faciliter les échanges de données entre administrations, au nom de la simplification


article de la rubrique Big Brother > l’administration et les données personnelles
date de publication : samedi 18 décembre 2010
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Les 13 et 14 décembre 2010, le Sénat a adopté en première lecture le projet de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, proposé par le député UMP Jean-Luc Warsmann et adopté par l’Assemblée nationale en décembre 2009.

En vue de remédier aux lenteurs administratives, son article 2 prévoit l’établissement d’un système d’échange de données nominatives entre les différentes administrations françaises. Présenté comme devant permettre à l’usager d’éviter d’avoir à fournir plusieurs fois les mêmes documents à différentes administrations, le flou de sa formulation inquiète des défenseurs des libertés [1]. Lors du passage du projet de loi à l’Assemblée Nationale puis au Sénat, des parlementaires de gauche avaient déposé des amendement de suppression de cet article qui ont tous été rejetés.

Selon Delphine Batho, député PS des Deux-Sèvres, « le texte tel qu’il est rédigé actuellement laisse comme possible interprétation l’interconnexion des fichiers des différentes administrations, ce qui n’est pas conforme à la loi informatique et liberté de 1978. » [2]

Ci-dessous : l’article 2 de la proposition de loi Warsmann, suivi de l’article qu’il modifie, puis des commentaires de la sénatrice Nicole Borvo Cohen-Seat et de Gilles Guglielmi, professeur à l’université Paris-II.


Voir en ligne : adoption de la proposition de loi par l’Assemblée nationale

Article 2 de la proposition de loi Warsmann
 [3]

Version adoptée en première lecture, en décembre 2009 par l’Assemblée nationale, puis en décembre 2010 par le Sénat.

Avant l’article 16 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, il est ajouté un article 16 A ainsi rédigé :

« Art. 16 A. – I. – Les autorités administratives échangent entre elles toutes informations ou données strictement nécessaires pour traiter les demandes présentées par un usager.

« Une autorité administrative chargée d’instruire une demande présentée par un usager fait connaître à celui-ci les informations ou données qui sont nécessaires à l’instruction de sa demande et celles qu’elle se procure directement auprès d’autres autorités administratives françaises, dont elles émanent ou qui les détiennent en vertu de leur mission.

« L’usager est informé du droit d’accès et de rectification dont il dispose sur ces informations ou données.

« Les échanges d’informations ou de données entre autorités administratives s’effectuent selon des modalités prévues par un décret en Conseil d’État, pris après avis motivé et publié de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui fixe les domaines et les procédures concernés par les échanges d’informations ou de données, la liste des autorités administratives auprès desquelles la demande de communication s’effectue en fonction du type d’informations ou de données et les critères de sécurité et de confidentialité nécessaires pour garantir la qualité et la fiabilité des échanges. Ce décret précise également les informations ou données qui, en raison de leur nature, notamment parce qu’elles touchent au secret médical et au secret de la défense nationale, ne peuvent faire l’objet de cette communication directe.

« II. – Un usager présentant une demande dans le cadre d’une procédure entrant dans le champ du dernier alinéa du I ne peut être tenu de produire des informations ou données qu’il a déjà produites auprès de la même autorité ou d’une autre autorité administrative participant au même système d’échanges de données. Il informe par tout moyen l’autorité administrative du lieu et de la période de la première production du document. Le délai de conservation des informations et données applicable à chaque système d’échange est fixé par décret en Conseil d’État.

« III. – Lorsque les informations ou données nécessaires pour traiter la demande ne peuvent être obtenues directement auprès d’une autre autorité administrative dans les conditions prévues au I ou au II, l’usager les communique à l’autorité administrative. »

Article 16 de la loi n°2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations [4]

Toute personne tenue de respecter une date limite ou un délai pour présenter une demande, déposer une déclaration, exécuter un paiement ou produire un document auprès d’une autorité administrative peut satisfaire à cette obligation au plus tard à la date prescrite au moyen d’un envoi postal, le cachet de la poste faisant foi, ou d’un envoi par voie électronique, auquel cas fait foi la date figurant sur l’accusé de réception ou, le cas échéant, sur l’accusé d’enregistrement adressé à l’usager par la même voie conformément aux dispositions du I de l’article 5 de l’ordonnance n° 2005-1516 du 8 décembre 2005 relative aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives et entre les autorités administratives. Ces dispositions ne sont applicables ni aux procédures régies par le code des marchés publics, ni à celles relevant des articles L. 1411-1 et suivants du code général des collectivités territoriales, ni à celles pour lesquelles la présence personnelle du demandeur est exigée en application d’une disposition particulière.

Les modalités d’application du présent article sont fixées par décret en Conseil d’Etat.

Trois questions à la sénatrice Nicole Borvo Cohen-Seat, présidente du groupe Communiste, Républicain, Citoyen

par Margot Nadot, Témoignage chrétien, le 14 décembre 2010 [2]


  • TC : Dans l’amendement, vous pointez du doigt les « possibilités infinies d’exploitation et de croisements des données hors de l’assentiment des personnes concernées », pourriez-vous préciser ce que vous redoutez et dénoncez parmi ces "possibilités d’exploitation" ?

Si l’article 2 est adopté, tous les fichiers administratifs – à l’exception de ceux exclus par un décret en Conseil d’État - pourront devenir accessibles à toutes les autres administrations : un domaine donc a priori très vaste, surtout que nous ne connaissons pas la teneur de ce futur décret.

Qui dit accessibilité à un tel réseau de données dit de fait « interconnexions » possibles. Cette disposition fait donc peser des dangers sur les libertés individuelles et sur le droit respect de sa vie privée. Les quelques limites apportées dans l’article 2 ne suffiront pas.

De plus, elle aurait mérité pour le moins un débat et non un simple article au détour d’un texte « fourre-tout ». Le rapport de la Commission des lois au Sénat évoque d’ailleurs à propos de l’article 2 une « réforme majeure ».

Notre inquiétude est encore plus grande au regard du contexte. On assiste en effet à une multiplication des fichiers et des échanges de données depuis 2002 notamment. On le voit encore avec la LOPPSI II.

  • TC : Quels dispositifs de contrôle de l’exploitation du croisement de ces données existe-t-il si cet article n’est pas supprimé ?

Le contrôle de l’exploitation du croisement de ces données est tout à fait insuffisant. On sait ce qu’il en est par exemple du STIC : un accroissement permanent des données et leur non rectification ou effacement.

La CNIL elle-même a eu l’occasion de souligner, à propos précisément des informations détenues par les administrations (rapport 2001), les difficultés pour « garantir la confidentialité des informations si elles deviennent accessibles à un très grand nombre d’utilisateurs » ou pour « éviter des détournements de finalité lorsque des informations collectées pour des fins différentes se voient rassemblées dans une base commune ».

Rappelons que les élus (les maires), les professionnels de l’action sociale, de la santé, de l’éducation se voient déjà imposer des obligations de délation par certains textes de loi.

En outre, quelle garantie avons-nous que ces données ne franchiront pas le périmètre administratif ou les frontières du pays ?

  • TC : Est-ce qu’on peut, selon-vous, faire un rapprochement entre cet article du projet de loi et le projet SAFARI
     [5] qui a suscité une vive réaction populaire et débouché sur la création de la loi informatique et liberté en 1978 ?

Effectivement, il est possible de faire un rapprochement entre les dispositions prévues par cet article et le projet SAFARI, heureusement abandonné à l’époque devant l’indignation qu’il avait suscité.

Nouveau SAFARI, ou "la chasse à l’usager est ouverte".

par Gilles Guglielmi [6]


Comment remettre en question le principe fondateur de la surveillances des atteintes aux libertés publiques et individuelles par l’usage des fichiers informatisés ?

Il y a quarante ans, la CNIL était née de la volonté de ne pas autoriser les croisements de données entre administrations publiques sur la base d’un identifiant nominatif unique (le n° Insee, en clair).

La réponse est là aujourd’hui : dites "simplification du droit". Sous ce nouveau sésame, tous les fichiers s’ouvriront et permettront de donner de votre personnalité, de vos richesses et de vos faiblesses une image instantanée... mais durable.

En témoigne l’article 2 de la proposition de loi "Warsmann" de simplification et d’amélioration du droit.

Le principe devient donc la recherche des données par les administrations, et l’exception la fourniture par l’usager. On voit très bien la logique qui se profile et la hiérarchisation des valeurs qu’elle sous-tend. Evidemment pour que cette recherche soit efficace et atteigne l’objectif de simplification, il faut que le croisement des fichiers soit maximal.

Bien sûr, ce modus operandi est réservé aux "demandes" des usagers. Ils demeurent toujours libres de ne pas être tracé en ne demandant rien aux administrations publiques : ni papiers d’identité, ni certificats, ni bénéfice de leurs droits, etc.

Il ne reste plus qu’à espérer que les amendements de suppression seront adoptés, notamment celui de Madame Borvo Cohen Seat, motivé le plus clairement : "Les auteurs de cet amendement estiment que l’échange d’informations entre les administrations ouvrent des possibilités infinies d’exploitation et de croisements des données hors de l’assentiment des personnes concernées".

P.-S.

Dossier législatif sur le site de l’Assemblée nationale :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/amelioration_qualite_droit.asp

Dossier législatif sur le site du Sénat :
http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl09-130.html

La proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale le 7 août 2009 :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion1890.asp

Compte-rendu des débats à l’Assemblée nationale le 1er déc 2009 :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2009-2010/20100072.asp#ANCR200900000081-00853

Compte-rendu des débats au Sénat le 13 décembre 2010 :
http://www.senat.fr/seances/s201012/s20101213/s20101213010.html#section1095

Notes

[1Le Collectif National Unitaire Antidélation cite l’exemple de l’article 11 de la loi RSA qui a autorisé « le recueil d’informations strictement nécessaires » entre la CAF, les Conseils Généraux, Pole-Emploi et qui est devenu, par le décret d’application, le grand fichier national et local « @RSA ».

[2« Loi Warsmann : la peur d’un grand fichier national », par Margot Nadot, Témoignage chrétien, 14 décembre 2010 – http://temoignagechretien.fr/ARTICLES/Societe/Loi-Warsmann-la-peur-dun-grand-fichier-national/Default-18-2277.xhtml

[3Citons également :

Article 2 bis de la proposition de loi Warsmann
Article ajouté par le Sénat, en décembre 2010.

À l’article 16‑1 de la loi n° 2000‑321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, le mot : « administrative » est remplacé par le mot : « compétente ».

Article 16-1 de la loi n° 2000‑321

L’autorité administrative est tenue, d’office ou à la demande d’une personne intéressée, d’abroger expressément tout règlement illégal ou sans objet, que cette situation existe depuis la publication du règlement ou qu’elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date.

[5À l’étude en 1974, le projet SAFARI (Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus) projetait l’interconnexion des fichiers nominatifs de l’administration grâce au Numéro d’Identification au Répertoire qui sert notamment de numéro de sécurité sociale.

[6« Nouveau SAFARI, ou "la chasse à l’usager est ouverte" », lundi 1er novembre 2010 .
http://www.guglielmi.fr/spip.php?breve513


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