l’état 4001 et le sarkomètre ont faussé la mesure de la délinquance


article de la rubrique justice - police > statistiques de délinquance
date de publication : vendredi 17 mai 2013
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Une commission parlementaire met en cause l’outil statistique utilisé pour mesurer les délinquances. Dans un rapport présenté le 24 avril dernier, les députés Jean-Yves Le Bouillonnec (PS) et Didier Quentin (UMP) écrivent que les données policières et judiciaires rassemblées dans les recueils officiels de statistiques sont « partielles, biaisées et insuffisantes » [1].

Les statistiques policières sont aujourd’hui principalement issues de l’“état 4001”, formulaire administratif qui recense certaines infractions constatées et celles qui sont élucidées par les services de police et de gendarmerie. Ce tableau est rempli chaque mois par l’ensemble des services de police et de gendarmerie [2]. Pour les parlementaires, cet état 4001 « ne peut être considéré comme un outil de mesure ».

Le rapport pointe en effet son « utilisation dévoyée par l’Etat » et dénonce les effets de la logique de performance induite par la LOLF sur ces statistiques. Étant utilisées pour évaluer la performance des services, elles sont susceptibles d’être manipulées pour assurer la production de chiffres conformes aux objectifs fixés. Le rapport met également en cause l’utilisation d’un « chiffre unique » de la délinquance, qui était jusqu’à présent la règle pour mesurer chaque année la politique sécuritaire des gouvernements.
Nous reprenons ci-dessous deux extraits de cet important rapport parlementaire : le début de son introduction, suivi d’un passage consacré à l’état 4001.


Introduction (extrait)

Les statistiques des délinquances et de leurs conséquences, objet du présent rapport, ont pris une importance considérable dans le débat public. Tour à
tour utilisées pour présenter un bilan favorable de l’action des gouvernements ou, au contraire, pour asseoir, à partir de l’état des lieux qu’elles fournissent, une nouvelle politique pénale, elles sont déraisonnablement mises en avant.

La valorisation de ces statistiques, tant par les gouvernants que par les
médias, est d’autant plus paradoxale que, comme vos rapporteurs entendent vous le démontrer, ces statistiques n’ont qu’une fiabilité très limitée et ne permettent nullement de mesurer finement les délinquances.

Ceci est d’autant plus vrai que c’est généralement un « chiffre unique »
qui sert de fondement à la communication et au débat. Or, ce chiffre, qui résulte de l’agrégation grossière de données éparses, n’est porteur d’aucune réalité. Fabriqué de toutes pièces à des fins de communication politique, il ne peut que faire reculer le niveau du débat public, alors même que la connaissance de la réalité des délinquances est, par nature, susceptible d’éclairer les acteurs publics autant que les observateurs de la réalité sociétale.

La mission a ainsi eu à cœur de soustraire la mesure des délinquances aux
polémiques récurrentes dont elle fait l’objet. Les statistiques des délinquances,
qu’elles proviennent des données relatives à l’activité des services concourant à la chaîne pénale ou des enquêtes de victimation, sont un enjeu majeur de
connaissance et, partant, d’orientation des politiques publiques. [...]

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L’utilisation dévoyée de l’état 4001 [3]

L’état 4001 n’est pas un outil neutre qui, à l’instar d’un thermomètre,
mesurerait un phénomène indépendant. Au contraire, l’outil rétroagit sur
l’action des policiers et des gendarmes. Dès lors que l’outil n’est plus utilisé à la
seule fin de recenser, de façon objective, les faits constatés par les forces de
l’ordre, son utilisation peut comporter des biais, que l’absence de garde-fous
techniques et de contrôles, tant interne qu’externe, ne permettent pas de
compenser. Le principal problème réside, à l’heure actuelle, dans le fait que
l’état 4001 est devenu un outil de mesure de la performance des services de police et de gendarmerie.

Ce phénomène semble d’abord être lié à la logique de performance qui
innerve l’ensemble des activités de l’État depuis la mise en œuvre de la loi
organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF).
En effet, les indicateurs figurant dans les rapports annuels de performance (RAP) reposent sur des données issues de l’état 4001. Les indicateurs permettant de mesurer la performance de la police nationale en ce qui concerne l’objectif qui lui est assigné par la LOLF de « réduire l’insécurité », sont, entre autres, l’évolution du nombre de crimes et délits en matière d’atteintes aux biens constatés en zone police (indicateur 1.1), l’évolution du nombre de crimes et délits en matière d’atteintes volontaires à l’intégrité physique des personnes constatés (indicateur 1.2), l’évolution du nombre de crimes et délits en matière
d’escroqueries et d’infractions économiques et financières constatés (indicateur
1.3) et l’évolution du nombre d’infractions révélées par l’action des services (indicateur 1.4). Le taux d’élucidation, qui n’a, en l’état actuel de son mode de
calcul, aucune valeur (cf. supra), fait également partie de la batterie d’indicateurs utilisés pour mesurer la performance des services de police.

Quand on mesure la performance d’un service à partir des données
qu’il renseigne lui-même, le risque de distorsion et de manipulation est
important. Comment, lorsque l’on construit soi-même les chiffres servant de base à son évaluation, ne pas parvenir à un bilan toujours favorable ? Le bilan
stratégique du rapport annuel de performance 2011 du programme budgétaire
n° 176, relatif à la police nationale, commence d’ailleurs en ces termes : « Pour la neuvième année consécutive, la délinquance a reculé en zone police. Les objectifs ambitieux assignés par le projet annuel de performances ont été dépassés. La baisse des atteintes aux biens et des escroqueries et infractions économiques et financières, qui représentent plus des deux tiers des faits enregistrés, s’est amplifiée, atteignant respectivement -2,57 % et -3,4 %, contre -1,7 % et -2,56 % en 2010. La tendance à l’augmentation des atteintes volontaires à l’intégrité physique a été maîtrisée, avec un recul de 0,16 %, et une baisse de 0,26 % des violences crapuleuses ».

Par sa construction même, cette logique de performance ne pouvait qu’être dévoyée et mener à une course à l’obtention de « bons » chiffres. La forte hiérarchisation de la structure policière a quant à elle conduit à ce que
l’ensemble des échelons, locaux et nationaux, participe à la production de données biaisées voire, dans certains cas, clairement manipulées. Ainsi, des réunions périodiques ont pu être organisées par le ministère de l’Intérieur sous l’égide de M. Nicolas Sarkozy, alors ministre, au cours desquels les préfets et responsables des services de police et de gendarmerie issus des départements qui affichaient les plus mauvaises statistiques étaient confrontés aux représentants des services présentant, eux, les meilleurs chiffres. Sous couvert d’un échange de bonnes pratiques, les « mauvais élèves » étaient sommés de présenter des explications.
L’effet sur les services de ce système, surnommé le « sarkomètre » par les
policiers, était net : il fallait faire en sorte que les prochains chiffres soient
présentables, c’est-à-dire en baisse. Cette pratique a semble-t-il perduré sous les ministres suivants, en dehors de leur présence toutefois.

Une pression a donc été exercée, de haut en bas de la chaîne policière, pour obtenir un état 4001 conforme aux exigences de baisse affichée de la
délinquance, ce qui a généré un certain nombre de manipulations. En effet, « cet usage gestionnaire (managerial) peut engendrer des distorsions supplémentaires, soit que les agents de base ajustent leurs enregistrements statistiques pour se protéger du contrôle de leur hiérarchie, soit que celle-ci travaille ensuite les agrégations pour les rendre plus conformes aux objectifs du moment » [4]. D’autres interlocuteurs de la mission ont vu dans la production de chiffres
conformes aux résultats attendus par le gouvernement le résultat d’une tractation entre le ministère de l’Intérieur et les forces de l’ordre. Ainsi, on peut considérer que « le niveau de l’efficacité policière évaluée à partir des statistiques produites par les agents des forces de l’ordre est proportionnel au soutien accordé au gouvernement par les policiers et les gendarmes » [5]. Selon cette analyse, la stratégie de l’exécutif aurait été de donner aux forces de l’ordre des moyens supplémentaires afin « qu’ils n’aient plus à se plaindre et orientent les chiffres dans le sens désiré » [6]. Il en est de même des primes individuelles et collectives à la performance qui, sans être directement corrélées aux statistiques produites, auraient fait l’objet, d’après certaines personnes entendues par la mission, d’un contrat moral implicite permettant leur maintien à un haut niveau en échange de
l’adhésion des forces à la « politique du chiffre ».

Cela n’a pas été sans conséquence sur l’activité des services, qui a été
réorientée de sorte à permettre la production de tels chiffres. Cela a
notamment pu conduire au ciblage de certains publics – les personnes
soupçonnées d’être en situation irrégulière sur le territoire français – ou sur
certaines infractions, pour permettre l’augmentation des infractions révélées par
l’action des services et, partant, des taux d’élucidation. La façon dont les services luttaient contre certaines formes de délinquance, comme le trafic de stupéfiants, a pu s’en trouver modifiée : plutôt que de remonter une filière, certains services ont préféré interpeller rapidement un grand nombre de petits revendeurs et de consommateurs de produits stupéfiants, pour enregistrer plus de « bâtons ». Mais ces nombreuses interpellations qui permettent, en matière de stupéfiants et de séjour irrégulier, d’afficher d’excellents taux d’élucidation, représentent autant de temps policier non passé à traiter d’autres contentieux parfois plus graves et exigeant plus d’investigations. La nécessité de produire des statistiques orientées a également eu un effet non négligeable sur l’activité jusqu’ici non judiciaire des policiers et des gendarmes. Les missions de police secours, qui donnaient généralement lieu à une simple médiation, entre voisins ou conjoints, font désormais plus souvent l’objet d’une procédure judiciaire visant à justifier l’emploi des forces et à grossir les taux d’élucidation.

Au sein des institutions policières, de nombreux policiers et gendarmes
estiment que cette « course au chiffre » leur a fait perdre le sens de leur mission, les statistiques étant devenues une fin en soi. Des compétitions malsaines ont pu s’instaurer entre les services, dont les chefs ont parfois été tentés d’arranger les chiffres. Des enjeux de carrière, la perspective de décrocher ou de maintenir le niveau d’une prime, la nécessité de motiver des demandes de moyens supplémentaires, ont pu, ici et là, orienter la production statistique. Une importance considérable a été accordée aux statistiques au détriment de l’appréciation que peut porter un policier sur l’évolution de la délinquance et de l’efficacité du service : si les statistiques sont jugées bonnes, aucune réflexion de fond ne peut être engagée. Les statistiques sont ainsi apparues comme un outil d’occultation de la réalité de la délinquance. Cette logique de performance a également eu pour conséquence de priver la police de l’usage de ses propres sources statistiques pour la conduite opérationnelle de ses actions et l’adaptation de ses dispositifs à la réalité de la délinquance.

Par ailleurs, le recours au très médiatique « chiffre unique » ne fait que
renforcer la probabilité qu’il existe d’importantes distorsions dans l’utilisation de l’état 4001. La communication autour de ce qui est assimilé à tort aux « chiffres
de la délinquance » est devenue aussi importante que les données elles-mêmes. Il est vrai que le chiffre unique présente, en termes de communication, des avantages certains : facilement compréhensible, il permet des raccourcis intellectuels qui rendent plus aisée la transmission de l’information aux citoyens, par le biais des médias. Pourtant, le chiffre unique n’est porteur d’aucune signification réelle, puisqu’il est le résultat de l’agrégation de données qui sont sans rapport les unes avec les autres (cf. supra) : « Il additionne […] des unités de compte différentes comme si l’on pouvait ajouter des chaises à des éléphants sous prétexte qu’ils ont quatre pattes » [7]. Comment l’addition du nombre de chèques volés et de victimes d’agressions sexuelles pourrait-il conduire à une appréhension, même approximative, de la délinquance ?

En outre, le chiffre unique permet par construction de masquer les évolutions réelles des faits constatés. Le chiffre unique de la délinquance a ainsi permis de dissimuler la très forte augmentation des atteintes aux personnes par la diminution considérable des atteintes aux biens, due en grande partie au
développement de la sécurité privée. Dans la mesure où tous les faits constatés sont placés sur le même plan, de l’injure à l’homicide, sans pondération aucune en fonction de leur gravité, les évolutions du chiffre unique peuvent masquer une tendance générale parfaitement inverse à celle qui est présentée. Pour prendre un exemple simple, si les crimes augmentent de 10 unités, alors que les délits diminuent de 20 unités, la délinquance aura globalement baissé de 10 unités, alors même qu’on peut considérer que la situation se sera en réalité aggravée. Le chiffre unique ne veut donc littéralement rien dire, mais se révèle extrêmement utile à qui veut asséner une vérité ayant l’apparence de la scientificité.

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Quelques compléments

  • Enregistrement vidéo des auditions de Christian Mouhanna et Jean-Luc Matelly, chercheurs, et Laurent Mucchielli, sociologue, à l’Assemblée nationale, le mardi 9 octobre 2012 : http://www.assemblee-nationale.tv/m....

Notes

[1Rapport d’information, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 avril 2013, par la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, en conclusion des travaux d’une mission d’information relative à la mesure statistique des délinquances et de leurs conséquences,
présenté par MM. JEAN-YVES LEBOUILLONNEC ET DIDIER QUENTIN.

Le rapport est téléchargeable : http://www.assemblee-nationale.fr/1....

[2Voir les pages 197 et 198 du rapport.

[3Extrait des pages 38-41 du rapport.

[4Contribution du CESDIP aux travaux de la mission, cf. annexe n° 1 du rapport.

[5J-H. Matelly et C. Mouhanna, Police, des chiffres et des doutes, 2007, p. 164.

[6Id. p. 174.

[7P. Robert et R. Zauberman, Mesurer la délinquance, 2011, p.35.


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