Le 26 mars 2012, une cérémonie religieuse pour les victimes de la fusillade de la rue d’Isly à Alger a été célébrée à Notre-Dame de Paris, à l’initiative de l’Association du souvenir du 26 mars 1962. Au cours de l’office, Jean-Yves Molinas, vicaire général de Toulon, a prononcé une homélie dont les termes ont été qualifiés d’“étonnants” par l’archevêché de Paris : il y faisait un parallèle entre la Passion du Christ et le sort du « petit peuple Pied-noir ».
Nous reprenons ci-dessous certaines des réactions suscitées par des propos déplacés, à la suite de la mise en ligne d’un article de ce site. [1]
Lettre de Jean-Philippe Ould Aoudia [2] adressée au cardinal André Vingt-Trois, le 3 avril 2012 :
Monseigneur
Le 26 mars dernier, à Notre-Dame de Paris, une Grand messe a été célébrée à l’initiative de L’Association du souvenir du 26 mars 1962.
Au cours de son homélie, le Père Jean-Yves Molinas, vicaire général de Toulon, a établi un parallèle entre la liturgie du jour – la fête de l’Annonciation, la venue du Christ et sa montée vers le Golgotha – et la venue du « petit peuple Pied-noir » en Algérie, la trahison dont il aurait été victime et ses souffrances.
Tout le discours du Père Molinas est d’une extrême gravité, et en premier lieu parce qu’il détourne la signification de l’Evangile pour soutenir la colonisation en Algérie.
« Elle (Marie) se donne totalement à son Créateur… Des hommes et des femmes…vont se livrer à cette terre inconnue… ».
Or cette terre était habitée par des Algériens qui en sont chassés, expulsés, expropriés par la force des armes. Leur souffrance est ainsi méprisée alors que le clergé est celui de l’Eglise et de tous.
« Le plus grand dérèglement de l’esprit, dit Bossuet, c’est de vouloir que les choses soient, non ce qu’elles sont, mais ce qu’on veut qu’elles soient ».
Si le Père Molinas veut réécrire l’histoire, il ne doit pas instrumentaliser les Écritures pour soutenir le faux, ce qui relève de la forfaiture.
Son homélie se termine ainsi :« Jérusalem : Un coup de lance inutile a transpercé le cœur de Jésus alors qu’Il a rendu son esprit à son Père »…
Algérie : …« Les exécutions de Degueldre, Piegts, Dovecar et Bastien-Thiry elles aussi inutiles ».
Le Père Molinas ose comparer le martyr subi par Jésus Innocent, à l’application du Code pénal à quatre criminels, jugés et condamnés à mort : pour les trois premiers en raison du nombre et de la particulière gravité de leurs forfaits, et en ce qui concerne le quatrième pour avoir voulu attenter à la vie du président de la République, le général Charles de Gaulle.
Ces quatre coupables furent exécutés à une époque où la peine de mort était appliquée.Outre la critique publique de la Justice de son pays, le Vicaire général de Toulon et prélat d’honneur de sa sainteté le pape Benoît XVI tourne le dos à l’Évangile, lundi 26 mars 2012 en l’église Notre-Dame de Paris.
Comme nombre d’amis chrétiens, je suis persuadé que vous tiendrez à condamner pareils propos. [...]
Le 3 avril 2012
Jean-Philippe Ould Aoudia
La réponse du secrétaire particulier de l’archevêque de Paris :
Archevêché de Paris
Paris, le 10 avril 2012
Monsieur,
Le cardinal André Vingt-Trois a bien reçu votre courrier et il vous en remercie.
Comme vous le savez certainement, l’association « Souvenir du 26 mars 1962 » organise régulièrement une messe à Notre-Dame de Paris, pour les victimes de cette tragédie. Le Recteur de la cathédrale a l’habitude de présider et de prêcher cette messe. Cette année, Mgr Molinas, vicaire général du diocèse de Toulon, avait été proposé par les organisateurs pour assurer la prédication, ce que le Recteur a accepté. Il le regrette à présent : les termes de l’homélie sont pour le moins étonnants et n’ont pas leur place dans une liturgie eucharistique.
[...]P. Stéphane Duteurtre
Secrétaire particulier
Lettre de Michel Mathiot, Pied-noir :
L’homélie de Monseigneur Molinas m’a fait très mal quand je l’ai lue – en tant que Pied-noir.
Ce discours colonialiste anachronique sur « le pays à construire », « la terre à conquérir », les « îlots d’humanité sur une terre hostile », les « petits villages qui vont donner vie à des contrées sauvages », la naissance « d’une nouvelle race », le sacrifice « dans la sueur le sang et les larmes » relève d’une vision partiale de l’Histoire. Du sang et des larmes il y en eut chez tous les Français, les Français d’origine européenne comme les Français musulmans qui intériorisent, en plus grand nombre, des souffrances physiques et morales jamais apaisées. Là réside une des clés de cette décolonisation ratée.
Il serait temps, cinquante ans après, que nous, Pieds-noirs, acceptions de regarder notre histoire en face. Une reconnaissance des souffrances de l’autre contribuerait à une réconciliation sincère entre les deux rives de la Méditerranée.
Le 19 avril 2012
Michel Mathiot
Quatre prêtres membres de l’association des Anciens Appelés en Algérie et leurs Amis Contre la Guerre :
Je suis prêtre du Finistère, ancien appelé en Algérie (1957-1958), encore en lien avec des Pieds-noirs connus à Barika, dans les Aurès.
Pied-noir vous-même, vous communiez intensément aux souffrances de votre peuple. Vous avez senti que la Passion de Jésus s’était jouée à nouveau dans ce que subissaient les Pieds-noirs lors de la fusillade de la rue d’Isly. Dans votre homélie, vous demandez de prier pour toutes les victimes de la guerre d’Algérie.
Il est dommage cependant qu’en tant que prêtre, vicaire général du diocèse de Toulon, vous n’ayez pas aidé vos compatriotes à prendre un peu de recul par rapport à ce qu’ils avaient vécu. Etait-il normal que la France continue à coloniser ce pays 130 ans après l’avoir conquis à la force des armes ? N’était-il pas légitime que les Algériens accèdent à leur indépendance comme tous les peuples de la terre ? Les Algériens sont-ils les seuls « égorgeurs », les seuls « terroristes » quand toutes les émissions de télévision, ces semaines-ci, ont bien montré les tortures et les assassinats-corvées de bois dont s’est rendue coupable l’armée française en Algérie pendant huit ans ? Au lieu de jeter de l’huile sur le feu, la mission d’un prêtre n’est-elle pas de travailler au rapprochement des peuples, à la pacification des esprits ?
Jean Miossec
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Je suis personnellement extrêmement choqué par ce texte qui présente une vision totalement idéalisée de la colonisation : fondée sur une inégalité citoyenne, elle n’a promu aucune nouvelle "race", mais elle a enfoncé les Berbères et les Arabes dans la dépendance économique.
Si les propos de Jean-Yves Molinas sont irrecevables, il faut aussi se demander qui a organisé et autorisé cette messe à Notre Dame de Paris pour l’anniversaire de la fusillade de la Rue d’Isly ? Et qui a choisi Jean-Yves Molinas comme "porte-parole"... et de qui ?
J’ajouterai que, comme tout homme, un prêtre a une histoire et une sensibilité personnelles – elles ne peuvent que marquer son expression publique. Mais quand il s’exprime dans une "homélie", il doit actualiser le message de l’Évangile et non sacraliser des opinions personnelles ni réécrire l’histoire.
Paul Templier, Nantes [extraits]
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Ces Pieds-noirs sont devenus victimes de la situation générale.
Mais ce texte semble totalement ignorer les autres habitants de cette région, les Arabes, les Kabyles, ceux qu’on appelaient des FSNA – Français de souche nord-africaine. Eux aussi avaient droit à une vie digne et libre, y compris comme peuple organisé sur la terre de leurs ancêtres.Jean-Yves Mahé, Nantes [extraits]
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Je crois bon de communiquer les impressions que m’ont laissé les propos de Mgr Molinas lors de la commémoration à Notre Dame de Paris des évenements survenus à Alger le 26 mars 1962.
Je m’y sens d’autant plus incité que j’appartiens au monde de la déportation où j’ai perdu trois des miens, et que j’ai exercé une vingtaine de missions d’aumônier dit "de renfort" dans les secteurs de l’Algérie les plus pourris par la guerre – ce qui m’a profondément attaché à ce pays. Ce qui m’a aussi permis d’analyser, avec le recul du temps, toutes les composantes de ce drame. Mon âge – 88 ans – me donne aussi une certaine vision du monde...
En lisant le sermon du Père Molinas, j’ai senti la très grande souffrance qu’il partage avec les Pieds-noirs – et je le comprends. Tout comme la vieillesse
qui est mienne fait remonter, avec une acuité que je n’aurais jamais imaginée, les tortures et la déportation des miens.Mais fallait-il, justement, que la commémoration, dans un lieu aussi emblématique que Notre Dame de Paris, établisse point par point un parallèle avec la mort de Jésus, en une circonstance qui appelait, non un historique de la colonisation avec une conclusion politique abrupte, mais une parole de paix ? [...]
Emile Letertre [extrait]
Lettre ouverte d’André Nouschi, Pied-noir, historien de l’Algérie [extrait]
J’ai lu avec attention votre discours prononcé le 26 mars dernier à Paris. Comme Pied-noir et comme historien, je veux vous dire combien votre récit de l’histoire de la colonisation française en Algérie n’a rien à voir avec celle de la réalité coloniale. Puisque vous invoquez les pharisiens de l’Evangile,on peut, après vous avoir lu et entendu, vous ranger parmi eux. Pharisien vous l’êtes en mentant à vos auditeurs et à vos fidèles.
Vous devriez apprendre de près l’histoire de l’Algérie coloniale ; je parie à un contre cent que vous ne la connaissez que par des on-dits et que vous n’avez pas le même regard que feu l’archevêque d’Alger, le cardinal Duval que vos amis surnommaient Mohammed Duval. Comme Pied-noir, j’y suis né, comme mes parents, mes arrière grands parents et les aîeux arrivés d’Italie en 1736. Donc l’Algérie coloniale je la connais et j’y ai vécu mon enfance. A votre différence, j’ai fait aussi la guerre de 1942 à 1945 avec plusieurs centaines de milliers de Mohammed qui ont subi la colonisation de l’Algérie, c’est-à-dire le racisme, l’injustice et le mépris. La guerre a éclaté en 1954 parce que les Arabes,les Algériens, les ratons comme les appelaient vos admirateurs, réclamaient de la dignité, de la justice ; relisez le tract du FLN du 1er novembre 1954. [...]
Le 4 avril 2021
André Nouschi
Lettre de Michel Levallois, préfet honoraire, membre de l’Académie
des sciences d’outre-mer, adressée au cardinal André Vingt Trois [1] :
Monseigneur
Je tiens à vous faire part de mon indignation et de ma douleur lorsque j’ai pris connaissance de l’homélie prononcée par le Père Jean-Yves Molinas, vicaire général de Toulon, le 26 mars dernier, à Notre-Dame de Paris, lors d’une Grand messe célébrée à l’initiative de L’Association du souvenir du 26 mars 1962.
Il n’est pas question de nier ou de minimiser les souffrances, la tragédie
même que fut pour les « Pieds-noirs » dont beaucoup ne connaissaient pas la
France, l’indépendance de l’Algérie et leur effrayant exode de l’été 1962.
Pour avoir servi trois ans en Algérie, entre 1959 et 1962, d’abord comme
officier SAS, puis comme sous-préfet à Orléansville, enfin au cabinet du
délégué général du gouvernement à Alger – j’ai quitté Alger quelques jours
avant la fusillade de la rue d’Isly –, et pour avoir conservé de nombreux
amis Pieds-noirs, je sais qu’ils ont vécu le cessez le feu du 19 mars
comme un abandon incompréhensible après huit années de guerre et de
terrorisme.Mais la compréhension et le partage de cette souffrance ne peuvent pas se
faire en falsifiant l’histoire – ce pays était aussi celui des Arabes –, en
ignorant les décisions du peuple français – l’indépendance a été votée
par une très large majorité du peuple français –, en travestissant en «
résistance » l’entreprise criminelle de l’OAS qui a sciemment programmé des
centaines d’attentats pour faire échouer la coopération prévue par les
accords d’Évian. J’ajoute que beaucoup de Pieds-noirs ne partagent pas du
tout cette interprétation de leur histoire : elle les enferme dans leur
malheur au lieu de les aider non pas à oublier mais à assumer leur
nouvelle vie.Le parallèle qu’il a établi entre la liturgie du jour – la fête de l’Annonciation, la venue du Christ et sa montée vers le Golgotha – et les souffances du « petit peuple Pied-noir » en Algérie, est inacceptable. Ce n’est pas un message chrétien de pardon et d’amour que ce prêtre a délivré, mais une confirmation de toutes les haines et de tous les égoîsmes qui ont conduit l’Algérie française à sa perte. Que dire de sa justification des crimes de l’OAS, cette organisation terroriste et criminelle qui a sciemment programmé des centaines d’attentats pour faire échouer la coopération prévue par les accords d’Évian ?
Comment un prêtre exerçant des responsabilités dans l’Église de France et prélat de sa Sainteté peut-il tenir en chaire des propos aussi partisans , qui sont à la fois un véritable déni de l’histoire et la justification de ce qui fut une guerre civile ?
Les propos du père Molinas sont un déni de l’existence et des souffrances des musulmans d’Algérie, de ceux qui sont devenus nos concitoyens et qui vivent avec nous, dont certains sont aussi des chrétiens.
Ils sont aussi insupportables à ceux qui ont fait leur devoir en Algérie en obéissant aux ordres des gouvernements légitimes, en mettant en œuvre une politique approuvée démocratiquement par une très large majorité de Français, dont certains, militaires, gendarmes, policiers, enseignants ont été assassinés par l’OAS.
Enfin, l’Église de France aurait-elle oublié le témoignage donné par tant de prêtres et de religieux, je pense à Mgr Duval, à Mgr Claverie, aux moines de Tibirhine, qui ont tout fait, parfois jusqu’au sacrifice de leur vie, pour maintenir un lien et une présence d’amour et de fraternité dans ce pays déchiré entre les religions et les communautés ?
Dans l’espérance que vous pourrez mettre fin au scandale civique et religieux que sont les propos tenus par le père Molinas, je vous prie de croire, Monseigneur, à l’expression de ma confiance et de ma respectueuse considération.
Paris le 9 avril 2012
Michel Levallois
[1] Lors de la mise en ligne de cette page, au soir du 19 avril, la lettre de Michel Levallois, adressée au cardinal André Vingt-Trois, avait été malencontreusement amputée de deux paragraphes. Cette erreur matérielle a été corrigée dès le lendemain matin, et la version proposée dans cette page est maintenant conforme à l’originale.
[2] Le grand-père paternel de Jean-Philippe Ould Aoudia fut l’un des tout premiers Kabyles christianisés par les pères blancs du cardinal Lavigerie. Voir Jean-Philippe Ould Aoudia, Un élu dans la guerre d’Algérie, éd. Tiresias, 1999.