la loi interdisant le port de signes religieux à l’école a 10 ans


article de la rubrique laïcité
date de publication : mardi 18 mars 2014
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La loi n°2004-228 du 15 mars 2004 sur le « port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » a fêté ses dix ans ce samedi. Cette loi a introduit un article L.141-5-1 dans le code de l’éducation aux termes duquel « dans les écoles, collèges et lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement leur appartenance religieuse est interdit. »

Dans un article publié sur Mediapart,
Jean Baubérot, professeur émérite de la chaire “Histoire et sociologie de la laïcité” à l’École pratique des Hautes Études, dresse un bilan plutôt négatif de cette loi, qu’aucune action de lutte contre les discriminations n’a accompagnée.

Nous reprenons ci-dessous deux textes de Jean Baubérot publiés il y a un an au moment où paraissait son livre La laïcité falsifiée (Editions La Découverte). Il y déplore que le débat sur la laïcité tel qu’il se développe contribue à développer l’islamophobie, et il plaide pour un retour à l’esprit de la loi de 1905.


La laïcité en France, un athéisme d’Etat ?

[propos recueillis par Matthieu Mégevand
publiés le 30 janvier 2012 dans Le Monde des religions]


  • Pourquoi, selon vous, la laïcité telle qu’elle est comprise aujourd’hui ne correspond pas à la laïcité "historique" de 1905 (et donc en quoi est-elle "falsifiée") ?

La laïcité, et notamment la laïcité historique, est une réalité assez complexe, puisqu’elle met en jeu, à la fois la neutralité de la puissance publique avec la loi Jules Ferry, et la séparation des Eglises et de l’Etat avec la loi de 1905. Les fondateurs de la laïcité ont toujours expliqué qu’il s’agissait-là de moyens, d’instruments, en vue de réaliser la liberté de conscience de chacun comme liberté publique, et l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Pourtant, la tendance de l’opinion a souvent été de réduire la laïcité à un problème, non pas du point de vue social mais de celui de l’actualité.

Depuis 1989, la tendance est de réduire la laïcité à la visibilité de la religion dans l’espace public et à une neutralité qui ne s’applique plus seulement à l’Etat mais aussi aux individus, ou en tout cas à certains d’entre eux. Evidemment, tout ceci est lié à l’augmentation des flux migratoires et aux craintes que cela inspire, ainsi qu’au fait que l’islam soit devenu la deuxième religion de la métropole. Le problème, c’est qu’on hypertrophie désormais la neutralité de l’espace public et qu’on interprète autrement la loi de 1905 en limitant la liberté de conscience. On l’a vu lors d’une dernière décision du tribunal administratif sur des femmes faisant de l’accompagnant scolaire et qui portaient le foulard, indiquant qu’il n’y avait pas [en leur interdisant le port du voile] d’atteinte "excessive" à la liberté de conscience. Cela constitue un glissement très net par rapport à la loi de 1905 qui dit que la République "assure" la liberté de conscience des citoyens. Plus grave encore, on a quitté cette égalité devant la loi de manière structurelle en demandant au Haut Conseil à l’Intégration (HCI) de faire des propositions en matière de laïcité, ce qui signifie symboliquement que la laïcité s’applique d’abord aux immigrés et descendants d’immigrés, et pas à tous les citoyens.

  • En quoi cette "nouvelle laïcité" stigmatise-t-elle, selon vous, la minorité musulmane ?

Lorsque l’on dit que la loi de 1905 doit être constitutionnalisée, mais qu’il n’est pas question de l’appliquer aux alsaciens-mosellans, on voit bien qu’on est arrivé à un point où quand on pense laïcité on ne pense plus à toute la population. Car il faut bien comprendre que, pour le moment, l’Alsace-Moselle est la dérogation la plus importante à la laïcité, puisque les alsaciens-mosellans n’ont ni la loi Jules Ferry (l’école n’est pas laïque), ni la loi de 1905 (pasteurs, prêtres et rabbins sont payés par l’Etat). Cela montre bien que l’on ne pense pas global quand on pense laïcité. On peut bien sûr avoir des débats sur le degré de laïcité qui doit être le meilleur, car la laïcité n’est jamais absolue - ne serait-ce que parce qu’il faut articuler les différents principes, neutralité, séparation, liberté de conscience, égalité des citoyens.

On peut donc avoir des opinions différentes sur quel degré de laïcité convient le mieux. Mais, ce qui ne convient pas, c’est quand la laïcité est dure pour les uns et tendre pour les autres. La laïcité doit être égale pour tous, or le HCI, - qui ne va évidemment pas s’intéresser par exemple à la bioéthique et au débat sur la séparation entre loi civile et morale religieuse, ou à l’Alsace-Moselle - ne va envisager la laïcité que par rapport aux immigrés et aux descendants d’immigrés. De plus, la Haute autorité de lutte contre les discriminations a été supprimée, et celle-ci veillait à ce que la laïcité soit la même pour tous. Cela finit logiquement par cibler une catégorie de la population, et il y a donc, de fait, une véritable discrimination institutionnalisée, ce qui est très grave.

  • Vous dites qu’il y a aujourd’hui une confusion entre laïcité et sécularisation, pourquoi ?

En 1905, le catholicisme dominant était ce que les historiens appellent un catholicisme intransigeant. Or la loi de 1905 n’a pas du tout dit que le catholicisme devait se "républicaniser", devenir un catholicisme modéré, libéral etc. Il a simplement été stipulé que le catholicisme n’était plus la religion officielle en France, et que chacun devait vivre sa foi comme il l’entendait, dans le respect des autres et de la tolérance civile. L’évolution de la religion dépendait donc de la compréhension de chacun et d’un processus interne de l’Eglise catholique, et ce n’est pas la République qui décidait de quoi que ce soit. La meilleure preuve c’est que l’Etat a refusé d’interdire le port de la soutane dans l’espace public, et ce sont les prêtres eux-mêmes qui ont, pour la plupart, après Vatican II, abandonné la soutane. La République n’a donc rien imposé.

La laïcité, et ce jusqu’à aujourd’hui, est censée permettre de vivre, dans la paix sociale, des rapports différents à la sécularisation selon qu’on soit proche ou distancié de la religion dans son cœur doctrinal, rituel etc. La laïcité n’a donc pas à imposer aux gens de se séculariser car cela devient une atteinte à leur liberté de conscience. Or, actuellement, on confond laïcité et sécularisation, et le Haut Conseil à l’Intégration le revendique d’ailleurs fièrement puisqu’il déclare que "dans une société sécularisée il n’est pas possible de faire ceci ou cela". Cela est totalement anormal, ce n’est plus de la laïcité mais quelque chose qui comporte des éléments d’un athéisme d’Etat. On veut donc forcer certaines populations à se séculariser, ce qui d’une part est totalement inefficace puisque l’histoire montre que chaque fois qu’on a voulu porter atteinte à la liberté de religion on a produit des raidissements chez les gens, et d’autre part cela est une mécompréhension totale de l’intention de laïcité, et va même à l’encontre de la loi de 1905.

Laïcité : il faut revenir à l’esprit de la loi de 1905

[Nouvel Observateur du 20 décembre 2012]


Depuis quelques années, la droite dure et l’extrême-droite se veulent les champions de la laïcité, or il s’agit d’une laïcité falsifiée. Nous avons eu le "débat sur la laïcité" de l’UMP, les propos de Marine Le Pen sur l’interdiction de la kippa et du foulard dans la rue et ceux de Jean-François Copé sur le "pain au chocolat".

Aujourd’hui, le projet de la Droite forte, principale tendance de l’UMP, vise à interdire les minarets comme signes de "prosélytisme dans l’espace public", à conditionner la construction de mosquées à la signature d’une "Charte républicaine", à ajouter le mot "Laïcité" à la devise "Liberté, Égalité, Fraternité" et, ce qui explique cette inflation, à préciser dans la Constitution : "La France est une République laïque de tradition chrétienne" !

La loi de 1905 bafouée

Nul n’avait prévu une dérive d’une telle ampleur. Pourtant, elle s’avérait possible dès lors que l’on tournait le dos à la laïcité que la loi de 1905 avait établie. La tromperie initiale a consisté à prétendre reléguer la religion dans la "sphère privée", entendue au sens de "sphère intime". Or, en 1905, si la séparation a fait de la religion une "affaire privée", c’est-à-dire un choix personnel et libre, si elle a supprimé toute officialité de la religion, toute dimension religieuse de l’identité nationale, elle a en revanche augmenté la liberté de manifester ses convictions, religieuses ou non, dans l’espace public dès lors qu’il s’agit de manifestations volontaires, qui n’engagent pas l’État et ne troublent pas l’ordre public démocratique.

C’est la puissance publique qui doit être neutre, pour garantir la liberté de conscience de tous. L’espace public est un lieu de libre expression. En 1905, tous les amendements qui restreignaient cette liberté, y compris celui sur le port de vêtements religieux, ont été refusés.

Une "nouvelle laïcité" contre-productive

Quel obscurantisme que de se réclamer de la loi de 1905 en prônant ce qu’elle a désavoué ! Ceux qui veulent une "nouvelle laïcité" doivent l’assumer. Ils peuvent le faire en affirmant que la situation a changé. Mais ils doivent alors démontrer que leur nouvelle laïcité est juste et efficace. Or elle se montre profondément discriminatoire et contre-productive.

Elle est discriminatoire car elle apparaît à géométrie extrêmement variable. Même ceux qui, à gauche, prétendent se situer dans une logique égalitaire savent que leurs propositions intransigeantes n’auront pas d’application identique suivant les religions. Tout le problème est là. Dans leur immense majorité, les musulmans de France ne sont pas contre la laïcité, ils sont contre le fait que celle-ci, falsifiée, les vise en particulier, donc les stigmatise.

C’est en quoi cette nouvelle laïcité est contre-productive. Il faut isoler les extrémistes et les rendre peu attractifs. Or, par calcul électoral ou par manque d’intelligence, on s’acharne depuis des années à produire un ressenti victimaire chez les musulmans qui pratiquent tranquillement leur religion. On déconsidère la laïcité à un point tel que, quand il entend ce mot, un musulman peut penser : "Qu’est-ce qui va encore me tomber dessus !" On voudrait favoriser l’extrémisme que l’on n’agirait pas autrement.

Comment remettre la laïcité sur ses rails

Chaque époque comporte ses sources de confit, ses menaces, donc ses peurs. Il est naïf de croire que la situation de 1905 était plus calme que la nôtre : ce n’est pas pour rien que l’auteur de la loi de séparation, Aristide Briand, a prôné une "laïcité de sang-froid". Que la laïcité se concrétise aujourd’hui face à de nouveaux problèmes, certes. Mais selon des principes inchangés : séparation du pouvoir politique et des autorités religieuses, neutralité arbitrale de l’État, liberté de conscience et non-discrimination. Cela signifie l’égalité de toutes les convictions et le fait que leur expression relève du droit commun.

De multiples propositions peuvent être faites. Les miennes visent à remettre la laïcité sur ses rails. D’abord, recréer la Halde (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations), afin que l’on ne se serve plus de la laïcité comme leurre pour justifier des discriminations. Ensuite, rattacher le Bureau des Cultes au ministère de la Justice. Le ministère de l’Intérieur doit lutter contre tout terrorisme éventuel. Qu’il apparaisse comme gérant les religions est source de confusion. Enfin, il faut soutenir activement le projet de renouveau de la morale laïque. Morale du lien social et des principes qui fondent le pacte républicain, la morale laïque peut représenter la dynamique d’une laïcité qui rime avec égalité, fraternité et liberté.

Jean Bauberot
Historien de la laïcité



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