Un texte de Gilles Desnots, membre de la section de Toulon de la LDH.
La crise diplomatique entre la Russie et la Géorgie, en octobre dernier, a montré qu’un Etat qui a fait de la lutte contre les étrangers un axe majeur de sa politique ne recule devant rien. Les expulsions massives de Géorgiens et la recherche dans les écoles des élèves au nom suspect, afin de mieux accéder aux familles, font froid dans le dos.
La France n’en est pas encore là. Contrairement à la Russie il existe une société civile, et la démocratie est encore un peu plus qu’un cadre formel permettant d’agir face aux violations les plus brutales des droits de la personne.
Pourtant, depuis 2001, et plus encore depuis 2002, les gouvernements successifs au nom de la lutte contre le terrorisme, contre l’insécurité, et pour la cohésion de la société, ont multiplié les lois répressives dans des proportions jamais atteintes depuis des décennies. En ce sens, la rupture promise par M. Sarkozy, s’il était élu à la présidence l’an prochain, est déjà une réalité.
La loi dite de prévention de la délinquance est une manifestation spectaculaire de cette volonté de réduire les tensions croissantes dans une société en crise par la répression et la pénalisation des comportements et des populations à risques.
Après les prostituées, les gens du voyage, les étrangers sans-papiers, les étrangers en situation régulière, les pauvres, les militants syndicaux, le gouvernement s’attaque aux jeunes mineurs, à leur famille, aux travailleurs sociaux, et aux malades mentaux.
C’est une partie grandissante de la population qui se retrouve stigmatisée, fichée, sanctionnée. Il n’est pas inutile de mettre en relation ces politiques, avec d’autres : l’asphyxie de l’Education nationale, du secteur public hospitalier, la destruction de la Sécurité sociale, la déréglementation du code du travail, l’abandon progressif des politiques de redistribution héritées de la seconde guerre mondiale, le retour affiché d’un certain ordre moral.
En fait, jamais depuis des décennies un gouvernement français ne se sera autant appliqué à suivre à la lettre une idéologie, car il est temps de mettre fin au discours ambiant qui voudrait nous faire croire que les idéologies seraient mortes avec la fin de la guerre froide. Sous nos yeux, depuis plus de vingt ans, s’est reconstitué peu à peu un système de pensée, qui, du traitement conjoncturel de la crise économique, a fini par donner une structure cohérente et globalisante, concernant tous les aspects de la vie en société. Le libéralisme est redevenu ce qu’il était au XlXème siècle, l’idéologie dominante accompagnant l’organisation des sociétés capitalistes.
Ainsi, avec le projet de loi sur la prévention de la délinquance, l’UMP emboîte le pas à ses aînés qui ont toujours cru que la violence et la délinquance étaient des fatalités . Pour penser la prévention, il faut croire aux vertus personnelles de l’Homme mais aussi à celles de la société, à travers l’éducation et la justice par exemple et donc croire aux capacités des hommes à comprendre, à s’amender le cas échéant, à se transformer. Evidemment, l’expérience historique des totalitarismes qui ont voulu transformer l’homme, créer l’homme parfait , par la force, renforcent les courants ultralibéraux qui ont beau jeu de démontrer à quel type de tragédie mène la volonté d’animer l’homme et la société d’un projet transformateur.
Mais les libéraux d’aujourd’hui ont oublié le temps où être libéral c’était aussi être humaniste et croire en l’homme.
Dans ce contexte déprimant d’une droite occupée à conserver la société telle qu’elle est, c’est-à-dire un ordre social et politique correspondant à un ordre économique qu’elle estime indépassable, le projet de loi Sarkozy est d’une parfaite et morose cohérence.
Il affirme une nouvelle fois la primauté de la répression pour régler les problèmes, en application du principe libéral selon lequel chacun est responsable de son devenir social, donc de son malheur social. Les raisons sociales, familiales, éducatives, de la délinquance, du mal- être, de la violence sur soi ou sur les autres sont donc ignorées. L’individu est isolé, renvoyé à la responsabilité individuelle de ses comportements et à la culpabilisation qui peut en découler. Toute politique de prévention, de réinsertion, d’aide, de soin, perd sa raison d’être ; l’inadapté est donc inadaptable. C’est un fauteur de troubles, réel ou potentiel qu’il suffit de repérer, d’isoler, d’exclure.
C’est toute cette idéologie implicite qu’il faut mettre à jour derrière les affirmations telles que : la prévention a échoué ; la société est devenue trop dure et violente pour mettre en place des politiques préventives, par définition laxistes.
Cessons donc de croire que M Sarkozy a raison quand il se présente comme un pragmatique. Il est prisonnier d’une idéologie, qui comme les autres, verrouille la pensée et vous fait dire que ce que vous faites est de l’ordre de l’évidence, du bon sens, du bien commun. Il n’y a pas plus dangereux que ces discours masquant la complexité des faits. Ils débouchent sur l’affadissement de toute pensée, l’impossibilité de débattre de manière contradictoire, la marginalisation de tout ce qui n’est pas dans la ligne. Au bout du compte, de pareilles logiques font le lit des régimes policiers et instituent la violence politique comme solution naturelle des tensions.
Nous ne sommes pas protégés de ces dérives-là parce que nous sommes en démocratie depuis 60 ans. Mais je suis surpris de l’aveuglement, de l’indifférence de beaucoup de nos concitoyens, face à ce danger. Il faut dire que l’information circule mal : le gouvernement est passé maître dans l’art de court-circuiter tous les contre-pouvoirs : l’avalanche des projets de lois épuise associations et organisations qui doivent réagir de plus en plus fréquemment à l’urgence, au détriment de leur travail de fond ; le calendrier législatif est devenu de plus en plus opaque : le gouvernement annonce un projet de loi, mais neutralise les réactions en annonçant que le Parlement va considérablement l’amender et en ouvrant des discussions partielles, ponctuelles et désordonnées avec telle personnalité, telle organisation ; le flou règne sur le planning parlementaire, puis la loi est adoptée le plus vite possible. Ainsi, alors que la loi de prévention a été adoptée par le Sénat le 21 septembre dernier, nous n’avons rien su de sa présentation à l’Assemblée nationale avant les débuts du mois de novembre. A ce pouvoir arbitraire du gouvernement, s’ajoute, hélas, le peu d’empressement de nombreux médias à rendre compte sérieusement de pareils projets, comme si les organes d’information étaient par avance convaincus de l’évidence de leur bien-fondé.
Tout cela n’est peut être pas si nouveau que cela. Mais c’est ensemble qu’ils font émerger aujourd’hui une société nouvelle qui a ses gagnants, une oligarchie surfant sur les profits de la nouvelle économie, ses perdants, salariés, fonctionnaires, et au-delà tous ceux qui ne trouvent pas de place dans le monde formaté par l’idéologie libérale et les nécessités de la guerre économique planétaire.
Une telle société, inégalitaire, peut trouver un modus vivendi dans la segmentation et les « appariements sélectifs » . C’est ainsi que l’économiste Daniel Cohen voit les choses dans un ouvrage récent, fort intéressant : « la population des sociétés post-industrielles vit en strates plus ou moins étanches ignorant et méprisant celles du dessous et fantasmant sur la réussite de celle du dessus. » Les communautarismes sont donc promis à un bel avenir, l’auteur en fait une réponse et non une cause à la ségrégation sociale. « Une série d’univers clos se constituent, qui ne communiquent entre eux qu’au travers des visions des quartiers difficiles, où la seule demande sociale est une demande de sécurité publique » [1].
Outre qu’elle permet de s’interroger sur la montée de la violence sociale et le fait qu’elle soit en même temps contenue, cette analyse donne des clefs pour comprendre pourquoi, depuis une dizaine d’années, les élites ont commencé à se couper territorialement, scolairement et culturellement du reste de la population. Elle permet aussi d’éclairer le rôle donné aux maires dans le projet de loi sur la prévention de la délinquance, comme une étape transformant les élus en maillons d’un contrôle social nécessaire pour « surveiller et punir ».
[1] Daniel Cohen, « Trois leçons sur la société post-industrielle », Seuil, 2006, 10.50 € (p.86).