Le 12 décembre 2015, la Ligue des droits de l’Homme de la région PACA avait organisé une “journée de formation” consacrée à la laïcité. Elle avait invité une sociologue, Françoise Lorcerie, ainsi que Daniel Boitier, animateur du “groupe de travail laïcité” de la Ligue des droits de l’Homme.
Ce dernier a accepté (merci Daniel !) de nous communiquer le résumé de son intervention — vous le trouverez ci-dessous. Dans son exposé, il a déploré le développement d’une « laïcité identitaire qui risque, d’interdits en interdits, de légitimer une politique d’exclusion »
Nous disons à la LDH qu’il nous faut défendre la loi de 1905 et qu’elle est aujourd’hui menacée par ceux qui veulent en faire un instrument contre une certaine catégorie de la population : les citoyens d’origine arabo-musulmane.
Défendre la loi de 1905, c’est d’abord montrer comment et pourquoi cette loi de séparation s’est aussi affirmée dans la défense de la liberté (liberté de conscience et liberté de culte). Il faut ensuite, en analysant un second moment de notre histoire récente, montrer la mise en place d’une laïcité détournée dans un sens identitaire et autoritaire.
Le moment 1905
Le moment 1905 peut être analysé en reliant la loi de 1905 à l’élaboration d’une série de lois de liberté. Dans les années 1880, lois sur la liberté de la presse, loi sur la liberté syndicale… On notera que cette construction se heurte à de très forts conflits. Clemenceau voit la France à la limite de la guerre civile : affaire Dreyfus, attentats anarchistes, intransigeance de l’Eglise Catholique. Les divers projets de lois laïques se ressentent de cette situation de conflit, et par exemple le projet Combes de 1904 est explicitement autoritaire et l’esprit anticlérical anime d’autres projets, comme celui du dépité Allard.
La méthode de Briand et Jaurès fut celle d’un large débat où il s’agissait de discuter avec l’opposition elle-même. Pour Jaurès, il fallait éviter les « anathèmes stériles ». Il était conscient que « le conflit profond entre les croyances traditionnelles et la pensée libre ne (serait) pas résolu mais (que) le milieu de liberté où il pouvait se résoudre (serait) créé. »
Il s’agissait donc, avec la loi de 1905, d’assurer la liberté de conscience et de culte. Il fallait pour cela en finir avec le Concordat et les religions « reconnues », ainsi qu’avec le financement des cultes. En contrepartie, l’article 4 garantit l’autonomie cultuelle des Eglises. L’égalité entre les citoyens (croyants ou non) se trouve ainsi garantie par la forme séparatiste adoptée dans le rapport entre les Etats et les Cultes.
La loi de 1905 est une étape dans la sécularisation du pays. On note cependant que la guerre de 14-18 sera un frein à ce processus : le décret Malvy de 1914 autorisant le retour individuel des congrégationnistes en est un indice. On peut aussi penser que l’Eglise catholique, en faisant légaliser en lieu et place des « associations cultuelles » (voulues par de Pressensé), des « associations diocésaines » commence à mettre en place cette catho-laïcité privilégiant l’Eglise catholique dans le rapport à l’Etat.
Le moment 2004
A la fin des années 1990 et au début des années 2000, le débat sur la laïcité se focalise sur les musulmans et en particulier sur le voile. Au Congrès de Clermont (1997) la LDH s’interrogeait sur « les motivations exactes » de ceux qui plaidaient pour « une soumission ( des musulmans) à un modèle loin d’être parfait ». Cette séquence marquée par l’avis du Conseil d’Etat de 1989, la circulaire Bayrou de 1994, conduisait à la loi de 2004 sur les signes religieux à l’Ecole , loi que la LDH réputait « inutile et dangereuse ». Nous mettions en garde sur les discriminations en particulier à l’égard des femmes.
Le débat de 2004 renvoyait à des éléments essentiels du débat autour de la loi de 1905. Radicaux et socialistes avaient un point de désaccord sur le rôle des structures intermédiaires dans la construction des sujets. A récuser de manière apriorique la fonction des communautés dans le processus d’émancipation des individus, on tombe dans une forme abstraite d’émancipation. La LDH de congrès en congrès insistait alors sur le « pluralisme culturel ».
Le contexte des années 2000 lie des éléments de politique internationale (attentat de New York, en 2001), nationaux (Le Pen au second tour des élections présidentielles). Comme en réponse à ces tensions, se constitue une forme identitaire de laïcité (rapport Baroin 2003) qui oppose droits de l’Homme et laïcité. Une tendance concordataire fait retour et s’accentue dans la volonté de contrôle étatique de l’islam. La loi de 2010 sur la dissimilation du visage, présentée comme une loi de sureté publique participe de l’invention d’une « question » musulmane … D’autres propositions de lois suivent. Toujours d’interdiction et concernant toujours les musulmans et jusqu’à la phobie le voile (à l’Université, dans les entreprises privées). On constate que parallèlement l’élément du social, cher à Jaurès, s’éloigne, que les réalités sociales sont de plus en plus ethnicisées et que le pays se fragmente malgré l’invocation ritualisée des valeurs de la République.
Notre actualité la plus immédiate parait découler de cette falsification et de ce détournement d’une laïcité qui tend à devenir le cheval de Troie du racisme. Nous sommes sur une ligne de crête. D’un côté, nous risquons de tomber dans une segmentation où certains, acceptant le repli, caressent des projets de développement séparé… de l’autre dans une laïcité identitaire qui risque, d’interdits en interdits, de légitimer une politique d’exclusion.
Défendre la loi de 1905 contre les dérives concordataires et autoritaires, défendre la loi contre les travestissements identitaires, c’est tenir bon sur la loi qui en séparant Etat et cultes dessine un espace de débat démocratique.
Daniel Boitier