fichage à l’ombre du secret défense


article de la rubrique Big Brother > le secret défense
date de publication : jeudi 5 juillet 2012
version imprimable : imprimer


Au cours de l’été 2008, un jeune Français d’“origine maghrébine”, qui exerçait son activité professionnelle de moniteur sportif à la prison de Toulon-La Farlède s’est vu brutalement privé de son habilitation à pénétrer dans des locaux pénitentiaires, à la suite d’un avis réservé émis par les services de la préfecture.

Cela a entrainé son licenciement immédiat. Mais, depuis lors, Ouadah n’est toujours pas parvenu à obtenir communication par la préfecture du Var du rapport de l’enquête diligentée pour l’autorisation d’accès, ni de l’avis réservé émis par la préfecture, tous deux relevant – paraît-il – du “secret défense”.

Ce cas a été évoqué à plusieurs reprises sur ce site, Ouadah étant désigné par ses initiales (O.C.). Nous tentons d’en donner ci-dessous une synthèse la plus abordable possible. Les règles de fonctionnement du Tribunal administratif, de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), et des structures plus ou moins visibles de l’administration sont décidément bien difficiles à comprendre pour le commun des mortels. Mais cette histoire qui n’a pas encore trouvé sa conclusion montre, au-delà d’une possibilité de comportement discriminatoire des services, que l’individu est bien peu de chose au regard de l’administration.

À la date du 5 juillet 2012, la Préfecture ne s’était toujours pas pliée à l’injonction de communiquer son dossier.

[Mis en ligne le 13 janvier 2012, mis à jour le 18 janvier 2012, puis le 5 juillet 2012 ]



Ouadah est français, né en France en 1975. Il a commencé à exercer sa profession d’éducateur sportif, en 1998, dans différentes structures municipales de la région parisienne. A partir de 2004, il est éducateur sportif à la prison de Toulon-La Farlède – les trois dernières années à titre de salarié. Depuis juillet 2007 il bénéficie d’un contrat à durée indéterminée (CDI) avec l’Union sportive Léo Lagrange.

Ses prestations se déroulent sans problème et il donne entière satisfaction.

18 juillet 2008 : le licenciement [1]

Ce jour-là, l’Union sportive Léo Lagrange informe Ouadah de son licenciement immédiat « pour motif personnel ». En effet, suite à l’avis réservé émis par le préfet du Var dans le cadre de l’instruction d’une procédure d’habilitation qui visait à lui permettre d’obtenir un accès permanent au centre pénitentiaire de Toulon-La Farlède, l’administration pénitentiaire lui a retiré l’autorisation d’accès au site de Toulon-La Farlède, puis à l’ensemble des établissements pénitentiaires.

7 août 2008 : la préfecture refuse de communiquer [1]

Afin de connaître les raisons justifiant cette décision, Ouadah sollicite par un courrier du 29 juillet 2008 adressé au préfet du Var la communication de son dossier :

  1. le rapport de l’enquête diligentée pour l’autorisation d’accès,
  2. l’avis réservé émis par la préfecture

Le préfet lui répond négativement :

7 août 2008 – Lettre de la préfecture du Var

« [...] Compte tenu de la nature de ces documents qui comportent des informations à caractère privé et confidentiel, relevant d’une procédure inscrite au titre de la sécurité publique dans le cadre de l’organisation de l’administration pénitentiaire, il ne m’appartient pas de réserver une suite favorable à votre demande.

« Je vous invite à consulter la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), dans l’hypothèse où vous souhaiteriez maintenir votre démarche. »

29 septembre 2008 : avis favorable de la CADA [1]

La communication de documents administratifs aux administrés est organisée par la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, « portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public » [2], qui a créé la CADA. Le rôle de cette commission, qui n’intervient qu’en cas de refus préalable de l’administration sollicitée, est uniquement consultatif dans la mesure où ses avis ne s’imposent pas à l’administration [3].

Saisie par Ouadah, la CADA émet un avis favorable à la transmission de ces documents :

29 septembre 2008 – Lettre de la Cada

« En l’absence de réponse du préfet du Var à la demande qui lui a été adressée, la commission, qui regrette de n’avoir pu prendre connaissance des documents en cause, considère que ceux-ci, s’ils existent, sont communicables à l’intéressé sur le fondement du II de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, sous réserve de l’occultation des seules mentions dont la divulgation serait de nature à porter atteinte à la sécurité publique, en vertu du I du même article. Au bénéfice de ces observations, la commission émet donc un avis favorable. Elle rappelle qu’en vertu de l’article 3 de la même loi, l’intéressé dispose par ailleurs d’un droit à consigner ses observations en annexe du rapport dont les conclusions lui sont opposées. »

A nouveau sollicitée, la préfecture du Var ne répond pas à une nouvelle demande d’Ouadah. Ce dernier s’adresse donc au TA de Toulon.

6 octobre 2010 – Audience au TA [4]

Mercredi 6 octobre 2010, le Tribunal administratif de Toulon se penche sur l’affaire.

Le rapporteur public évoque longuement certains aspects juridiques.
Il rappelle que le préfet du Var avait fait valoir, « d’une manière peu argumentée » – la notification de sa décision n’étant assortie d’aucune explication – que ces documents étaient classifiés “confidentiel défense” et que leur divulgation contreviendrait aux exigences de protection de la sûreté de l’État et de la sécurité publique.

Maître Bruno Bochnakian qui assure la défense d’Ouadah commence sa plaidoirie en déplorant l’absence de la préfecture à l’audience. Il remarque que « ses convictions religieuses ont été vraisemblablement de nature à entraîner le retrait par les services pénitentiaires de l’habilitation qu’[Ouadah] détenait, alors que son casier judiciaire est vierge et qu’il n’a fait l’objet d’aucune condamnation ». L’avocat insiste ensuite longuement sur les dangers pour les libertés individuelles qui résultent de l’extension inconsidérée du fichage de la population et des dérives auxquelles la multiplication des interconnexions donne lieu et attire l’attention du tribunal sur le fait que le citoyen est désarmé devant une telle situation.

Le TA rendra sa décision le 3 novembre 2010.

3 novembre 2010 – Décision du TA [5]

« Considérant que [...], il y a lieu d’ordonner avant dire droit, tous droits et moyens des parties étant réservés, la production des documents non classifiés détenus par le préfet du Var, sans que ces pièces soient communiquées à [Ouadah], pour être ensuite statué ce qu’il appartiendra sur les conclusions de la requête ; que, par ailleurs, dans l’hypothèse où le préfet établirait que les documents réclamés par le requérant seraient classifiés, en tant que tels, « confidentiel défense », il lui appartiendrait de communiquer au Tribunal tous éléments sur la nature des informations écartées et les raisons pour lesquelles elles le sont, de façon à permettre au Tribunal de se prononcer en toute connaissance de cause, sans porter atteinte directement ou indirectement au secret de la défense nationale ; »

D É C I D E :

  • Article 1er : Est ordonnée avant dire droit, tous droits et moyens des parties étant réservés, la production par le préfet du Var au Tribunal administratif de Toulon et selon les conditions précisées dans les motifs de la présente décision, de l’intégralité de l’enquête diligentée pour l’autorisation d’accès de O. C. au centre pénitentiaire de Toulon-La Farlède et l’avis émis par le préfet du Var dans le cadre de cette enquête. Cette production devra intervenir dans un délai d’un mois à compter de la notification de la présente décision. A défaut, et dans l’hypothèse où ces documents seraient classés « confidentiel défense » le préfet du Var communiquera au Tribunal, selon les mêmes modalités, tous éléments sur la nature des informations écartées et les raisons pour lesquelles elles le sont, de façon à permettre au Tribunal de se prononcer en toute connaissance de cause, sans porter atteinte directement ou indirectement au secret de la défense nationale.

28 juin 2011 – Audience au TA

La seule réaction de la préfecture du Var à la décision précédente du TA consiste en un mémoire enregistré le 4 janvier 2011, dans lequel elle réitère ses observations sans apporter le moindre éclaircissement complémentaire sur la nature des pièces écartées et sur les raisons de leur exclusion.

L’affaire revient donc le 28 juin 2011 devant le TA du Var, qui prononce sa décision le 16 décembre 2011.

16 décembre 2011 – Décision du TA

D É C I D E :

  • Article 1er : La décision du préfet du Var en date du 07 août 2008 est annulée.
  • Article 2 : Il est enjoint au préfet du Var de communiquer à [Ouadah], dans un délai d’un mois à compter de la notification du présent jugement et sous réserve de l’occultation des seules mentions dont la divulgation serait de nature à porter atteinte à la sécurité publique ou au secret de la défense nationale, l’avis réservé émis dans le cadre de la procédure d’autorisation d’accès au centre pénitentiaire de Toulon-La Farlède ainsi que l’enquête effectuée au titre de cette procédure, sous astreinte de 50 (cinquante) euros par jour de retard.

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, le tribunal considère que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 000 euros au titre des frais exposés en cours d’instance par le requérant et non compris dans les dépens.

Ouadah parviendra-t-il à connaître la raison qui lui a fait perdre son autorisation de pénétrer dans la prison ? Combien de démarches lui faudra-t-il encore effectuer pour découvrir ce qui lui est reproché ? Et comment comprendre l’obstination de l’administration à ne pas répondre à cette simple question ? ...

... la réponse révèlerait-elle un comportement discriminatoire ?

Maître Bruno Bochnakian et François Nadiras de la Ligue des droits de l’Homme.(T.T.)

Libertés individuelles mises à mal

commentaire de Thierry Turpin, La Marseillaise, 18 janvier 2012 [6]


Au départ, il y a déjà un cas bien symptomatique : celui de Ouadah, citoyen français ordinaire au casier judiciaire on ne peut plus vierge – c’est-à-dire n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation. Mais sur lequel va semble-t-il s’acharner l’autorité administrative sans vouloir en avouer les raisons. En invoquant « simplement » le « secret Défense ». Et en laissant du coup sérieusement planer le doute sur l’intégrité de cet individu, et sur la menace éventuelle qu’il aurait pu représenter quant à la sécurité de l’Etat.
Il est à souhaiter en tout cas que cette décision préfectorale n’ait pas été motivée par les seules convictions religieuses de l’intéressé ou bien par le degré de sa pilosité faciale. Sans quoi, il y aurait matière à parler légitimement de discrimination. Pour l’instant l’on doit se contenter d’évoquer un fichage intempestif.
Me Bruno Bochnakian insiste d’ailleurs longuement sur les dangers pour les libertés individuelles qui résultent de l’extension inconsidérée du fichage de la population. Et des dérives auxquelles la multiplication des interconnexions donne lieu. Ici cela a abouti à un licenciement. Qu’en sera-t-il demain pour d’autres ?
D’autant que, comme le précise l’avocat toulonnais, à l’heure où naissent un peu partout (comme à La Crau, par exemple) des comités de quartier constitués de citoyens chargés de surveiller leurs congénères – et où aussi la vidéosurveillance gagne du terrain –, les fiches sont appelées à se multiplier. Mieux vaut par conséquent ne pas trop cumuler de signes qui pourraient ouvrir droit à la suspicion. Pour Ouadah, la barbe, le charisme et la foi religieuse ont apparemment suffi à faire de lui un probable islamiste prosélyte.
Un fichage qui ne décrit pas ce jeune homme comme « profondément imprégné des valeurs de la République », comme le précise, lui, François Nadiras de la Ligue des Droits de l’Homme. Si cela ne vaut pas caution morale, la nuance est d’importance.

Déjà en 2005, les frères Skikar à la base navale

par Damien Allemand, Var-matin, le 18 janvier 2012


L’affaire Ouadah a un précédent. Également à Toulon. En 2005, Khalid et Rachid Skikar, deux vigiles, ont été licenciés du jour au lendemain du site de la base navale de Toulon pour des fréquentations salafistes supposées. Les deux hommes travaillaient depuis plusieurs années pour une société de gardiennage, chargée de la surveillance des accès aux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). L’État reprochait notamment à l’un des frères de fréquenter une mosquée d’obédience « extrémiste » ce qui aurait pu « l’exposer à des pressions, des manipulations ou à une influence, même à son insu ».

P.-S.

Mise à jour le 5 juillet 2012

Suite à une convocation qui lui avait été adressée, Ouadah, accompagné de son avocat, Me Bruno Bochnakian, s’est présenté le mardi 26 juin 2012 à la préfecture de Toulon, afin que leur soit “communiquées” les pièces de procédure et d’enquete ayant conduit à lui interdire l’accès au centre pénitentiaire de Toulon-La Farlède, conformément à la décision prononcée le 16 décembre 2011 par le Tribunal administratif de Toulon.

Ils ont été reçus par deux fonctionnaires qui leur ont annoncé que la “communication” se limiterait à la simple lecture de quelques pièces, sans même pouvoir en obtenir une copie…

Pour la préfecture du Var, la portée du verbe “communiquer” est pour le moins limitée…

Dans ces conditions, Ouadah et son avocat ont préféré quitter les lieux.

Maître Bochnakian a introduit une action en référé pour demander que la Préfecture se plie enfin à son injonction de communiquer son entier dossier.


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP