoir participé, en tant que chercheur associé au CNRS, à la publication, fin 2008, d’un texte critiquant le rapprochement police-gendarmerie prôné par le gouvernement. Deux sénateurs socialistes ont demandé, hier, au nom de leur groupe, que les ministres de l’Intérieur et de la Défense, Brice Hortefeux et Hervé Morin, soient auditionnés pour s’expliquer sur cette « inhabituelle sanction ». Le principal intéressé, Jean-Hugues Matelly, s’explique.

  • Avez-vous été surpris par 
cette sanction  ?

J’ai été étonné au départ parce que l’article incriminé, que nous avions publié avec deux confrères du CNRS, était écrit très clairement en qualité de chercheur associé. J’ai cette qualité, parfaitement bien séparée de mes fonctions d’officier de gendarmerie. J’ai été surpris aussi par le niveau de la sanction, qui est une première dans la République pour ce type de fait, à savoir la liberté d’expression.

  • Quel est le sens du référé 
que vous avez déposé devant le Conseil d’État  ?

C’est une mesure d’extrême urgence. Il s’agit juste de demander au Conseil d’État de prononcer une suspension du décret du président de la République. Parce que la radiation des cadres n’est pas une petite sanction  : je n’ai plus de revenus, plus de logement… Ce référé devra, quel que soit le résultat, être suivi d’un recours sur le fond qui, lui, mettra des mois, voire des années à aboutir.

  • Quelle est votre conception 
de la liberté d’expression 
dans l’armée  ?

Il y a forcément une limite à cette liberté d’expression. Mais si l’on regarde les grandes armées occidentales, toutes laissent aux militaires une liberté beaucoup plus grande qu’en France. Notre situation est paradoxale  : nous avons réinventé, à l’instar de la Grèce antique, le concept de citoyen-soldat. Or, pour qu’il y ait ce fameux lien entre l’armée et la nation, c’est important qu’il y ait un dialogue permanent et que des critiques puissent être émises.

  • Vous avez participé à la création, il y a quelque temps, d’un forum gendarmes 
et citoyens sur Internet. Y a-t-il une demande d’expression dans la gendarmerie  ?

Ce forum remporte un grand succès puisqu’il compte près de 16 000 inscrits et pas loin de cinq millions de connexions sur son portail. C’est effectivement quelque chose de considérable. Son titre est clair, il s’adresse à tous. Il fait le lien entre armée et citoyens.

  • Étiez-vous en conflit 
avec votre hiérarchie  ?

Absolument pas. En juin 2009, alors même que la procédure de radiation était lancée, j’ai même reçu les « félicitations » de mon supérieur hiérarchique direct pour mon action en général au sein de l’état-major de la gendarmerie…

Entretien réalisé par L.M et D.S.


P.-S.

Complément 1

[LEMONDE.FR avec AFP, 4 avril 9h24] – Un gendarme a été suspendu pour avoir écrit un poème intitulé « Il pleut sous nos képis » dédié à Jean-Hugues Matelly [4].

Complément 2

[Libération, le 30 avril 2010] – Jean-Hugues Matelly vient d’obtenir devant le Conseil d’État la suspension partielle de l’exécution du décret le radiant des cadres de la gendarmerie. Le juge qui avait examiné mardi le référé de l’ex-officier contestant sa radiation a « ordonné la suspension des effets les plus dommageables de la sanction infligée », « à savoir la privation de rémunération et l’obligation de libérer [son] logement de fonction ». Il ajoute qu’il « reste saisi de l’affaire au fond » et qu’il « devra se prononcer définitivement sur la légalité du décret contesté ».

Lectures complémentaires

Notes

[1L’article de J.-H. Matelly C. Mouhanna et Laurent Mucchielli, daté du 30 décembre 2008, est repris sur ce site : « La gendarmerie enterrée, à tort, dans l’indifférence générale ».

[3Le communiqué du 26 mars 2010 du SNAD CGT :
http://www.snad.cgt.fr/spip.php?art....

Le Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS-FSU) a également publié un communiqué le 30 mars 2010 : « Pour la réintégration de Jean-Hugues Matelly ».

Une pétition a été lancée par Sauvons la recherche.

[4Ce poème a été publié par l’Adefdromil sur son site : http://adefdromil.org/?p=4341. Son auteur, “l’adjudant A.”, a été identifié et une procédure disciplinaire a été engagée à son encontre. Il a été suspendu cette semaine dans l’attente d’une éventuelle sanction.

L’Association de défense des droits des militaires, qui revendique 1 500 adhérents, demande plus de liberté d’expression pour les militaires.


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