« la “nouvelle société” est en marche », par Gilles Sainati


article de la rubrique démocratie > sur le blog de Gilles Sainati
date de publication : mardi 25 avril 2006
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À l’heure où le retrait du Contrat Première Embauche semble acquis [1], Gilles Sainati revient sur l’ensemble de la loi dite « sur l’égalité des chances », dont le retrait est aussi demandé par les coordinations étudiantes et lycéennes [2]. Il propose dans le texte qui suit un rappel - édifiant - des différentes mesures qui figurent dans cette loi, il souligne leur caractère liberticide, et il en retrace la généalogie, en montrant qu’elles s’inscrivent dans un projet de société qui se dessine de plus en plus nettement depuis plusieurs années : une sorte d’ eugénisme social à grande échelle, dans lequel les institutions sociales sont progressivement placées sous la tutelle de l’Etat pénal et réorientées vers des missions de contrôle et de répression.


« La sécurité est la première des libertés » : c’est en ces termes que s’exprimait Lionel Jospin lors de la dernière élection présidentielle ; quelques mois plus tard, Nicolas Sarkozy, ministre de la sécurité, partisan d’une politique de tolérance zéro, reprenait sans problème cette affirmation et en faisait sa bannière qu’il déroule à chaque meeting.

Cette situation confine évidemment à la pensée unique, mais plus dangereusement elle a abouti a instituer une doctrine d’Etat qui tourne résolument le dos aux principes fondateurs de l’Etat de droit et de la démocratie. Cette nouvelle doxa étatique mélange habilement deux principes que les révolutionnaires de 1789 avaient clairement distingués : la liberté et la sûreté. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 dispose dans son article 2 que

« le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».

La sûreté est donc un droit de l’homme et non de l’Etat ; c’est un rempart contre l’absolutisme royal : les lettres de cachets et la torture, l’arbitraire du pouvoir. Ce droit à la sûreté se prolonge par celui de résistance à l’oppression.

Même la propriété était analysée comme un droit pour les paysans de résister pressions seigneuriales et féodales... Rien à voir dans tout cela avec la sécurité, qui n’est envisagée qu’aux articles 7 - et 8 et 9 en posant les principe du procès et de la peine... Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans le cas déterminées par la loi... La loi ne doit établir que des peines strictement nécessaires... Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable. S’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi...

Force est de constater que dans cette construction de notre droit et de notre Etat de droit, il n’est pas question de sécurité, principe essentiellement fonctionnel ; et placer cette notion au rang d’un principe constitutionnel, c’est évidemment une confusion - mais aussi, évidemment, une escroquerie intellectuelle. C’est orienter notre société vers un nouveau modèle où le citoyen n’est plus reconnu dans ses droits mais où l’on privilégie un Etat Léviathan censé agir pour le bien de la collectivité. Les penseurs classiques diraient que c’est privilégier Sparte sur Athènes.

A un moment aussi où les élites politiques sont délégitimées par l’intrusion d’un autre ordre technique supérieur, impulsé dans le cadre européen, lui même cadenassé par des négociations mondiales (GATT ; AGCS), et où ces politiques apparaissent dépossédés de tout pouvoir d’intervention économique, le capitalisme ultra libéral impose sa loi inspirée par l’émergence d’un empire nord-américain qui a déjà adopté un modèle démocratique militaro-populiste.

Surtout, cette nouvelle société fondée sur une « techno-sécurité » vise à supprimer l’aléa social, démocratique et social et judiciaire.

Bref aperçu du contexte sécuritaire...

Dans ce contexte, divers textes sont intervenus pour limiter les libertés individuelles sous prétexte d’une sécurité accrue : loi sur la sécurité quotidienne (2001), loi sur la sécurité intérieure (2002), loi anti-terrorisme, lois Perben I et II... Ces nouveaux pouvoirs aux services de police allant de pair avec la mise en place d’un fichage des populations et avec le croisement des données sociales et policières. La réforme réactionnaire et scientiste souhaite aller plus loin et parachever le rêve d’une société normée où régnerait en maître la nouvelle religion du comportementalisme d’Etat.
Les premières cibles visées sont les jeunes, les étrangers, les précaires. Rappelons-nous les mots de Jean-Pierre Chevènement : la chasse au sauvageon était ouverte, et tout était bon. Elisabeth Guigou signait alors une circulaire pour demander aux parquets de retenir la circonstance aggravante de « bande organisée » (déjà) pour incarcérer plus facilement, puis ce furent les « Centres Educatif Renforcés » sans réels dispositifs d’insertion, puis les « Centres Fermés », un dans chaque département depuis Perben.

Les diverses lois repressives de MM. Vaillant & Sarkozy se préoccupaient des jeunes qui ne payaient pas les tickets de transports (6 mois d’emprisonnement ferme), de ceux qui restaient dans les halls d’immeuble, des prostitué-e-s qui racolaient, des nomades, des mendiants... Toutes les personnes témoins de notre malaise social, indésirables, inutiles à la production capitaliste, devaient être raflées en priorité, elles furent visées les premières.

Mais tout cela n’était qu’un début... A de multiples reprises, Nicolas Sarkozy allait sortir son projet sur la « prévention de la délinquance », qui établissait des impératifs de surveillance, d’intrusion dans la vie des familles, de délation dans toutes les relations sociales. Devant les mobilisations des collectifs d’éducateurs, d’assistant-e-s sociaux-ales, le ministre de la sécurité allait à chaque fois reculer. Ces textes reposaient sur quatre axes :

  • le secret professionnel des travailleurs sociaux est supprimé et remplacé par le « secret partagé » avec les services de police, la DSD ;
  • la vidéo-surveillance est rendue incontournable et obligatoire dans les halls, parkings, reliée à la police municipale ;
  • le maire devient le responsable du rappel à l’ordre des familles ; lorsque par exemple il est informé (automatiquement) par l’Education nationale de l’absentéisme d’un élève, il peut proposer un « contrat parental d’éducation », et en cas de non-respect, ce peut être la prison, ou bien évidemment la suspension des aides sociales ;
  • des programmes d’« accès à la citoyenneté » composés exclusivement d’options sur la sécurité deviennent la nouvelle donne idéologique, avec multiplication d’internats pour les récalcitrants ou pour les jeune filles étrangères.

La loi sur « l’égalité des chances »

La loi sur l’égalité des chances vient de légaliser toutes ces mesures. Sur fond de déconstruction du droit social sous la forme du CPE, ce texte jette les bases de cette « nouvelle société » tant voulue par Nicolas Sarkozy. Il suffit de lire...

Le titre III de la loi institue le « contrat de responsabilité parentale ». Nouvel article L 22-4-1 du code de l’action sociale et des familles : ce texte prévoit, à l’initiative du Président du Conseil général, la possibilité de suspendre les allocations familiales pendant au maximum un an pour les familles qui ne respecteront pas le « contrat de responsabilité parentale » mis en place en cas d’absentéisme scolaire, de trouble porté à l’établissement ou de toute autre difficulté liée a une « carence de l’autorité parentale » sur signalement du maire, du chef d’établissement, du conseil général, de la CAF... En outre, le Président du Conseil général peut saisir le Procureur de la République si des faits constitue une infraction pénale...

Cela aboutit à :

  • donner une base légale à la suppression administrative des allocations familiales ;
  • imposer le « secret professionnel partagé » sans le dire, puisque bien évidemment la « famille-cible », pour reprendre l’expression généralement usitée, fait l’objet d’une attention coordonnée des services de surveillance de l’Etat.

Tactiquement, il va devenir difficile de lutter contre cela au moment du projet de loi sur la prévention de la délinquance : c’est voté et promulgué.

Le titre IV de cette même loi prévoit une lutte accrue contre « les incivilités ». ce texte prévoit une augmentation des pouvoirs des polices municipales et des maires, et notamment celui de prononcer des peines ! ! ! Travail d’Intérêt Général non rémunéré (30 h) issues d’une transaction, en cas de contravention : le juge de proximité, le juge d’instance ou le Procureur de la République (selon le cas) n’auront plus qu’à l’homologuer...

Cette mesure peut paraître anodine, mais elle constitue une première, car

  • elle prévoit une sanction pénale pour infraction d’incivilité dont il n’existe pas de définition ; adieu le principe de légalité des peines...
  • elle prévoit que le maire prononce lui même un jugement et des peines ; la fin de la séparation des pouvoirs arrive par la petite porte, mais elle est bien là.

Ceci d’autant plus que juridiquement le Travail d’Intérêt Général est une peine de substitution à l’emprisonnement. Est-ce à dire qu’en cas d’inexécution de la peine de travail, le condamné pourra être poursuivi devant le tribunal correctionnel avec une peine de prison encourue ?

Le titre V crée un « service civil volontaire » pour former les jeunes de 16/25 ans aux « valeurs civiques »...

Pour terminer, on n’hésitera pas à relire le titre II : « mesures relatives à l’égalité des chances et à la lutte contre les discriminations ». Ce texte vise ni plus ni moins à créer une Agence Nationale pour la Cohésion Sociale qui se substitue au Fonds d’action pour l’intégration, mais prévoit aussi une extension de la compétence de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations, qui pourra, lorsque des discriminations ont lieu dans l’entreprise, prévoir une transaction avec le chef d’entreprise - ce qui mettra fin à l’action publique. En d’autres termes, les constitutions de parties civiles devant les tribunaux de salariés étant victimes de ces délits seront impossibles. Voilà un moyen pour mettre fin aux discriminations... et s’approcher d’une impunité de fait pour les employeurs peu scrupuleux ! Retirer des droits aux salariés, cela s’appelle un recul social.

Ces nouveaux dispositifs doivent être mis en lien avec le fichage de la population par le biais de fichiers régalien de police (cf. le rapport 2006 de la CNIL : le fichier STIC recense 24.4 millions de personnes en France) et l’offensive comportementale et hygiéniste concernant la petite enfance (Cf. rapport de l’INSERM et la pétition pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans) ainsi que la prochaine loi sur l’immigration. La loi du 31 mars 2006 dite « pour l’égalité des chances » s’insère dans un projet de société qui se dirige de plus en plus clairement vers un eugénisme social.

Ce n’est pas simplement l’abrogation des dispositions sur le CPE qu’il faut, mais l’abrogation de toute la loi !

Gilles Sainati
Magistrat, membre du Syndicat de la magistrature.

Notes

[1L’article a été écrit le 14 avril 2006.

[2Sans toutefois être relayées ni par les appareils syndicaux ni par les partis de gauche - et moins encore par les grands médias.


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