"Triste France, en effet, que celle qui récuse sa Déclaration des droits de l’homme au profit de pamphlets à la vision étriquée."
MIGRANTS INSTALLÉS À FRÉJUS : DERRIÈRE LA CHIMÈRE, DES HUMAINS
Par Pierre Panchout Le 05/10/19 à 07h00 ● MàJ 04/10/19 à 21h25 (in journal Var Matin)
"En marge des commentaires politiques et des appréciations à l’emporte-pièce sur les réseaux sociaux, l’envers de la vie de ces mineurs isolés et de ceux qui les côtoient. Aucun autre ne veut témoigner dans notre journal. Ismaël, lui, a accepté de partager son fardeau. Timidement, il s’avance vers nous pour cette interview où il consent à livrer les plus sombres moments de sa vie. Du haut de ses 17 ans, ce Guinéen a déjà vécu la souffrance et l’abandon. La première chose qu’il exprime, c’est le refus d’être photographié et la volonté que son prénom soit modifié. Une décision qu’il a prise après avoir découvert l’animosité de nombreuses personnes, exprimée dans les commentaires du compte Facebook de la Ville de Fréjus. « J’ai été abasourdi par ce qui s’est dit sur les réseaux sociaux. Nous n’avons jamais cambriolé de maison ni offensé qui que ce soit. Quant à ceux qui se sont mal comportés en se bagarrant, ils ont été exclus.
Aujourd’hui, nous qui n’avons causé de tort à personne, sommes mal perçus à cause de ces deux-là. Aujourd’hui, j’ai peur. Peur que la police m’arrête. Peur de ne pas savoir quoi leur répondre. » Le jeune homme ne demande pas aux Fréjusiens de le croire sur parole. Il voudrait « que les gens aillent à la rencontre des responsables d’établissements scolaires et des chefs d’entreprise qui [les] côtoient et les questionnent, afin qu’ils puissent se faire leur propre opinion ». Ismaël marque une longue pause. Puis il raconte, la voix hésitante, le périple qui l’a conduit de son petit village de Guinée jusqu’à Fréjus. « J’ai grandi sans connaître ma mère... elle est décédée. Mon père s’est remarié et avait de quoi subvenir à mes besoins avec son travail. Il payait même ma scolarité. Tout a basculé en 2015, lorsqu’il... est arrivé un accident... et qu’il est parti lui aussi. »
"JE N’AVAIS AUCUN MOYEN DE REVENIR EN ARRIÈRE" Ces dernières paroles sortent avec peine. Tout comme la suite. « Ma belle-mère m’a alors annoncé qu’elle n’avait pas de quoi payer l’école, ni même de quoi me permettre de subsister. Alors elle m’a envoyé chez mon oncle, qui habitait le même village. Mais lui non plus m’a dit ne pas avoir assez d’argent pour me garder. Son fils m’a alors demandé de le suivre jusqu’au Mali. Moi, je n’avais pas d’argent, je n’avais d’autre choix que de le suivre. Lui travaillait comme menuisier là où l’on s’arrêtait. Moi, j’étais contraint de mendier. Je pensais qu’on allait revenir en arrière, mais après le Mali, on a continué. Jusqu’en Algérie, puis jusqu’au Maroc. Une nuit, il m’a amené jusqu’à la mer. Il y avait là un zodiac bondé prêt à partir pour l’Espagne. Il m’a alors dit “il n’y a rien pour toi au pays” et m’a fait monter dans le bateau. Je ne voulais pas, mais je n’avais aucun moyen de revenir en arrière. »
Arrivé en Europe, à Algésiras, Ismaël, en tant que mineur, est pris en charge par la protection des enfants espagnole. « On nous donnait un peu d’argent et, à force d’économies, j’ai pu payer un train pour remonter jusqu’à Barcelone. Ce sont les gens qui s’occupaient de moi qui me l’ont conseillé, parce que je parle français mais pas espagnol. Après Barcelone, j’ai pris un autre train vers la France mais cette fois sans payer. On m’a fait descendre je ne sais où et la police m’a auditionné et confirmé mineur. On m’a alors laissé repartir et, une fois en France, on m’a envoyé à Avignon, puis Toulon et enfin Fréjus. » Depuis quelques semaines, Ismaël suit une formation en apprentissage dans une boulangerie. « Ça me plaît mais ce que je voudrais vraiment, c’est avoir l’occasion de reprendre mes études. Seulement, quand j’ai dit que je voulais aller à l’école, on m’a dit que ce n’était pas possible, que je devais apprendre un métier. Mon rêve, ce serait de devenir avocat. »
L’histoire de ce jeune garçon n’est malheureusement pas singulière. « Dans le cadre de l’évaluation de leur minorité, la chronologie du cheminement de ces jeunes est vérifiée par rapport aux événements géopolitiques. Et ils ont tous des parcours chaotiques et douloureux, explique Laurent Savoye, directeur de l’Association qui gère le site qui accueille Ismaël. Malgré tout, la plupart font preuve de beaucoup de détermination dans leur scolarité ou leur apprentissage. »
"ILS TRAVAILLENT SANS PERCEVOIR LEUR SALAIRE" « Par souci d’égalité républicaine, les mineurs non-accompagnés doivent être scolarisés au même titre que les ressortissants nationaux. » L’inspection académique se bornera à ce simple commentaire réglementaire sur l’inclusion de la quinzaine de mineurs non accompagnés (MNA) accueillis dans les trois collèges fréjusiens. Réglementaire, et stricte, est, semble-t-il, l’application de cette loi sur l’instruction obligatoire, c’est-à-dire jusqu’à 16 ans minimum, puisqu’aucun MNA n’est scolarisé en lycée et qu’ils sont, à partir de 17 ans, tous en apprentissage – entre alternance donc. C’est le cas d’Ismaël, et sans doute de nombre d’autres. Ainsi propulsés dans le monde de l’entreprise, ces jeunes migrants ne rechignent pas à la tâche. « Ça se passe très bien, il est volontaire, respectueux, à l’heure et visiblement content de travailler, témoigne “Serge” (le nom a été changé), restaurateur de Fréjus-Plage employant un jeune Malien, mais préférant rester discret. L’an dernier, j’ai accueilli mon premier migrant. Un autre Malien. ça s’était déjà très bien passé puisqu’il est toujours présent. Ces jeunes-là ne reculent devant rien. »
"FAIRE FRÉJUS-PUGET À PIEDS NE LES EFFRAIE PAS" L’expérience de Serge n’a rien de singulière pour Thierry Anne, directeur de la Mission locale EstVar, organisme qui accompagne près de 2.500 jeunes déscolarisés dans leur orientation professionnelle. Dont une quarantaine de migrants. « Les premiers MNA sont arrivés en février dernier. Ce ne sont pas les mêmes que ceux aujourd’hui accueillis au Kangourou, mais des jeunes hébergés en logement diffus. Ce que je peux dire de ces jeunes, une vision d’ensemble d’après les retours de leurs différents employeurs, c’est qu’ils sont particulièrement motivés, ponctuels et très matures. C’est-à-dire que les savoirs-être sont déjà acquis. Faire Fréjus-Puget à pieds ne les effraie pas et ils partent avec l’avance nécessaire pour arriver à l’heure. Les stages se soldent, dans 80 % des cas, par un contrat d’apprentissage. Je n’ai pas ce taux avec les autres jeunes ! En outre, nous avons un taux de rupture qui est nul, contre 8 % d’ordinaire. En vérité, ce sont des profils qui sont recherchés par les employeurs. » Bilan sans appel, donc, pour Thierry Anne qui précise : « Il faut savoir qu’en outre, comme ils n’ont pas de papiers et que l’Aide sociale à l’enfance (Ase) est débordée, ces MNA n’ont pas pu ouvrir de compte bancaire. Et donc qu’ils continuent à travailler alors que, jusqu’ici, ils n’ont pas pu encaisser le moindre centime de leurs salaires. »
LE BILLET DE PIERRE PANCHOUT : PEURS CONTRE PEURS « Tu sais, il ne faut pas en avoir peur, car en vérité, lui est encore plus effrayé que toi. » Cette maxime, chacun l’a entendue à maintes reprises dans son enfance à propos d’une quelconque bestiole dont il s’alarmait. Celle-ci pourrait également s’appliquer aux jeunes migrants hébergés, notamment, à l’hôtel Kangourou. « Combien faudra-t-il d’agressions, de blessés, de morts », s’épouvantait David Rachline la semaine dernière en réaction à cette “nouvelle”. Affublé de la sorte, il faut reconnaître que le péril évoqué par le maire de Fréjus semble considérable. Seulement voilà, il ne s’agit pas de dangereux terroristes assoiffés de sang, mais juste d’ados échoués là après le naufrage de leur vie de misère. Ne vous méprenez pas, la peur est aussi, et peut-être davantage, de leur côté. Craignant la vindicte populaire, ils n’osent être photographiés ou nommés dans la presse. Plus édifiant encore : les chefs d’entreprise accueillant ces jeunes refusent de l’assumer publiquement. Rien d’étonnant au regard du déchaînement de violence verbale qui s’abat sur la tête de ces gamins parce que deux “d’entre eux” se sont battus. Alors ils font profil bas, s’adonnent à leur travail même s’ils n’ont pas encore pu encaisser leur salaire. Le tout sous le poids des accusations, ô ironie, d’ôter le pain de nos bouches et de profiter du système d’une « triste France » en perdition. Triste France, en effet, que celle qui récuse sa Déclaration des droits de l’homme au profit de pamphlets à la vision étriquée.