délits de torture, par Michel-Antoine Burnier


article de la rubrique torture
date de publication : samedi 12 juin 2004
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À quoi sert la torture ? En général à pas grand-chose, si ce n’est à faire se lever d’autres rebelles et d’autres haines. Mais le spectacle abject des prisonniers irakiens tourmentés nous livre au moins quatre enseignements.

Cet article de l’écrivain et journaliste Michel-Antoine Bunier a été initialement publié dans Libération.


Premier enseignement : Sartre avait raison, la guerre de type colonial engendre inévitablement le terrorisme qui, en retour, déchaîne la torture. A cela se joignent les manipulations de l’humiliation et de la peur où l’occupant croit se faire homme, ou se rassurer, en fabricant des sous-hommes. On l’a vu à Madagascar, en Indochine française, massivement en Algérie comme lors de la guerre américaine au Vietnam.

Certes, dans son principe, l’engagement des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne en Irak ne relève pas du colonialisme à proprement parler : il avait pour premier objectif d’abattre la dictature la plus effroyable d’un Proche-Orient blasé en la matière. Pourtant, dans un deuxième temps, Donald Rumsfeld a vite retrouvé le vieux langage impérial que tenaient les IIIe et IVe Républiques à leurs possessions asiatiques et africaines : « Nous avons pour mission de vous civiliser et de vous développer. Juré, nous partirons quand vous serez semblables à nous. Jusque-là, nous ne vous traiterons pas comme nous. »

A partir du moment où l’armée d’un pays développé occupe unilatéralement un pays pauvre, la mythologie et les comportements coloniaux, torture comprise, s’imposent d’eux-mêmes.

Question : les Américains parviendront-ils à éradiquer cette gangrène qui ronge leur armée ? Pendant la guerre d’Algérie, le général De Gaulle, André Malraux et Edmond Michelet, ses ministres, l’ont tenté, discrètement mais parfois fermement. Ils n’y sont pas parvenus.

Deuxième enseignement : en Occident, les droits de l’homme ont considérablement progressé depuis un demi-siècle. Chacun a souligné le courage des médias américains qui ont dénoncé aussitôt l’affaire et publié les photos. A contrario, souvenons-nous une fois de plus de notre guerre d’Algérie, la torture généralisée mais aussi les « corvées de bois », les massacres collectifs, les camps de regroupement qui rassemblaient jusqu’à un million de personnes déplacées, avec une mortalité infantile effroyable.

Cette guerre dura huit ans. Pas une photo. L’écrasante majorité des journaux, comme l’unique chaîne de télévision gouvernementale, n’en a jamais parlé. Ceux qui l’ont fait ont été saisis. Sous le socialiste Guy Mollet et son garde des Sceaux François Mitterrand, comme sous le général De Gaulle, l’Express, France Observateur, Libération, l’Humanité, les Temps modernes, Témoignage chrétien et quelques autres paraissaient avec des trous blancs dans le texte : c’était la censure.

L’opinion française n’a pas été informée, sinon par des rumeurs que recouvrait la propagande sur les horreurs réelles ou supposées du FLN. L’équivalent des informations de la presse américaine d’aujourd’hui, on ne pouvait alors le trouver que dans des livres et des journaux interdits, à tout petits tirages et qui pouvaient valoir la prison à leurs diffuseurs. Pour savoir, il fallait vraiment le vouloir.

La classe politique et la grande presse n’ont admis l’existence des abominations qu’il y a quelques années, avec le mouvement des jeunes historiens et les très tardifs aveux des généraux Massu et surtout Aussaresses. Les hommes politiques responsables de cette guerre, droite ou gauche, n’ont jamais reconnu les faits ni leur sinistre complicité. Quant à leurs prudents successeurs, ils ont attendu leur disparition pour s’indigner.

Question : si l’on découvrait que, comme il y a cinquante ans, l’armée française passe encore des suspects à la gégène, nos médias le publieraient-ils ?

Troisième enseignement : on ne pardonne rien aux démocraties. Il n’existe pas un pays musulman où l’on ne torture beaucoup plus cruellement que dans la prison d’Abou Ghraib. Où sont les photos des prisons d’Arabie Saoudite, d’Egypte, de Syrie ou du Pakistan ? Où sont les protestations, les intellectuels, les cours martiales ? Pour huit morts suspects en détention, on accable davantage les Etats-Unis que le Soudan pour un million de cadavres. Deux poids, deux mesures ? Oui. On ne se donne pas impunément en vitrine au monde. C’est l’honneur des pays libres de mal tenir leurs secrets, même les plus honteux.

Question : en s’indignant hypocritement de ce que l’Occident ne respecte pas les droits de l’homme, ses adversaires ne lui rendent-ils pas un implicite hommage ?

Quatrième enseignement : vous imaginiez-vous qu’une femme puisse trouver du plaisir à humilier un prisonnier nu ? Faire la guerre, tuer, passe encore, mais forcer un homme à se branler devant des militaires qui ricanent et qui frappent, voilà autre chose. C’est tellement un truc de mecs sauvages depuis la nuit des temps. Eh bien, pas du tout : la célèbre soldate Lynndie England nous en a donné la démonstration sur d’écoeurantes photos. Elle n’est pas la seule. On a pu aussi voir la soldate Sabrina Harman penchée sur un cadavre tuméfié recouvert de glace et, souriant sous ses accroche-coeurs, lever son pouce ganté en signe de victoire. Faut-il rappeler que les cadavres que l’on conserve dans les prisons ne sont pas tous dus à une mort naturelle ? Selon la formule la plus fameuse de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient ». A leur façon, nos jeunes tortionnaires de l’armée américaine ne le sont pas devenues.

Sortez une fille de ses habitudes, substituez à son éducation familiale une énergique formation militaire, habillez-la en soldat et jetez-la dans une guerre, vous obtiendrez une brute, catégorie abusivement réservée aux soudards masculins. La démonstration va plus loin. Elle confirme ce qu’une avant-garde féministe affirme de façon plus aimable. Dans un livre collectif à paraître [1], la romancière Isabelle Sorente explique : « Je ne suis ni homosexuelle ni bisexuelle ni hétérosexuelle, je suis un humain sexué [...] aimant d’autres humains sexués et leurs façons singulières de jouir et faire jouir. Je rends grâce aux différences physiques comme à autant de témoignages amoraux de la diversité humaine. Il n’est pas question de nier la singularité ; il est impossible de la réduire au genre. Je ne suis pas née femme, je ne deviendrai pas homme, je suis une créature. »

Remplacez amour par guerre et jouir par tuer : le raisonnement se tient et, parce qu’il s’agit d’une intrusion réussie dans un domaine qu’on croyait exclusivement mâle, il en devient plus convaincant. Considérons la force de la preuve tout en regrettant sa puanteur. La distinction entre victimes et bourreaux sépare davantage les humains que le genre. Les postféministes ont raison : la femme n’existe pas.

Question : après pareille démonstration, sous quel prétexte empêcher les homosexuels de se marier ?

Notes

[150 idées qui ont frappé le monde de 1945 à nos jours, Nova-La Martinière, à paraître à l’automne.


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