halte au rapt ! par Christiane Taubira


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : jeudi 15 mai 2014
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La présidente du Front national (FN), Marine Le Pen, a reproché dimanche 11 mai à la garde des sceaux, Christiane Taubira, de ne pas avoir chanté La Marseillaise lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, la veille, dans les jardins du Luxembourg à Paris. Mais François Hollande et Benoît Hamon n’ont pas non plus chanté... pas plus que Nicolas Sarkozy en des circonstances analogues.

Sur sa page Facebook, la ministre de la justice a confirmé ne pas avoir entonné l’hymne national, préférant écouter les solistes. Christiane Taubira y explique notamment que « certaines circonstances appellent davantage au recueillement [...] qu’au karaoké d’estrade », et ne pas avoir voulu « aller gaillardement de [sa] part de fausses notes ».

« Je ne comprends pas qu’on fasse ce procès à Taubira et pas à moi, a déclaré Benoît Hamon, lundi 12 mai sur BFMTV [1]. Christiane Taubira est devenue le symbole d’une forme de conquête de la démocratie vivante, qui assume sa diversité. Elle est du coup devenue l’objet de toutes les polémiques injustes. »

Pour terminer : une belle analyse de Jean-Loup Amselle : Honteux proccès en “francité”.

[Mis en ligne le 12 mai 2014, mis à jour le 15]



Halte au rapt !

tribune de Christiane Taubira [2]


Ils se sont lassés. Assez vite, ma foi. J’allais presque dire dommage, les ayant connus plus durablement hargneux.

Le crime ? Je n’ai pas chanté la Marseillaise ce 10 mai place du général Catroux, belle figure républicaine et résistante, lors de la cérémonie en hommage au général Dumas, glorieux héros méconnu. Pour leur pleine information, et désolée pour ceux qui voudraient me soumettre à la gégène, j’avoue n’avoir pas chanté le même jour, le même après-midi lors de la cérémonie officielle au jardin du Luxembourg.

Luxembourg. Quand, à la note exacte, au-dessus de l’orchestre, la voix de la soliste se détache…j’écoute. Et j’écoute jusqu’au bout. A la fin, ayant salué l’orchestre de la tête, je félicite la cantatrice, qui glisse dans la conversation être d’origine haïtienne mais n’avoir jamais vécu à Haïti.

Place Catroux. Quand, dans le premier silence de l’orchestre, monte la voix, masculine cette fois, bravant le crachin, j’écoute. Est-ce la technique est-ce l’acoustique, la voix, par moments, tressaille. J’en parle avec quelqu’un qui me dit que d’où il était, il n’entendait que par à-coups, ‘c’est sûrement la sono, madame’.

Lorsque, en fin de réunion publique, emportés par une ferveur désordonnée, nous entamons la Marseillaise, chacun y va de son lot de dissonances et le chant le plus maltraité de France retentit, revigoré par ces centaines, ces milliers de voix qui disent, plus encore que le souvenir enflammé des grandes heures du passé, l’exaltation du moment vécu ensemble là, conjurant les difficultés, l’inquiétude, la peur, criant confiance en l’avenir. J’y vais alors gaillardement de ma part de fausses notes.

Sinon, j’écoute. Le timbre, la tonalité, la première note et là où elle mènera le chant.

Déjà, pour le bicentenaire de la Révolution, lorsque, sur la place de la Concorde, place de réconciliation après la Terreur, après les tambours, puis les instruments à vent, puis les cuivres et la flûte traversière, un silence, et s’élève la voix sublime et fougueuse de la soprano Jessye Norman entonnant le sixième couplet, Amour sacré de la patrie… Liberté liberté chérie… c’est soudain le courage, la force, la puissance, et tout d’un coup l’ardeur et la vaillance de ceux qui allèrent au combat en tutoyant la mort, qui envahissent l’espace et l’esprit. J’écoute.

Il arrive que le chœur de foule, à contretemps des choristes, s’il trouve son tempo et sa tessiture, basse contre voix ténor, aigüe contre voix alto, dégage une harmonie singulière. Le résultat est rare.

Mais certaines circonstances appellent davantage au recueillement… qu’au karaoké d’estrade.

Ainsi de ce 8 mai quand la chorale militaire entonne la Marseillaise, puis le chant des Partisans, deux chants suprêmes, souverains, témoins d’époques d’extrême violence, le Chant de guerre pour l’armée du Rhin et le Chant de ralliement des Résistants. Des deux la chorale fait une œuvre d’art…qu’elle achève dans ce murmure poignant des partisans, ouvriers et paysans. J’écoute. Solennellement. Demain c’est la journée de l’Europe. Quel chemin parcouru ! Mais quels périls encore !

Jessye Norman avançait superbement drapée dans une robe bleue blanche et rouge. Car le drapeau aux trois couleurs fut, à sa naissance, l’emblème de la révolte contre l’oppression et l’inégalité, la bannière d’espoir pour une société meilleure, puis devint l’étendard de la devise, la fraternité magnifiant la liberté et l’égalité.

Halte donc au rapt ! Sur l’hymne, le drapeau, la Nation, la République. Halte au holdup sur l’Histoire par celles-là et ceux-là qui se vautrent dans leur confort de classe, prêchent l’exclusion et le repli, et qui, par ces intimidations et ces traques, affichent des pratiques de miliciens.

Ils jouent, en ricanant, la même partition sur l’Europe. Les voilà champions des désespérés. Repus de rente électorale, ils moissonnent sans effort la fureur de ceux que l’économie malmène, qui ne croient plus en eux-mêmes, ne savent plus de quelle grandeur ils furent capables et, désorientés par ces sirènes, se perdent dans le ressentiment et la mésestime de soi.

On dirait la défaite des Lumières. Mais comme pour la défaite de Platon, ce n’est qu’une illusion d’optique. Ni l’exhibitionnisme pseudo-patriotique, ni le tapage de ceux qui se prennent pour les régisseurs de nos émotions, ni même cette florissante industrie de prestidigitation électorale n’ont pouvoir de raturer l’Histoire de ce pays, les conquêtes de la raison, l’empire de la volonté, l’intelligence des situations. Et le sursaut viendra. Des veines palpitantes de ce pays, de sa matière grise, de son énergie, de son génie. Et de nos combats.

Aussi sûr que ‘la lucidité est la blessure la plus proche du soleil’. René Char

Christiane Taubira


Christiane Taubira face à la droite et l’extrême droite :

Honteux procès en "francité"

Par Jean-Loup Amselle, anthropologue [3]


Les reproches faits récemment par la droite et l’extrême droite à Christiane Taubira, garde des sceaux, de ne pas avoir chanté La Marseillaise lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage le 10 mai, renvoient à un vieux débat sur le récit national.

A la lumière de cette controverse, il apparaît que ce qui est reproché à notre garde des sceaux, c’est à la fois d’avoir fracturé le récit national en ayant œuvré en faveur de l’édiction d’une loi mémorielle sur l’esclavage, et donc d’avoir mis en exergue l’existence d’un sous-groupe de descendants d’esclaves au sein de la République française. Celle-ci, conçue comme une et indivisible, n’admet en effet en son sein que des citoyens vus comme des individus identiques. La ministre a en outre aggravé son cas en omettant d’entonner l’hymne national, en assimilant cette pratique à du «  karaoké d’estrade » et en avouant qu’elle n’en connaissait pas toutes les paroles. A la différence de Benoît Hamon, notre ministre de l’éducation nationale, qui avoue lui aussi ne pas avoir chanté La Marseillaise à cette occasion, Christiane Taubira est donc dans le viseur de la droite et de l’extrême droite, qui la suspectent à double titre de ne pas être pleinement française.

D’abord parce qu’elle divise le corps national en ravivant de vieilles blessures et en favorisant l’auto-culpabilisation. Ensuite parce qu’elle refuse de célébrer l’unité nationale à travers le chant de son hymne. Si l’on comprend bien les reproches qui lui sont adressés, Christiane Taubira, parce qu’elle est » noire » serait tenue, plus que d’autres citoyens ( » blancs « ) de prouver son identité de Française. N’étant pas une Française de souche, mais une » allogène » issue de l’outre-mer (la Guyane), elle serait tenue de donner des gages de son allégeance à la mère patrie.

Il existe donc, au sein de la droite et de l’extrême droite, une suspicion de nationalité la concernant. Et cela renvoie plus anciennement aux attaques de Jean-Marie Le Pen contre certains footballeurs de l’équipe de France, coupables à ses yeux de ne pas connaître les paroles de La Marseillaise, ou encore contre des supporteurs de siffler le drapeau français dans les stades, voire de brandir le drapeau algérien.

Derrière cette suspicion de non-francité, il y a donc celle de non-fidélité au drapeau français et à l’hymne national, voire de double allégeance. Parce que Christiane Taubira ou les footballeurs « blacks » et « beurs » de l’équipe de France ne sont pas des Français de souche, des « Blancs », ils sont jugés incapables de représenter le peuple français au gouvernement ou dans des compétitions internationales.

La francité est donc une qualité d’essence qui ne s’acquiert pas, de sorte que l’on est français de toute éternité et qu’on ne saurait le devenir. Par là est affirmée la primauté du jus sanguinis ( « le droit du sang » ) sur le jus soli qui est depuis toujours au fondement de la République. Les Français sont ainsi conçus comme un groupe de descendance homogène dont l’ancêtre commun remonterait à plusieurs dizaines de générations (Clovis ?) sans qu’aucun élément allogène puisse parvenir à troubler cette belle ordonnance.

Dans cette France » blonde Marine « , il ne saurait y avoir de place pour des corps étrangers, assimilés à des microbes et devant, de ce fait, être expulsés du corps national, jugé sain. L’extranéité de Christiane Taubira ou des footballeurs « blacks » et « beurs » est donc une extranéité de proximité, celle qui est la plus dangereuse car la plus insidieuse. Elle renvoie à une citoyenneté à deux vitesses, celle des citoyens de plein droit parce que Blancs et chrétiens et ceux d’adoption parce que non-Blancs et non-chrétiens.

Dans cette optique, la République française perd son attribut d’universalité, d’une part parce qu’elle est liée à une couleur, d’autre part à une religion. Elle permet, en jouant sur l’opposition de couleur Blanc/non-Blanc, chrétien/non chrétien, de laisser libre cours au racisme et à l’antisémitisme.

Jean-Loup Amselle, anthropologue
auteur de L’Ethnicisation de la France, Lignes, 2011



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