la vidéosurveillance réduit-elle la délinquance ?


article de la rubrique Big Brother > vidéosurveillance
date de publication : vendredi 27 août 2010
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La vidéosurveillance, garante de la tranquillité ? C’est ce que l’on pourrait croire en lisant le rapport rendu en 2009 par l’Inspection générale de l’administration au ministre de l’Intérieur français.

Mais selon les études scientifiques, rien n’est moins sûr, comme l’expose Sebastian Roché, directeur de recherche au Cnrs (Pacte-Institut d’études politiques, Université de Grenoble), dans cet article repris du N°394, août 2010, du mensuel Pour la Science [1].


La vidéosurveillance réduit-elle la délinquance ?

L’usage de la vidéosurveillance s’est considérablement développé depuis les années 1960. Parmi les finalités recherchées, la prévention et la dissuasion de la délinquance et de la criminalité sont les plus souvent invoquées. En Europe et aux États-Unis, certaines autorités politiques, mais également des gestionnaires d’équipements qui y sont liés (transports publics, complexes sportifs, par exemple) ont choisi de s’équiper de caméras pour lutter contre les cambriolages, les vols et les agressions dans les espaces publics – une tendance aussi notée en Australie. En Grande-Bretagne, la vidéosurveillance est le program­me de prévention de la délinquance le mieux financé depuis 1996 : en 1998, 170 millions de livres sterling étaient alloués à 684 projets d’installation de caméras dans divers emplacements, principalement des centres-villes, des quartiers résidentiels et des parkings, avec l’idée que la vidéosurveillance découragerait les comportements déviants. La France s’est engagée dans la même politique 13 ans après. Nous y avons observé que la plupart des nouvelles équipes municipales développent les équipements mis en place par leurs prédécesseurs.

Ces dernières années, grâce aux progrès des méthodes de la criminologie – devenues plus scientifiques –, les impacts de ces dispositifs ont été étudiés dans plusieurs pays – Angleterre, États-Unis, Australie –, de telle sorte qu’on peut connaître les effets associés au déploiement de caméras toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire en éliminant un maximum de biais. Deux méta-analyses scientifiques de ces études ont récemment fourni les premiers résultats fiables concernant l’impact de la vidéosurveillance sur la délinquance et la criminalité. Les conclusions de ces méta-analyses sont sans appel : la vidéosurveillance ne diminue pas la délinquance, sauf dans certains lieux délimités ou clos, tels des parkings. Elles contredisent les études réalisées sans méthode rigoureuse, toutes peu fiables, à l’instar de celles produites aujourd’hui encore en France. Quels sont les ingrédients d’une étude fiable de l’impact de la vidéosurveil­lance ? Et d’une méta-analyse ? Quelles conclusions ces études nous permettent-elles ou ne nous permettent-elles pas de tirer sur l’impact de la vidéosurveillance ? Telles sont les questions que nous allons examiner ici.

Des études plus scientifiques

C’est aux États-Unis, il y a une vingtaine d’années, que la criminologie a pris un nouvel essor, tant par la diversification des études – étude des propensions individuelles à commettre un délit, des facteurs contextuels, de l’action policière ou des peines infligées – que par l’amélioration des méthodes utilisées, inspirée de la science médicale et des études cliniques. Les études cliniques évaluent les effets des traitements selon des protocoles expérimentaux rigoureux : le sexe, l’âge, les antécédents médicaux, la condition sociale des patients sont pris en compte, ainsi que la taille des échantillons de patients ; des études comparant des groupes recevant ou non un traitement, ou selon différents dosages, sont menées.

En criminologie, les pouvoirs publics américains ont encouragé une telle approche. Différents organismes universitaires ont diffusé de nouvelles normes, qui sont aujourd’hui indispensables pour réaliser les synthèses quantitatives des études criminologiques. La Campbell Collaboration, un consortium scientifique international qui promeut les études d’impact – telles celles de l’impact de la vidéosurveillance sur la délinquance –, a ainsi indiqué qu’il ne fallait inclure dans les synthèses que les études situées au niveau 3 de « l’échelle pour une méthode scientifique » réalisée par l’Université du Maryland, en Floride : ces études répondent à un certain nom­bre de critères de rigueur, telles la mesure des mêmes variables avant et après une intervention, la prise en compte du contexte et des effets concurrents, la comparaison des sujets traités avec ceux qui ne le sont pas. Cette échelle de mesure de la qualité permet de sélectionner les études pouvant être retenues et intégrées dans les méta-analyses.

Une méta-analyse commence par recenser toutes les études expérimentales (pu­bliées ou non), puis retient celles qui atteignent le niveau 3 de l’échelle du Maryland. La taille de l’effet statistique observé est associée à chaque étude : dans le cas de la vidéosurveillance, cette grandeur statistique mesure l’importance de la baisse ou de la hausse de la délinquance associée à l’installation de caméras dans un lieu donné, pour une étude donnée. Les études sont classées en fonction de la taille de l’effet. Toutes les variables susceptibles d’intervenir dans ces études sont prises en compte (le type de lieu vidéosurveillé est-il un parking, une rue ? A-t-on identifié les effets concurrents, tel l’éclairage ?). On peut ainsi connaître la taille de l’effet pour certaines sous-populations étudiées (par exemple les parkings vidéosurveillés).

Les deux méta-analyses obte­nues jusqu’à présent selon ces critères – l’une en 2002, l’autre en 2005 – sont britanniques. Ce n’est pas un hasard : depuis 20 ans, les décideurs publics prônent une approche de la criminalité « fondée sur des preuves », et de nombreux investissements financiers et intellectuels ont été réalisés dans ce sens. Les deux méta-analyses ont été financées par le Home Office, centre de décision et d’analyse des politiques de sécurité. Toutefois, contrairement au ministère de l’Intérieur qui tient ce rôle en France, il n’a pas fait produire les études par ses propres services internes.

L’effet dépend des lieux et des délits

La première méta-analyse couvre 46 études menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Parmi elles, 22 ont été jugées d’une qualité suffisante. Les données de 18 d’entre elles ont pu être entrées dans la méta-analyse. Neuf études indiquent une baisse de la délinquance dans les zones vidéosurveillées par rapport à celles qui ne le sont pas, mais les neuf autres ne retrouvent pas cet effet. Les auteurs ont montré que l’efficacité de la vidéosurveillance pour dissuader la délinquance varie suivant les lieux et les délits. D’un côté, les cinq études qui portent sur les rues de centres-villes, les immeubles d’habitation (et non les espaces autour des immeubles) dans les quartiers de type hlm et les quatre études dans les transports publics montrent respectivement peu (moins de deux pour cent) ou pas de réduction significative du niveau de délinquance imputable aux caméras : l’usage des caméras affecte peu la fréquence des violences physiques. De l’autre côté, huit études ciblant des parkings montrent une réduction de 41 pour cent des effractions ou vols de voitures (la neuvième n’est pas interprétable).

Il s’agit là d’une conclusion simple, mais importante : d’une part, elle n’exclut pas les bénéfices de l’utilisation des caméras et, d’autre part, elle prouve qu’on n’obtient pas un effet quel que soit le problème à régler. En d’autres termes, la caméra n’est pas un « médicament universel ». Notons cependant que les effets concurrents n’étaient pas toujours pris en compte dans les études, en partie en raison de leur ancienneté. En outre, la période pendant laquelle les caméras ont opéré n’était pas toujours suffisante pour pouvoir parler d’un effet bénéfique durable (quatre des études portent sur une période inférieure ou égale à six mois).

La méta-analyse de 2005 présente plusieurs améliorations. Elle porte sur 13 des 352 projets d’équipement décidés par le Home Office lors de la seconde phase du programme lancé en 1998 par le gouvernement. Toutes les zones étudiées sont urbaines, situées à trois kilomètres au plus du centre d’une agglomération. La plupart des projets portent sur des centres-villes et des quartiers d’habitation, souvent d’habitat social. De plus, le travail prend en considération des traits du système de vidéosurveillance lui-même (nombre de caméras, fonctionnement de la salle de contrôle des images – les données sont-elles surveillées 24 heures sur 24 ? La salle est-elle en liaison continue avec la police ? –, etc.). Par exemple, on sait que les systèmes de vidéosurveillance passés au crible comportaient de 8 (pour les zones d’habitation) à 600 caméras (pour un en­semble de 60 parkings).

Enfin, l’impact sur la délinquance est mesuré 6, 12 et 24 mois avant et après l’installation, et pour chaque délit répertorié : vol à l’étalage, vol avec effraction, agression, viol, etc.

Sur les 13 projets, 6 indiquent une réduction de la délinquance, mais pour 4 d’entre eux, cette réduction n’est pas significative après comparaison avec les zones témoins. Sept indiquent une augmentation de la délinquance sans que la vidéosurveillance en soit logiquement la cause. Dans les zones tests, le nombre de vols à l’étalage, de délits liés aux stupéfiants ou de violences aux personnes ne diminue pas plus que dans les zones témoins.

Il n’est pas établi que la vidéosurveillance soit toujours efficace dans les parkings une fois contrôlés les autres paramètres (éclairage, réparation des clôtures) : sur les sept études retenues concernant les parkings, seules deux se sont avérées statistiquement significatives. Dans l’une, l’efficacité est explicable par d’autres variables. Elle est en revanche avérée dans l’autre, consacrée à Hawkeye, une zone de Londres qui couvre 58 parkings. Dans cette zone, l’effet attendu est observé dans certains parkings : alors que la délinquance contre les véhicules baisse de 10 pour cent dans les zones de contrôle, elle décroît respectivement de 80 pour cent et 62 pour cent dans les parkings à taux de vols haut et moyen. Ces variations sont significatives. En d’autres termes, la vidéosurveillance n’est efficace que dans les parkings où le risque de vol est important.

Une population pas plus rassurée

L’étude britannique de 2005 traite aussi des perceptions de la population. Elle montre que les personnes interrogées après l’installation de caméras se sentent tout autant en insécurité qu’auparavant, mais un peu moins inquiètes des violations des libertés publiques ; elles sont en outre moins souvent « contentes ou très contentes » de l’installation des caméras et pas plus souvent prêtes à sortir dans les lieux vidéosurveillés ; enfin, elles sont bien moins nombreuses à croire que la « délinquance diminuera » et que « la police répondra plus rapidement aux incidents ». Il n’en reste pas moins que la population est majoritairement favorable à la vidéosurveillance : l’étude du Home Office indique plus de 70 pour cent de satisfaction. En France, bien que les mesures utilisées ne soient pas standardisées d’un pays à l’autre, des études éparses donnent des résultats voisins : en 2008, selon l’Institut Ipsos, 78 pour cent des personnes interrogées sont « très favorables » ou « favorables » au développement de la vidéosurveillance. Cela dit, si on leur donne le choix, les sondés préfèrent avoir des policiers dans la rue plutôt que des caméras.

Des résultats similaires ont été obtenus en Australie, par deux études menées avec des méthodes proches de celles des analyses britanniques. Ces études comparent des lieux vidéosurveillés et non surveillés, d’une part, dans les zones au bord de mer de deux localités australiennes entre 1995 et 2002 et, d’autre part, dans quatre gares ferroviaires situées sur la même ligne. La variation du nombre total de délits commis, de vols ou d’autres atteintes à la propriété, telles les dégradations, est la même dans les zones surveillées et dans les zones non surveillées. La population a plutôt bien accueilli les caméras : entre 57 et 72 pour cent des individus sondés (selon les lieux) se disent contents que la vidéosurveillance soit utilisée.

La vidéosurveillance déplace-t-elle la délinquance dans d’autres zones ? La question est souvent soulevée par ses opposants. La littérature scientifique indique que ce phénomène est observable, mais elle n’est pas en mesure de dire si cela annule l’effet positif global lorsqu’il se produit. Dire qu’une partie des délits est déplacée ne signifie pas pour autant qu’aucun n’a été évité. Aux États-Unis, il est estimé que certains délits, tels les vols à main armée dans la rue, ne sont pas déplacés, tandis que d’autres, tel le vol de voitures, le sont. Dans la méta-analyse britannique de 2005, les auteurs concluent que des déplacements ont été observés dans les « zones tampons » qui entourent la zone test, dans un cas pour les cambriolages, dans un autre pour les vols de voiture. Mais, pour les six études qui enregistrent une baisse de la délinquance en zone test (réelle ou non par rapport aux zones témoins), une seule décrit un déplacement de la délinquance générale.

La vidéosurveillance ne fait pas baisser la délinquance

La principale conclusion des travaux les plus rigoureux disponibles est ainsi que la vidéosurveillance est inefficace pour dissuader la délinquance en général ou pour réduire le sentiment d’insécurité. Ce point est notable, car les études de piètre qualité (exclues des méta-analyses) montrent des résultats bien plus positifs que les études fiables. Il apparaît aussi que la population perd ses illusions quant aux bénéfices de la vidéosurveillance après qu’elle a commencé à opérer. En revanche, il semble que les caméras soient efficaces dans les lieux bien délimités ou clos, avec des points d’accès et de sortie bien déterminés. La densité de couverture en caméras influe sur l’efficacité tant qu’elle ne dépasse pas le point de saturation (au-delà d’une certaine densité, il n’y a plus d’amélioration). Enfin, malgré son désillusionnement, la population reste majoritairement favorable à l’usage de la vidéosurveillance. Les bénéfices politiques de l’installation de caméras n’ont pas fait l’objet d’études scientifiques répétées, de sorte qu’il est impossible de savoir si la popularité d’un maire ou d’un ministre de l’Intérieur en sort renforcée aux yeux de la population.

Les études disponibles nous renseignent sur l’impact de la vidéosurveillance telle qu’elle a été utilisée sur différents délits. En somme, elles nous disent : on a fait comme cela, et voici les résultats obtenus. Elles constituent une contribution importante, qui doit être distinguée des appréciations, de l’impression personnelle ou de l’injonction politique, toutes de l’ordre du jugement. Pour autant, les études expérimentales ne nous renseignent pas sur ce que pourrait apporter la vidéosurveillance si elle était utilisée différemment (par exemple avec plus d’agents pour visionner des images d’une meilleure qualité, ou avec des caméras centrées sur d’autres cibles). La méthode expérimentale décrit les effets enregistrés. Elle n’est pas un jugement de valeur sur une technologie ou ses potentialités. Elle ne se confond pas non plus avec l’analyse du cadre légal ou éthique.

Sebastian Roché


P.-S.

On pourra compéter l’article précédent avec un dossier de Laurent Mucchielli sur la vidéosurveillance : http://www.laurent-mucchielli.org/index.php?post/2010/07/12/Nouvelle-confirmation-du-peu-d-int%C3%A9r%C3%AAt-de-la-vid%C3%A9osurveillance-%3A-le-cas-de-la-ville-de-Lyon


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